Andrée – ma femme

C’était en 1860. Le Bey Ayoub Nakhlé, président de la municipalité de Jbeil-Byblos (la troisième en date au Liban) recevait dans sa spacieuse et belle demeure construite par un architecte Italien, sur un vaste terrain planté de toutes espèces : orangers, abricotiers, figuiers, palmiers, vigne etc…

La demeure était élevée sur le flanc de la colline qui monte de cimes en cimes pour atteindre les sommets aux neiges éternelles, jusqu’à Laklouk qui fait suite à la montagne des cèdres au Nord et se poursuit jusqu’au Sannine au Sud.
C’était ce jour là une grande fête: des dizaines de narguilés étaient à la disposition des fumeurs. Le hall était spacieux et la terrasse aussi ; tout le village recevait les hôtes du bey Ayoub Nakhlé : une délégation française à la tête de laquelle était un éminent savant, historien, archéologue M. Ernest Renan.

Une grande foule se trouvait dans cette maison où des serviteurs couraient de tous les côtés pour bien et généreusement recevoir les hôtes…

M. Renan venait en mission au Liban envoyé par Napoléon III, Empereur des Français. Nous étions en 1860 sous l’occupation ottomane, un occupant dont les sous-ordres faisaient les dictateurs, vandales, tueurs, accapareurs et n’avaient aucun sens de la culture et de la civilisation. A cette date, Renan était venu retrouver, rechercher les vestiges de l’antique Byblos et de la civilisation Phénicienne depuis l’île de Arouad au Nord jusqu’à Tyr au Sud. Renan venait de délimiter les champs de fouilles tout au long du côté Est de la Méditerranée, et la montagne jusqu’à Baalbek, l’ancienne Héliopolis.

Les mets les plus délicieux étaient servis sur la table du bey, les mezzés, les douceurs orientales si réputées et l’on fumait, bavardait, se réjouissait avec ces Français si distingués et si aimables.

La délégation demeura un an entre Byblos, Amchit, Ghazir et le reste du Liban. Cette même année là, 1860, naissait un petit enfant, Yoakim Nakhlé, qui sera plus tard un des plus brillants médecins du Liban, en la Faculté de médecine attachée à l’Université de Lyon. Ce médecin hérita de son père Ibrahim et de son oncle Ayoub toutes les qualités, la générosité, l’amour du prochain etc.… tellement qu’il en devint un symbole, un mythe et qu’à son tour, il présida la municipalité de Byblos leur ville chérie.

Yoakim eut une grande famille qui s’éparpilla un peu partout dans le monde, émigrant de tous les côtés. Son fils aîné qui hérita de son père, devint médecin lui aussi et fit ses études à Beyrouth dans la même Faculté que son père. Il fut élu également président de la municipalité. Ainsi s’étaient succédé trois générations qui tout au long d’un siècle s’occupèrent du bien public et furent aimés par leurs concitoyens. Le dernier des trois lors d’un voyage en France se maria avec une fille de la bonne société française. Ils eurent un seul enfant, une petite fille, choyée, aimée dans cette maison accueillante : tout le monde la gâtait, l’amusait, des serviteurs s’occupaient vraiment bien d’elle puisqu’elle était unique.

Les cadeaux de toutes sortes, les poupées, tout ce qu’elle voulait était à sa disposition. Dans cette grande maison, il y avait une annexe qu’on appelait ‘la chambre du Patriarche’ (celui des Maronites) personne n’y entrait sauf sa Béatitude le Patriarche deux fois l’an : la première en quittant sa résidence de Bkerké siège du Patriarcat, se dirigeant vers le Nord, à Hasroun pour passer l’été. Il était alors reçu tout au long de ce parcours par tous les maronites et autres. Les voitures n’étaient ni confortables ni rapides ; le Patriarche s’arrêtait une nuit dans la maison du bey où il avait aussi sa ‘Capella’ petite chapelle, au début de l’hiver, il y passait une autre nuit en rentrant vers Bkerké. Vous vous imaginez, le monde, la foule, les réceptions, les curés, moines, notables etc… qui venaient baiser la main de sa Béatitude et lui présenter leurs vœux… A l’époque, le Liban entier était un grand village ; les gens s’aimaient, participaient à tous les événements. Il n’y avait pas de radio, et les communications étaient assez difficiles.

C’est dans cette ambiance là à Byblos, dans ce faste unique, qu’une petite fille avait ouvert les yeux à l’existence.
Petite, elle aimait courir avec les gamines et gamins de son âge dans les garrigues, cueillir des fleurs, boire l’eau de certaines sources ‘Aïn’. Elle aimait jouer avec ses poupées. Elle en avait reçu de France de très belles, que les enfants du voisinage venaient admirer. Dans ce luxe pittoresque, dans ce lieu si agréable, entourée de personnes dévouées et aimables, elle avait grandi, la fille du bey, son unique. A l’âge de partir à l’école, la famille trouva à Beyrouth une maison moins spacieuse que celle de Byblos, non loin de l’école des Sœurs de la Sainte Famille Française.

Dans ce quartier à Achrafieh, il y avait déjà plein de locataires de Byblos. C’était leur coin privilégié.

Andrée se dirigea tous les matins vers l’école avec son cartable, son ardoise, et toute la trousse scolaire ; elle était très studieuse, très appliquée ; mais le sort voulut qu’elle s’absente souvent à cause des crises d’asthme qu’elle endura ; on dût la soigner chez les meilleurs spécialistes de la capitale, à l’Hôtel Dieu, à l’Université américaine, etc… quelquefois elle passa des nuits blanches et le lendemain elle devait rester à la maison. Elle souffrit bien souvent la petite. Elle était pourtant le bonheur, la joie de sa mère et de son père. On dût lui amener à la maison une institutrice pour lui enseigner les leçons de l’école : elle put recevoir ainsi la formation qui lui sera nécessaire pour s’aventurer dans la vie.
Adolescente, jeune fille au visage agréable, au corps bien sculptée, belle en un mot, riche et de bonne famille avec en plus un caractère calme, plutôt méditative, peu exigeante, compréhensive, aimable et active…, elle attira les prétendants,
Un fils de ministre fut l’heureux élu auquel on pensa, mais la chance ne sourit pas à Andrée, son époux mourut tout jeune à la suite d’un accident. Andrée se retrouva seule chez son père et sa mère. Puis les tristes moments passèrent, l’oubli effaça les souvenirs …et la vie reprit…

Andrée décida alors d’apprendre un métier, de poursuivre une carrière… Que choisir ? Un métier pour une fille où elle pourrait prouver son habilité, montrer ses capacités et être toujours à l’ordre du jour suivant toutes les évolutions de la mode etc…

Elle opta pour la haute couture, l’habillement, etc… une carrière que l’on pouvait poursuivre dans l’intimité, chez soi… un dialogue avec l’aiguille, les fils et le goût… un travail de patience, toute pièce se réalise par étapes entre les doigts, des doigts de fée…

Elle trouva une école- atelier à Beyrouth. Elle s’y inscrivit et en peu de temps l’élève se vit supérieure à ses professeurs… elle décida alors de se perfectionner et de s’accomplir dans cette carrière. Elle se dirigea vers Paris… elle fut acceptée chez Coco Chanel où des milliers de filles travaillaient. Oui, mais à Paris, elle aura la grande nostalgie du Liban, de sa mère, de son père…

Elle déjeuna souvent dans les restaurants libanais de la capitale ; elle y écouta Feyrouz notre vedette internationale et larmoya d’émotion…

Et là, chez Coco Chanel, elle apprit plein de choses. Coco eut besoin d’elle à plusieurs reprises. Des vêtements orientaux, des costumes libanais etc… le Tantour Phénicien, ou Libanais au temps des Emirs, les costumes des Bédouines etc…
Plusieurs années de sérieuse formation. Elle assista aux défilés, étudia tout ce qui était exposé dans les vitrines et grands magasins, chercha dans les librairies des patrons, des méthodes d’enseignements, l’histoire et l’évolution du costume à travers les âges, les draperies, le textile… elle y devint un maître et un artiste.

Et quand on sait que l’être humain est vêtu d’un ‘fil tissé’ de plusieurs kilomètres de longueur !… L’homme des cavernes avait du génie : il en eut vite assez des peaux de bêtes et comme ses rejetons pourront un jour découvrir l’alphabet dans leur évolution, lui, en observant l’araignée filer et former une trame et entrelacer ses fils et obtenir ainsi un objet, une chose différente d’un fil, une surface belle et bien formée pour couvrir, draper, mouler un corps humain etc… et en entrelacer les doigts de ses deux mains, il eut l’idée géniale de créer un métier avec un châssis formé de quatre branches droites : l’histoire on peut se l’imaginer comme on veut : les hommes tondant les moutons, des femmes lavant la laine, d’autres avec leurs fuseaux et quenouilles, filaient la laine propre… d’autres tissaient… et plus tard, avec les découvertes du murex et autres on colorait la matière pour obtenir au début des ‘habillements d’apparat’ pour les princes et déesses… et plus tard vint la démocratisation de l’habit… tout le monde y eut accès, droit et connaissance afin de produire cette luxueuse matière qu’est l’élément principal de la couture…

Longue histoire… l’habit du roi, du clergé, des magistrats, des militaires, des médecins, des confréries etc… et du peuple.
Andrée vivait et étudiait à Paris mais son âme s’évadait souvent vers la région de Byblos, ville merveilleuse ou revivaient ses souvenirs d’enfance, courant dans la vallée où le Ouâdi va se perdre dans la mer, les rochers et grottes de la plage (aïn Echteraël), les jardins fruitiers qui entouraient la maison paternelle, les tapis persans si beaux, les anciens mobiliers collections de ses aïeux aristocrates, le personnel qui l’avait adorée, choyée… l’école, sa chère maman, le soleil et le ciel de l’Orient etc…

En France, elle rendait souvent visite à ses cousins, oncles et tantes maternels. Elle avait l’habitude de prier à la rue d’ULM dans l’église Notre Dame du Liban. Elle avait sa vie d’étudiante responsable de tout l’avenir qu’elle devait affronter. N’était-elle pas l’unique et l’ultime héritière d’une grande dynastie dont tous les membres avaient émigré, voyagé ou s’étaient mariés en dehors du Liban, en Amérique, en Angleterre etc… ? Vint le moment où elle n’eut plus rien à faire en France, le retour au Liban s’imposa. Elle plia bagage et annonça son retour.

C’était à la fin des années cinquante, Beyrouth conservait encore des quartiers anciens et typiques.

Andrée loua un grand appartement en la place des Martyrs, au coin du ‘Souk des bijoutiers’ et y créa une maison de haute couture, robes de mariages, de soirées etc… au centre même de Beyrouth, non loin de l’église Saint Georges, à l’emplacement actuel de la mosquée où repose Hariri. A l’époque, les restaurants typiques étaient nombreux dans le centre ville et les petits hôtels (sans étoiles), les pensions, les pâtisseries, les cafés, les stations de taxis etc… la place des martyrs bouillonnait de vie, d’activités durant les 24 heures,… elle ne dormait jamais, les activités se poursuivaient nuit et jour. On prenait son petit déjeuner de mets typiques orientaux : le sahlab, le foûle et le hommos etc…. à midi des plats supplémentaires s’y ajoutaient et tard la nuit, la consommation se poursuivait.

Les touristes, les étrangers, les occidentaux surtout, se plaisaient dans cette ambiance. La nouvelle vie d’Andrée s’organisa à un nouveau rythme : elle devint responsable de tout un engrenage : plus de vingt employés ; les clients de tous les côtés affluèrent ; il fallut assurer les commandes des matières premières, tenir une comptabilité toujours à jour…
Mais le travail fut excellent… elle créa un cours, une méthode à elle d’enseignement de cette profession : ‘la méthode d’Andrée’ qui faisait d’une ‘novice’ en trente leçons seulement, une couturière qui sait se débrouiller. Je dis couturière, mais la couture est un monde qui nécessite bien du temps, et des peines pour l’explorer… Une couturière sait faire, réaliser, travailler ses modèles, exécuter certaines fantaisies… et voici qu’un grand nombre d’élèves vont bientôt l’assaillir, des élèves d’une classe de la société ‘épouse’ de président qui voulait aider la Croix Rouge et les associations humanitaires dans leurs œuvres… épouses d’ambassadeurs voulant aussi remplir activement leur temps… et un grand nombre de passionnés de la carrière etc… entre l’atelier, avec ses exigences, les leçons à donner, la maison familiale où le père et la mère vieillissaient… Andrée, la fille du Bey, n’avait pas un instant pour respirer…

Quand aux crises d’asthme qui avaient perturbé sa jeunesse, elles disparurent petit à petit.

Elle avait aussi un cercle d’amis qui faisaient des sorties, excursions, spectacles, fêtes, expositions etc… elle participait à la vie mondaine de l’époque.

Plusieurs prétendants se présentèrent bientôt : son refus resta catégorique : elle était bien dans sa peau et ne voulait pas se lancer dans les aventures.

Mais un jour, elle alla avec des amis, voir au Carlton l’exposition d’un peintre qui revenait d’Espagne et de France et était le compagnon d’Ichkanian, le musicien guitariste qui faisait partie du cercle.

Ce soir là, comme par hasard, un ouragan, un orage, une tempête, soufflèrent si fort qu’ils déstabilisèrent l’âme de la jeune Andrée qui visitait l’exposition. Le peintre n’était pas présent lors de la visite, mais les œuvres exposées l’impressionnèrent tant qu’elle en garda le souvenir… Il y avait parmi elles, une peinture représentant trois flamboyants rouges. L’orage se calma en une eau limpide et tranquille. Il pouvait éclater de nouveau n’importe quand. L’exposition terminée, le peintre avait emporté ses œuvres à Jounieh dans son atelier et Andrée qui s’était informée de l’artiste avait repris son travail dans le sien, place des martyrs où des clients de la haute société libanaise et arabes affluaient… et les mains et les doigts des contes de fées d’Andrée ne cessaient de réaliser de belles pièces vivantes, agréables.
La couture est un travail de créativité et de main de fée. Ces mains qui nous accompagnent toute la vie, inlassables font leur travail, mains animées, énergiques, libres, mains qui ont une âme, et qui pensent.

La main est un membre muet et aveugle, mais qui nous parle et observe… et c’est grâce à elle que l’homme a pu évoluer, grâce à ce pouce opposable aux autres doigts et qui permet toute manipulation. La main avec ses cinq doigts et la paume et le poignet est capable de se mouler sur les formes qu’elle manipule. Main gauche ou droite elles sont construites l’une comme l’autre et elles ont les mêmes aptitudes. Par les mains, nous pouvons exprimer notre amour, presser contre notre cœur les personnes chéries, ce que peuvent nos mains est infiniment varié : ces dix doigts des deux mains, couturiers, artistes, musiciens, jongleurs, etc… artisans etc… scribes, les ont agités sous tous les angles, mains agiles, souples, adroites, capables de merveilles. Les premiers contacts avec l’univers et l’existence ont été assurés par les deux mains. Avec elles, nous avons mesuré l’espace, nous avons compté, et calculé ; avec elles, nous avons modelé l’écriture ; les gestes de la main soulignent l’élan, le rythme, la mimique de la parole. Il y eut synchronie entre la voix et la main. Entre la main et l’outil se crée une amitié illimitée : les outils ici sont les ciseaux, l’aiguille, le fil etc… l’une communique à l’autre ses actes, sentiments, vie en façonnant cette matière tissée qu’est l’habit… l’instrument inerte par le biais de la main, devient vie… ce contact, mains – matériaux ‘humanise’ l’usage des matériaux inertes et insensibles et desquels se dégage la vie. La main touche, palpe, caresse, mesure, modèle, pétrit, Adam n’a-t-il pas été pétri par les mains de Dieu ? … et les mains de Rodin ont figuré l’œuvre des six jours ?

Andrée était pleine d’amour pour sa carrière, de goût dans ses confections, et de savoir-faire en modelant les draperies sur le corps humain ; son œil observait juste, elle mesurait à vue la moindre déformation, le manque d’harmonie, d’élan, etc… et elle savait y remédier convenablement. Dieu l’avait dotée de deux mains d’artiste d’une subtilité, habileté, capacité, et vie remarquables. Le tissu entre ses mains alertes, habiles cessait d’être matière et devenait amour, vie, sentiment, forme, etc… N’ai-je pas dit plus haut, qu’elle aimait sa carrière et qu’elle s’exprimait à travers ses œuvres.
La vie à Beyrouth, avec ses ‘tramways’ et ses ruelles typiques était des plus calmes. La vie était programmée autrement qu’aujourd’hui. Elle passait la plus grande partie de son temps en son atelier. Elle venait de temps à autre visiter des parents dans son fief à Jbeil, ou faisant des sorties les dimanches, ou camping, ou assister à un spectacle, à un film etc…
Sous l’eau calme, une houle légère s’éleva dans l’âme solitaire d’Andrée.

Entre l’atelier et la maison de ses vieux parents, la vie devenait monotone. Une après-midi, ayant pris quelques gorgées d’audaces, elle se présenta tenant trois flamboyants rouges, à la porte de l’atelier, du peintre qui avait exposé au Carlton. Ce dernier vivait dans une ancienne demeure avec sa maman.

Elle fut reçue très agréablement, et elle désira acquérir la toile représentant ses fleurs. Ce fut le premier contact. D’Andrée et de Joseph. La maman de ce dernier la sympathisa et demanda à son fils, c’était moi, de penser à se marier : ce serait une conjointe intelligente et honnête et de bonne famille… « je la trouvais aimable, jolie, ».

Les visites se succédèrent, les invitations de part et d’autre, des sorties entre amis. Elle était animée de sentiment, passionnée du beau, véritable amante de la nature, elle y découvrait des beautés qui échappent à l’œil de l’indifférent. Elle savait les idéaliser dans ces conceptions ‘vestimentaires’ et en combiner des éléments pour y donner une empreinte de sa personnalité. Elle cherchait partout la simplicité, malgré le luxe des fêtes, l’éclat des costumes de soie et de brocante, et les vives impressions de la richesse d’effets et de couleurs dans les soirées de galas qui se produisaient de temps à autres. Elle savait même reproduire de l’antique ; 17-18ème siècle par exemple, pour en faire pour un défilé, des costumes de toute beauté et simplicité, noblesse et vérité. Faisant appel à son imagination pour un développement contemporain nécessaire et fonctionnel, surtout pour la jeunesse de notre temps qui se trouve dans des conditions autres, différentes…car la couture, la mode, l’habillement, évoluent avec la civilisation, les époques. La vraie hardiesse, celle que l’on peut admirer chez les grands couturiers résulte du sentiment développé par l’étude et la recherche. Elle travaillait consciencieusement, elle cherchait la perfection en tout, elle refusait catégoriquement le travail à moitié. Patience et volonté allaient de pair. Minutieuse comme une fourmi, combative et hardie pour la justice, le bien, les valeurs. Le mensonge, le laisser-aller dans sa vie n’avaient pas de place. La franchise, la clarté, l’honnêteté étaient à la base de tout accord, contrat, projet, dans l’atelier ou dans l’enseignement ; si elle remarquait que l’élève n’assimulait pas, ne progressait pas, elle en arrêtait l’enseignement et lui expliquait qu’il n’était pas fait pour la couture, et lui remboursait les une ou deux leçons prises. De là, vous pouvez vous faire une idée de cette personne qu’était Andrée. La houle profonde qui soulevait alors son âme, devint violente et perturba son cœur et troubla sa vie. Que venait elle faire près du feu qui couvait, aveugle, rapide et insaisissable ?

Près de quel foyer ardent s’était elle aventurée ? Quelle tempête avait-elle voulu défier ? Un orage, un tsunami aussi rapide et insaisissable que la lumière. Le rythme de sa vie se trouva complètement bouleversé. Une course dans le temps, contre la montre allait commencer. L’existence qu’elle avait connue jusque là devint du passé. Les serviteurs, la cuisinière, le chauffeur… c’était du jadis, ce fut le début des songes des nuits d’Orient ; ce fut l’évasion dans le monde poétique ; ce furent les nuits blanches dans un cycle de créativité continu, ce fut l’infatigable bûcheur, artiste, artisan que j’étais, qui lui ouvrit de nouveaux chemins…

… et un samedi soir, vers 16h, un mois de mai, le mois de la Vierge Marie, Andrée se vit avec quatre ou cinq personnes très intimes dans une église à Harissa recevant la bénédiction nuptiale…

Elle s’était lancée dans cette aventure merveilleuse où génie et folie sont le plat quotidien, cette aventure où tout est renouvellement, surprise, émotion de spontanéité, de singularité… d’évasion, de poésie…

Une vie au rythme vertigineux, matins et soirs, nuits et jours, un mouvement perpétuel révolutionna son existence. Elle vint vivre à Jounieh sans abandonner ses parents, fille unique, à laquelle ils étaient très attachés. Andrée dû liquider son atelier, et le laisser à son associée. Mais elle continua l’enseignement. Elle devait s’occuper de ses élèves… et de ses enfants, car en l’espace de trois ans quatre enfants étaient déjà là, objet de toute attention.

Les enfants choyés, éduqués, bien entourés éveillés, couraient derrière le père partout, et l’accompagnaient dans ses activités… ils mettaient la main partout. Courageuse, Andrée pu faire face à sa nouvelle vie.

Des sorties dans la nature furent organisées souvent, les Cèdres, le Sannine, Tyr, la Bekaa, tout le Mont Liban ; on vivait près de la nature entre amis ; des soirées étaient souvent organisées ; des sorties à la plage… les enfants étaient épanouis, heureux ; c’était l’hymne le plus joyeux qu’on pouvait admirer, écouter…

Une famille qui aimait la lumière, le soleil ; une famille croyante et bénie par le Seigneur, l’optimisme avait sa grande place dans leur cœur. La famille était parfaitement unie chacun était dilué dans l’ensemble. L’égoïsme n’avait pas de place dans leur cœur ; le verbe ‘avoir’ ne se conjuguait jamais à la 1ère personne du singulier. Les enfants formaient une petite troupe, une armée qui sème l’amour ;
un front de refus qui n’admet aucune injustice, aucun tort à autrui, aucune atteinte à l’autre… d’ailleurs c’était un peu cela dans la majorité des familles de la région. La bénédiction et la grâce du Seigneur était dans le menu quotidien. La famille libanaise était généralement très unie. La pollution, le désordre, les drogues etc… et tout ce qui détruit l’âme humaine n’étaient pas dans l’actualité et n’envenimaient pas les esprits.

Les enfants furent baptisés ; chaque baptême fut suivi d’une grande fête et festin. La famille était très aimée et estimé dans la région.

Andrée tenait encore les rênes, quand un beau matin, un événement nous surprit. Il fallut hospitaliser Andrée pour une biopsie. C’était urgent ; une journée d’hôpital, et les résultats des analyses et cultures furent prêtes en deux ou trois jours. On rentra à la maison, toujours pleins d’espoir et ayant foi en Dieu. Le résultat s’avéra dangereux : une tumeur maligne au niveau du sein. Andrée ayant su la gravité de son cas accepta courageusement la nouvelle : « je lutterai pour servir les quatre enfants ». Une semaine d’hôpital et un long traitement et d’autres opérations devaient suivre à l’Hotel-Dieu de France. La Providence voulut que Marie Onsi, l’épouse d’Omar, ait su et demanda un dossier entier sur Andrée qui fut étudié dans la clinique Saint Luc en Suisse, et les médecins présentèrent un traitement miraculeux. Andrée fut sauvée, grâce à Dieu ! les enfants continuèrent à grandir, à s’éduquer, se former etc…

Les étés, on les passait à Faraya et à la mer. Des fois, on passait l’été en Europe, France, Italie, Espagne etc… mais à tour de rôle, quand je prenais les deux filles, les deux garçons restaient avec leur maman, et quand venait le tour des garçons, c’était Andrée qui les accompagnait. On faisait des tournées dans l’antique, la rustique et pittoresque Beyrouth d’avant les événements – en 1975, il y eut une rupture, un arrêt de toute activité. Se déplacer devint périlleux. Nous avions aménagé un petit abri dans le sous-sol de l’immeuble à Jounieh, et dés que les hostilités débutaient, chacun courait y prendre sa place, mais les belligérances devinrent plus farouches et meurtrières, on décida de construire dans le plus bref délai un pied à terre à Eddé-Byblos, et en 1980 la famille se trouva divisée ; les enfants scolarisés à Champville dormaient à Jounieh (Madonna, Jean-Pierre) et William, sa mère et Marina vivaient à Eddé. Les week-ends la famille se retrouvait réunie.

Tous les Libanais de la montagne ont un souci ; celui de donner un bon enseignement à leurs enfants. Dans le temps, les écoles étaient créées autour de l’église du village, du chêne, car à côté de chaque sanctuaire religieux étaient plantés, un chêne vert, ou un noisetier, bref un arbre de fées, comme au temps de Jeanne d’Arc.

Le curé donnait ses cours parfois aux élèves sous le chêne ; d’ailleurs, le dicton pour un diplômé, disait : Diplômé de l’école sous le chêne, et que de sommités ont été formées dans ces écoles-là ! Pour les études supérieures, il fallait s’adresser aux ordres religieux tel l’ordre Libanais qui depuis le XV-XVII siècle avaient sa Faculté des lettres, philosophie, théologie etc… ces derniers envoyaient leur religieux pousser leurs études universitaires en Europe, Italie, Espagne, ou France etc…où ils étudiaient aussi les langues étrangères etc…

Le Libanais a toujours eu une passion pour les études, la connaissance, le savoir. Le premier alphabet qu’il créa, n’est-il pas toujours inscrit dans ses gènes ? Terre de lumière, de rochers, d’arbres, de liberté etc…, nous avons éduqué la planète entière depuis plus de trois ou quatre millénaires… l’analphabétisme n’a point de place ici, garçons et filles sont égaux devant le savoir et devant Dieu, la justice, les principes etc…Au Liban et dans certaines communautés en particulier la femme avait ses droits bien avant la déclaration des droits de la femme. Elle pouvait faire son choix librement, se marier ou rentrer dans les ordres… devenir directrice de couvent, acquérir un métier, sage-femme, couturière, pâtissière, cuisinière… brodeuse etc…

La femme libanaise est à égalité maîtresse de maison et maman des enfants, présidente d’associations de tout genre, animatrice de réceptions mondaines ou familiales.

Puis les enfants sont entrés dans les universités ; chacun a commencé sa vie, vécu ses passions, choisi ses amis, ce qui va libérer Andrée de trop d’engagements, et la libérer de son tourbillon d’époux pour jouir de plus de calme et de répit…
Elle va planifier ses sorties, ses programmes avec ses enfants… elle se sent plus libre, moins stressée et elle pourra suivre le rythme de son âme, de son caractère.

Pendant tout ce temps, elle n’avait cessé de confectionner, et d’habiller enfants, filles, parents, et gens du voisinage… et amis… Elle travaillait en silence avec amour et patience comme une fourmi…

Le climat à Eddé lui était bénéfique l’air est plus sec et plus pur qu’à Jounieh. Elle me disait souvent : « que de travail a faire dans cette boite, plus que dans un restaurant, ou un hôtel. » en réalité, notre maison débordait de gens, matins, midis et soirs, et la nuit quelquefois !

La maison fut agrandie, l’atelier de peinture occupa un étage entier… des fois, où les bombardements s’intensifiaient, on se trouvait plus de vingt ou trente personnes et nous étions très heureux de les servir et d’en être les hôtes, on avait du personnel pour les travaux et le maintien de l’ordre de la maison.

Pourquoi ne pas aller chercher une famille de la Syrie : père, mère, enfants ? Qui chez nous pourraient faire tout le service et gagner leur vie ; ils seraient parmi tous ces ouvriers qui travaillaient avec nous ». A l’époque j’avais un étrange Alepin qui travaillait ici. C’est lui qui l’avait encouragée pour une pareille affaire. Nous étions vers les années 1989-1990, les tristes événements du Liban venaient de prendre une autre tournure : la Syrienne.

En réalité, il faut le dire, ce qui fut vraiment blessant ce fut la guerre entre pays frères, comploteurs, des mains criminelles, ont pu mobiliser leurs agents pour la traîtrise, la lâcheté, la destruction de toutes nos régions…
Après maintes discussions à la maison, on put choisir qui accompagnerait Andrée jusqu’à Alep. Une tournée touristique et d’affaire à la fois. Un conseil de famille avait proposé que Madona accompagnerait Andrée, puis on opta pour Marina, et enfin ce fut William qui fut choisi, Jean-Pierre qui les accompagnait jusqu’à Tripoli pour les installer en Pullman, leur avait réservé les sièges 1et 2 juste derrière le conducteur. William en entrant dans le Pullman vit que deux demoiselles s’étaient assises aux sièges 1 et 2 et en vrai gentleman n’en dit rien et ils allèrent s’asseoir au fond de l’autocar. A quelques kilomètres d’Alep un malheureux accident se produisit qui fit plus d’une trentaine de victimes et les quatre ou cinq survivants ne résistèrent pas tous à leurs blessures.

Andrée en sortit complètement fracturée, brisée, blessée et environ une trentaines de fractures, ce qui nécessita plus de trois ans d’hospitalisations et de soins. Quant à William, des dizaines de blessures, fractures excessivement graves. Le Seigneur les avait épargnés…

Courageuse, elle s’efforce de lutter, plus farouche, plus audacieuse, plus combative, plus persévérante… et bientôt se retrouva debout, active, vivante…

Puis les enfants se marièrent les uns après les autres sauf un, William. Elle eut bientôt à faire face à des préoccupations de jeunes, « téta » de nombreuses petites filles l’entourent, courant de tous côtés à son plus grand plaisir…

Elle réussit à nouveau à exercer ses mains et ses doigts afin de pouvoir pratiquer ce qui avait été longtemps sa passion. La confection, et elle y parvint, cela l’occupait des heures… elle n’était pas du type de femme qui fainéantise devant les T.V. elle était une personne active emportée dans une houle sans répit. Elle croit beaucoup à la Providence, que nous appelons nous, la chance, elle se dit la vie n’est pas la science, les titres et les capacités etc… tout cela ne représenté plus pour elle que dix pour cent, les quatre vingt dix autres dans la vie, c’est la chance, ce que nous accorde le Créateur… Quand la bonne étoile se présente il faut savoir lire ce qui est écrit dans les étoiles.

Il lui y est écrit de persévérer dans sa lutte, de ne pas capituler, d’être éternellement forte.

Elle trouve aussi occupation dans l’éducation d’une nouvelle génération, ses petits enfants : curieusement sept filles pour le moment, nombre mystérieux, toutes adorables, intelligentes et rebelles quelquefois.

Andrée n’est plus la jeune femme des années soixante, mais elle est toujours la même dans sa sincérité, sa simplicité, son amour pour autrui, dans la droiture et l’honnêteté…

Cette aventure de l’existence, elle a su la maîtriser malgré tous les obstacles qu’elle a vaillamment surmontés. Maîtresse de maison, toujours aussi active, accueillante, souriante empressée, attentive, elle a résolu de ne point baisser les bras. Byblos, sa ville chérie c’est vrai n’est plus ce bourg où tout le monde se connaissait et où la vie était des plus paisibles. La construction, ‘sauvage’ a quelquefois, changé son visage. Mais, les quartiers antiques sont grâce à Dieu protégés… une autoroute et des voies routières l’ont déformée, mais les gens, les habitants sont toujours bons et aimables. C’est une chance de vivre à Byblos, ou dans sa banlieue : c’est une des plus anciennes citées de la planète, entre UR, Babylone, et Nivine d’un côté… Athènes, Rome et Alexandrie de l’autre… et Byblos l’Unique, qui fut Reine de la Méditerranée et centre de rayonnement universel…

A Byblos, Andrée continue de moissonner les rêves de l’Orient, de cueillir des étoiles dans la roseraie qu’elle avait plantée dans sa jeunesse. Quant aux enfants, Marina, Madona, William et Jean-Pierre, ils trouvaient que la présence de leur mère handicapée était absolument nécessaire, une présence souriante, une mère avec qui ils nouaient une profonde amitié… malgré leur absence, souvent de la maison, les quatre sont toujours présents : ils continuent à participer à la vie commune joyeusement et avec amour; en fait les enfants, devenus majeurs continuent à être des enfants aux yeux de leurs parents.

Joseph Matar
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