Antoine Zaarour Makhlouf ou le père d’un Saint

46.5 x 46 cm – Peinture à l’huile – 2017

1786 – Nous sommes sous le régime des émirs Chéhab, et au temps de l’occupation Ottomane.

Les soldats Turcs harcèlent, enlèvent, tuent les pauvres gens, volent, martyrisent et terrorisent… C’est leur manière d’être, toute leur présence est agressive et sanguinaire.

Le gouverneur, Pacha résidant à Saint Jean d’Acre dite “Akka” et nommé par la Sublime Porte, est le fameux Jazzar, “Le Boucher”, pour ses méfaits envers ses adversaires. Et dire que cet Ahmad el Jazzar était le fils d’un curé de paroisse au Kossovo !

L’Emir Youssef Chéhab gouverne la Montagne depuis 1770 et jusqu’en 1789 où il fut renversé par ledit Ahmad el Jazzar et remplacé par un autre Chéhab : l’Emir Béchir qui fut surnommé le Grand et régna 40 ans.

En ce temps, au Liban Nord, dans un village qu’on dit le plus haut du Liban à 1600m, un nid d’aigle, naquit un petit enfant en l’an 1786 à Bekaa Kafra, le petit fut nommé Antoine et fut confié à Saint Antoine le Grand son patron.

Il fréquenta l’école de la paroisse comme tous les petits Libanais de son temps, apprit la lecture, l’écriture et servit la messe en Syriaque…

Une chose est certaine, c’était un fervent chrétien, pratiquant, honnête, simple et très aimable. Il jouait avec les enfants du village aidant ses parents dans leurs travaux des champs quotidiens, donnant à manger aux chèvres et autres bêtes de la maison… Il travaillait dur, savait semer, moissonner, tailler les arbres, cultiver, construire les murs, les terrasses… Les jeunes ne s’aventuraient pas trop en dehors de leurs régions; ils évitaient les soldats Ottomans ou les troupes égyptiennes, les soldats d’Ibrahim Bacha, fils de Mohamet Ali.

Le petit Antoine a grandi au village, il a rencontré une jeune fille, une cousine, une voisine, une parente? Je n’en sais rien. Antoine s’est marié avec Brigitta Chidiac de Bécharré un village voisin, sous les fameux cèdres en face de Bekaa Kafra. Ils eurent trois garçons et deux filles, le benjamin c’était Youssef ou le futur Saint Charbel.

Jadis, une maison se limitait à une seule chambre plus ou moins grande, qu’on appelait “mourabah” (le carré) utilisé le soir pour dormir. Durant la journée, toute la famille était aux champs. La salle de bain et la cuisine étaient à l’extérieur de la maison. Les bêtes domestiques (vaches, chèvres, moutons, poules …) étaient dans un rez-de-chaussée ou un carré, ou une enceinte collée à la maison.

Antoine fonda une famille, et se sacrifia pour ses petits. Tous les soirs, il faisait réciter les prières à ses enfants. Ils priaient à genoux, ensemble. L’amour et la compréhension régnait dans le foyer.

Antoine était un travailleur de village et des champs. Il avait une ânesse qui était son gagne-pain : il transportait sur son ânesse des commandes de matériel, des céréales au service des gens du village… La famille, quoique pauvre, arrivait à subvenir à tous ses besoins.

Je cherche à m’imaginer Antoine, un homme qui a souffert, qui travaillait dur pour gagner sa vie honnêtement et dans la crainte de Dieu.

Antoine était moyennement grand, maigre, peu musclé, une figure austère, peu de rides, un regard rêveur, les yeux perdus dans la cavité oculaire, les lèvres fines, le cou long et chétif, le front large dégagé et accueillant, quelques mèches de cheveux dépassant de son bonnet de feutre ou « Lebbadeh » qui caractérise le paysan maronite, le tarbouche Ottoman étant réservé aux les gens de la haute classe. Son coffre respiratoire ordinaire, une poitrine peu athlétique, les épaules chétives aussi, il donnait plus âgé qu’il ne l’était, l’expression préoccupée, peinée et souffrante, l’air méditatif, une marche mesurée et rythmée sur le pas des bovins. Il n’était pas pressé, calme en général, ce n’était pas le révolutionnaire, il se sacrifiait en silence et accomplissait soigneusement son travail.

Un soir, la famille réunie et unie, on frappa brusquement à la porte. C’étaient des soldats qui venaient ordonner à Antoine d’être présent le lendemain matin avec son ânesse devant la porte de la caserne car il était réquisitionné avec tous les équidés et le personnel pour transporter des vivres, des céréales et munitions pour ravitailler l’armée égyptienne alliée aux troupes de Béchir II qui affrontaient ensemble les Ottomans.

Antoine protesta demandant : « qui s’occupera de ma famille ? Donnez-moi leur dit-il deux jours au moins pour programmer mes travaux ». Le sergent lui fit comprendre que ce n’était pas son affaire, ce sont des ordres militaires qu’il doit exécuter : « tu es requis et tu dois obéir sans discuter, sinon… ».

Antoine jeta un coup d’œil sur le petit Youssef qui jouait et qui avait trois ans à peine et il se mit à prier pour que les choses se passent bien.

Le lendemain, il fit ses adieux à Brigitta et tous ses enfants dans l’espoir de les retrouver dans deux ou trois semaines et se dirigea suivant les ordres pour rejoindre Jbeil sur la côte.

A Jbeil, il chargea son ânesse de deux ou trois sacs de céréales et se dirigea vers Beiteddine au palais de l’Emir Béchir II. Un trajet avec les escales qui suppose au moins une semaine de marche dans une longue caravane.

Antoine récitait le chapelet et priait. A-t-il fait plusieurs fois ce trajet ? Ou une seule fois ?

La mission accomplie, Antoine était de retour. Arrivé à Jbeil, il se sentit mal, malade, une légère température, il espéra pouvoir atteindre le Nord dans trois jours et prit la route de Gherfine pour atteindre Tannourine et se diriger vers Bekaa Kafra. A Gherfine, il se sentit de plus en plus fatigué, il fut aidé par des gens du village, mais en vain, il fut emporté par une forte fièvre et livra son âme à Dieu le 8 Août 1831. La date de son décès fut enregistrée dans les archives de l’église, il fut enterré près d’un chêne à côté de l’église. Les braves gens de Gherfine l’avaient aidé et ont gardé son souvenir.

En traversant Amchit et une grande partie de Gherfine, on bifurque à droite et là près d’une église se trouve sa tombe avec une inscription sur un marbre désignant le lieu et le nom d’Antoine en Arabe et en Français. Un Saint homme, un brave maronite, un digne patriote Libanais.

A Gherfine, on informa le curé et les habitants de Bekaa Kafra sur l’incident qui fut enregistré aussi dans les dossiers de l’église.

Deux ans après son décès, Brigitta s’était remariée avec un futur curé de village dans la région de Baalbek – Héliopolis. Le curé sera le père Lahoud, fils de Gerges Ibrahim de Bécharreh.
En 1833, les enfants, orphelins de père et de mère se débrouillèrent seuls, Brigitta venait les visiter de temps à autre, entre temps le jeune Youssef entra au couvent de Mayfouk sous le nom de Charbel et fut plus tard le plus grand Saint du Liban.

Le coin où repose Antoine, père de Charbel, est pittoresque, des oliviers, des chênes, une petite église, une cave en arcades transformée en chapelle ; des croyants, des pèlerins et des touristes viennent y prier parfois.

Le père et la mère de Sainte Thérèse de Lisieux ne sont-ils pas des Saints ? Le père et la mère de Sainte Catherine de Sienne qui est la 23ème enfant de la famille, chrétienne et exemplaire… Le père et la mère de Sainte Françoise Romaine et que d’autres… Antoine le père et Brigitte la mère ne sont-ils pas de Saintes personnes ?

La Sainteté débute dans le foyer familial, les enfants observent et imitent leurs parents. L’ambiance saine, la pudeur, la prière familiale, tout cela se reflète dans l’éducation, le comportement des enfants. Antoine n’était ni l’intellectuel, ni le radicalisé, ni le prétendant philosophe. C’était un père brave, un ami fidèle, un maronite exemplaire, un citoyen libre, il avait le bon sens et savait assumer ses responsabilités.

Il était un éducateur qui a bien compris son Evangile : Aimer Dieu le Christ et son voisin, vivre les deux commandements qui résument toute la Chrétienté. Les Chrétiens au Liban c’est l’ouverture, un chrétien ne peut pas vivre isolé, il doit partager avec les autres, les aimer, les aider quelques soient leurs convictions, leurs communautés ou leurs croyances, les relations humaines, les sentiments, l’affection, les libertés… Les vrais chrétiens n’ont pas de barrières ils sont universels et généreux.

Au Liban, la déclaration des droits de l’homme était appliquée plusieurs siècles avant sa proclamation. Soixante-dix ans avant la Révolution Française, les lois du Concile tenu à Notre Dame de Loueizé en 1736 (du 30 au 2 Octobre), mentionnent et exigent l’éducation obligatoire des filles et des garçons sans discrimination pour effacer l’analphabétisme, parlent de démocratie sans la nommer et de liberté. La loi électorale dans les monastères et couvents maronites datant de plusieurs siècles est toujours à l’avant-garde. Aucun état, même Européen, ne peut prétendre être plus à l’avant-garde que cette petite communauté du Liban.

Antoine vivait tous ces évènements… Quand il y avait par exemple une élection dans un ordre religieux : Président, administrateurs, responsables, supérieurs … finances, relations, enseignements, travaux … une élection à majorité de voix et non comme le Sultanat où régnaient l’injustice, la dictature, le crime et la terreur…

Antoine vivait et se partageait les opinions avec d’autres compatriotes même d’une autre communauté…

Les Saints au Liban sont vénérés par les communautés Chiites, Sunnites, Druzes ou autre, aussi bien que par les Chrétiens. A Byblos-Jbeil, vous ne vous étonnerez pas de voir un Chiite musulman servir, chanter, et assister à la messe dans une église Chrétienne ouverte à tout le monde.

Antoine l’héroïque, père du futur Saint vivait cette ouverture, cette évolution, cette manière d’être : les paysans de toute communautés se partageaient la foi, l’amour, la citoyenneté, le pain, l’amitié, le bonheur, la douleur…

A Gherfine, devant cet humble endroit sous le chêne où est enterré Antoine, on ne peut pas rester indiffèrent, l’émotion nous emporte, l’amour du prochain, la simplicité… Et que dire alors du grand Saint Charbel son fils ? Des encyclopédies ont déjà étaient écrites à sa mémoire, ses miracles, sa vie…

Antoine est un exemple vivant à suivre, je me sens tout petit à ses côtés, une être qui n’a jamais connu le pêché, un saint homme de Dieu, digne d’un si grand fils.

Je me demande comment en 1786 on a choisi le prénom d’Antoine, c’était surtout dans le Nord où se trouve le monastère de « Saint Antoine Kozhaya le Grand » (Mar Antonios). Les prénoms relatifs au Saint étaient plutôt : Tanios, Mtanios, Tannous, Antoun, Antonios, mais rarement Antoine qui a commencé à paraître au début du XXème siècle.

J’avais un frère, décédé, il était un peu rebelle et anarchiste, artiste à sa manière, original, inventeur, il créait des nouveautés – il était d’une grande intelligence, un bon vivant, qui jeûnait tous les samedis se privant de sucreries et douceurs, il s’appelait aussi Antoine… A chaque fois que je me retrouve devant l’humble caveau d’Antoine Makhlouf père du Saint, toutes mes pensées s’orientent vers mon brave frère, ma mère…

La tombe d’Antoine Zaarour à Gherfine est une richesse en ce lieu modeste, un village dont la majorité de ses habitants ont émigré depuis la guerre confessionnelle en 1840. Le village qui est en face séparé par une vallée est complètement vide et ses maisons sont dans un état déplorable, presque détruites, à Gherfine plusieurs maisons sont restaurées, d’autres vestiges sont en ruines.

A quoi pensait Antoine durant sa fin à Gherfine ? A sa famille, à Brigitta, les enfants, mais surtout à ce petit Charbel, le benjamin du foyer.

Est-ce que quelqu’un de la famille d’Antoine a visité sa tombe à Gherfine ? Oui plusieurs et surtout le jeune séminariste Charbel. Quand il était à Kfifan c’est à une demi-heure de Gherfine, puis de Mayfouq à Gherfine c’est un petit trajet.

De quoi est mort Antoine ? Sa fièvre ? Le diagnostic ? Après deux semaines de marche et peut-être plus, fatigué, déshydraté… Tout est possible. Ce n’est pas une hémorragie cérébrale, ni un arrêt cardiaque. C’est peut-être une méningite, une infection bactérienne ou virale, une grippe ou une infection intestinale…

Son corps n’était pas bien immunisé pour lutter contre la fièvre. Antoine est mort seul, un héros qui s’est sacrifié pour sa famille, et qui a respecté les lois du dirigeant Béchir II.

Qui de ces trois a été plus près de Dieu : Béchir II, Ahmed el Jazzar, ou le travailleur Antoine père du Saint ? Pour le Paradis, on ne présente pas un CV. Mais le capital d’amour, de charité, de sacrifice, de pudeur, d’honnêteté… qu’on a acquis ici-bas sur notre planète.

Quant à moi, je préfère le brave Antoine Makhlouf à Louis XIV par exemple, l’un a érigé son royaume au Paradis dans l’éternité, l’autre sur cette pauvre terre.

En Antoine Makhlouf, je sens un autre moi, un être qui me ressemble, j’arrive à saisir son âme, noble et lumineuse.

Joseph Matar
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