Ce moine avait la vocation

Qu’est ce qu’une vocation?

Un penchant vers une destination, vers un genre de vie, tel l’appel à la vie religieuse ou le sacerdoce etc. … Cela est vrai pour le monde entier, mais quand il s’agit de ce pays, le Liban, aux trois monts sacrés dont: le Hermon au Sud, celui de la Transfiguration, fier mont lumineux, et biblique, ou le Sannine, ce fronton de tout l’Orient, gloire érigée à l’est de la Méditerranée protégeant toute l’Asie, et le Cornet El Saouda avec ses cèdres millénaires, uniques, éternels et légendaires. Ces trois sommets portant une neige éternelle, nous sont un don divin sur une terre sainte: ils ont toujours attiré des élus Libanais vers la sainteté.

Que dire alors de cet Ordre monastique avec lequel j’ai coexisté durant toute ma vie, un Ordre que j’ai aimé et considéré comme faisant partie de moi. Un Ordre enraciné dans toute l’infrastructure du Liban: il est partout et participe à la vie quotidienne de tous les Libanais dans beaucoup de secteurs.

Les moines dans leurs monastères, sont aussi près des gens; ils en partagent bonheurs et chagrins. Je peux dire que durant le siècle dernier, il n’y avait pas une seule famille qui n’avait pas offert l’un de ses fils à l’Eglise. Cet Ordre a donné bien des Saints déclarés, et d’autres se manifesteront un jour lorsque la volonté divine le permettra. Dans un Ordre il y a de tout. Il y a des saints enivrés de l’amour de Dieu. Il y a des chercheurs sérieux, de vrais intellectuels et penseurs, quoi qu’il y ait aussi des plagistes, fainéants et copieurs qui ne désirent que collectionner des titres gratuitement. Mais il y a aussi des moines porteurs et réalisateurs de grands projets et de constructions. Et aussi des viveurs, des nonchalants, des soi-disant politiciens, et d’autres qui passent beaucoup de temps dans les Universités d’Occident sans résultat comme on en voit sur la place d’un village où l’on trouve du bon et du pire.

L’Ordre des Moines Libanais est réparti sur tout le territoire du Liban, du Nord au Sud et s’emploie au service de tous leurs compatriotes à quelque communauté que se soit.

Des copains de classe que j’avais perdus de vue et que j’ai rencontrés, perdus après vingt-cinq ans dans tel ou tel couvent, étaient très heureux d’avoir choisi cette vie au service du Seigneur et de leurs concitoyens. Il est un couvent dont le nom remonterait à l’empereur romain Auguste, ou au roi de France Philippe Auguste avec des vestiges, des inscriptions où l’on peut lire « Augusta », nom d’une illustre Dame Romaine à moins que le nom ne vienne d’une plante aromatique Kostas, ou encore de la « Justice » le droit, Ghus. Gusta est situé dans un refuge de collines imprenables, vous avez su que je parle du village de « Ghosta » qui est un ensemble de hauteurs plongeant à pic vers la mer en contre-bas vertigineux, pittoresque à une altitude de 800m donnant sur la baie féérique de Jounieh.

Fils d’un notable légendaire, Hanna Saba était réputé pour sa bravoure, son héroïsme, sa générosité, défendant les faibles, aidant les démunis, respecté et aimé dans toute la région. Hanna avait une grande famille; je me souviens surtout de l’un des jeunes qui était avec moi chez les Maristes; il y avait là les plus grands et les plus petits que j’ai connus plus tard.

Au Liban, et jusqu’à la première moitié du XXème siècle, la conception de la famille était différente. Une famille était composée de plusieurs enfants autour du père et de la mère, tous s’entraidaient dans le travail familial et se partageaient la vie au quotidien; l’aîné des enfants donnait son nom au père, d’où Hanna devenait Abou Aad par exemple.

Martin ou Martinos, le plus jeune, je ne l’ai pas connu chez les Maristes mais je l’ai découvert à l’Université du Saint Esprit vingt ans plus tard; je venais visiter l’abbé Paul Naaman et voilà qu’on me présente le Père Saba. C’était un jeune Père dynamique, aux sourcils épais couvrant ses yeux; son regard était franc et perçant ; toutes ses expressions, ses gestes montraient un homme sûr de lui; une présence active au sein de la communauté, petit de taille, telle celle rappelant Napoléon, Fakhr El Dine, Youssef Karam…

J’ai tout de suite remarqué que ce Père était serviable; que toutes les solutions passaient par lui; un homme qui savait prendre des décisions, qui savait agir sans s’occuper des apparences et sans prétendre être un intellectuel; ces derniers, souvent ne servent à rien.

Père Martinos me raconta qu’il se souvenait de moi quand nous étions chez les Maristes; moi j’étais plus âgé et je me trouvais dans une autre division; il y avait les petits, les moyens et les grands, plus tard il y eut les minimes et autres. Le signal, «ce bout» de bois effrayant, circulait discrètement, inaperçu, de poche en poche et découvert en fin de journée dans la poche du dernier élève qui avait été surpris prononçant un mot «d’arabe». Pour nous obliger à apprendre la langue de Molière, le signal était très efficace, car le dernier qui le tenait était sanctionné de retenues, de lignes à apprendre par cœur ou à copier, de recréations aux arrêts dans un coin de la cour etc… mais les relations étaient malgré cela fraternelles et agréables ; on ne se lamentait pas, chacun devait subir les conséquences de ses erreurs.

Le niveau à l’école était excellent; de jeunes élèves possédaient le français parfaitement bien, cela se passait durant les récréations, que dire alors du sérieux dans les cours et salles de classe ?

Martin était la fierté de son père Hanna. Dans les familles, celui qui se consacrait au sacerdoce était privilégié sentimentalement; c’était lui qui était le trait d’union entre ciel et terre; c’était lui qui était « autrement ».

Etre frère, père, moine, évêque, cardinal, Saint Père, c’était le même acte à plusieurs niveaux. La noblesse et les grandes familles Européennes ne consacraient-elles pas l’un des leurs pour être au service du Seigneur? L’Europe actuelle avec tous ses aspects « athée » n’a-t-elle pas ses matrices chrétiennes? Même si les vocations sont descendues à leur plus bas niveau: «Zéro vocation» reste un secret de la volonté du Seigneur. Peut-être pour nous avertir de ce qu’on ne doit pas être. Que la richesse et le luxe fastueux nous éloignent du chemin tracé par notre Seigneur ? Et que même si ces “débiles mentaux” d’Occidentaux sont en train de vendre leurs églises, ce n’est peut être qu’une tentation, une crise passagère : « je vous enverrai comme des agneaux parmi des troupeaux de loups” (Luc 10/3) “vous serez égorgés, maltraités, tués à cause de mon nom”. Pensez-vous que la dégradation des humains atteindra des niveaux plus bas que l’actuelle ?

J’ai toujours vu en Père Martinos cette bonté qui caractérise nos croyants maronites; j’ai senti qu’il était plein de vie, de dynamisme, qu’il savait exécuter et mettre de l’ordre dans son environnement ; si je ne me trompe, il était le père économe dans ce couvent de l’Université U.S.E., et sa cellule était à l’entrée près du salon. Cela se passait en 1964; je venais de rentrer de Madrid, je fus engagé par les autorités en place pour m’occuper de la formation des jeunes séminaristes; on avait créé un atelier d’art plastique animé de beaucoup d’activités, ce qui fait que je voyais souvent le Père Martinos, le Père Recteur et les autres moines.

On se rencontrait souvent le matin autour d’une tasse de café, tout le personnel du couvent s’y retrouvait. On échangeait des idées; on commentait la situation avant de se diriger chacun à son travail, par le fait même je rencontrais souvent ce brave moine qui avait les pieds sur terre et qui était débordé; on le voyait partout dans les classes, la cour, la cuisine, les étages, au dehors et à l’intérieur du couvent.

Il n’avait ni secrétaire ni adjoint, il traitait directement avec les ouvriers qui exécutaient ses ordres. Pour tout problème, le Père Martinos trouvait des solutions. On ne pouvait savoir ce que faisait Père Martinos, car il accomplissait toutes ses tâches en silence; pour lui les parades et les façades ne l’intéressaient pas, ni les premières pages dans la presse, ni les potins de la commère qui en passionnent tant d’autres.
Il célébrait sa messe le matin discrètement, il priait dans la solitude; là il trouvait la paix de l’âme et l’union avec le Seigneur dans la prière la plus sincère.

Quand j’ arrivais à l’ U.S.E., d’instinct je passais devant sa chambre ; s’il y était, je le saluais. Lors des fêtes, des cérémonies des déjeuners donnés à l’Université, le Père Martinos était l’élément organisateur ; il faisait que tout soit une réussite. Il s’occupait des jardins de l’Université, de l’entrée où se trouvait un modeste parking. La pierre jaune avec laquelle l’édifice est construit est très belle, unique. Mais l’architecture réalisée par un ingénieur « communiste » laisse à désirer. Ce couvent n’a pas de patio intérieur, il manque d’intimité; on est observé de partout; il y a des dizaines d’entrées, d’accès, de sorties; pourtant le paradis n’a qu’une seule porte et toutes les clefs sont tenues par St. Pierre. Le couvent ici manque de lieu de recueillement, de méditation; le sacré est absent; chaque moine pourra garer sa voiture près de sa chambre et entrer; le couvent devrait être une seule unité, pas un ensemble de résidences autonomes; il faut que l’œil du supérieur puisse observer toute activité comme l’œil du maître de la fable 4/21.
J’avais vu dans un village Druze du Chouf où j’étais invité chez une de mes élèves, un ancien pressoir à huile en ruine et où se trouvaient deux immenses meules abandonnées; j’avais proposé au père de mon élève de les acheter, ce qui fut fait; le jour même, en accord avec le Père Martinos, j’envoyai une grue et un camion pour les transporter et les installer dans le jardin de l’Université; c’était une besogne difficile où je découvris le courage du Père Martinos: en plus de ses grandes qualités de moine, il était un homme courageux, qui ne connait pas la peur; il est vrai et authentique. On avait installé la meule à l’horizontale. On l’avait bien nivelée afin de placer l’autre à la verticale comme dans un pressoir; le travail était dur; car si la pierre est déséquilibrée, elle tomberait et pourrait tuer quelqu’un; la grue tenait la meule qui se balançait; il fallait aussi équilibrer et soutenir la base; le Père Martinos qui faisait lui même ce travail se mit sous cette énorme pierre; j’avais peur que le câble ne cède et le Père Martinos aurait été écrasé. Depuis plus de quarante cinq ans, les meules sont là, décorant une perspective de l’entrée. Durant l’installation, je retenais mon souffle et aussi ceux qui suivaient l’opération!

Le Père Martinos, je le découvrais par étape: un homme qui a un grand cœur, très généreux et tolérant, ayant de grandes ouvertures sur la modernité et l’évolution sous toutes leurs formes: familles, relations entre générations, démocratie, liberté, droit de choisir, d’aimer, de servir, accès à l’enseignement, l’analphabétisme refusé, le confessionnalisme aussi etc..

Il aime le Liban, mais ne court jamais derrière les ténors de la politique; il s’en moque. Il accomplit tous ses devoirs avec enthousiasme et amour; il travaille comme il prie – travailler est un acte, prier en est un autre; il n’a jamais donné de conférences, de cours, ni imprimé des essais, des livres etc. Il laisse cet honneur aux docteurs ou Pères docteurs; pourtant tout chercheur sérieux peut soutenir une thèse et obtenir le titre de Docteur, le contraire est plus difficile: être dans le sacerdoce et atteindre ce haut rang de prêtre, représentant Dieu, le Christ… c’est une autre affaire; c’est un appel du ciel.

Trinh Xuan THUAN, ce grand astronome vietnamien, se présente dans “Le cosmos et le lotus”: “Je suis le produit de trois cultures: la vietnamienne, la française, et l’américaine… Il poursuit; de l’an 1075 jusqu’aux débuts de 21ème siècle, les jeunes Vietnamiens les plus doués qui doivent se soumettre à un concours de littérature, morale, politique, poésie, composition, administration etc.. tous les trois ans afin d’obtenir le “tiens” l’équivalent du doctorat français; il y avait très peu d’élus: en l’espace de 1000 ans, seulement 10.000 doctorats avaient été décernés, c’est à dire 10 doctorats par an et dire qu’actuellement, les doctorats sont offerts comme des bonbons souvent à des ignorants.

Le Père Martinos vivait dans un chantier permanent; il sentait de son devoir de construire l’église, d’améliorer. Il avait en son âme cette tendance vers le meilleur, le parfait, l’achevé. Il a toujours eu des ambitions pour son Ordre, sa vraie famille; il n’admettait pas les idées des nouveaux venus qui se croyaient libertaires, d’avant-garde, ni ces moines aux idées paradoxales et qui désirent être distingués, supérieurs, originaux. Preuve à l’appui, dans l’Ordre, il y avait deux Frères moines, l’un d’eux dans un exposé traita de “la contestation”: il fut applaudi; à peine une semaine écoulée, il défroqua et quitta l’Ordre ; pourtant c’était un être sérieux que j’aimais; deux semaines s’écoulèrent à peine et c’est son frère moine aussi, qui imita son aîné et abandonna… Etre un grand intellectuel ne suffit pas.

Il y a ainsi des êtres dont la vision est très limitée qui n’ont pas assez d’ouverture pour comprendre une synthèse, ni la volonté et les capacités nécessaires pour affronter et dominer une situation; ils n’ont rien d’un roseau qui plie mais ne rompt pas. Une conférence sur la contestation, et on abandonne, au lieu de dire: on change, on évolue: Le Christ ne fut-il le plus grand contestataire, révolutionnaire?

Martin, tout petit encore, vivait entre Ghosta – Aghosta où existent plusieurs monastères, couvents, églises en pleine forêt de pins, un des plus beaux monastères est celui de Notre Dame de Nesbay. A Ghosta, sur presque chaque sommet se trouve une église ou un couvent, même dans les vallées, les écoles et les couvents sont pleins de vie; Ghosta est un village de prière; c’est un autel naturel d’où l’on s’adresse au Créateur.

A Jounieh, cette cité « scolaire » unique où l’on trouve les plus grandes écoles du Liban tenues par des religieux ou des religieuses, cette baie féerique, calme, lumineuse, patronnée par Notre-Dame du Liban. Elle est là, elle garde les âmes et protège les enfants de la baie. Les pêcheurs en mer de loin l’invoquent et implorent son intervention en tous leurs actes, surtout dans les nuits sans lune, où la mer est houleuse et agitée… On raconte que l’un des pêcheurs ne pouvant plus maîtriser sa barque en pleine mer, les vagues étaient de plusieurs mètres, les vents soufflaient fort, la pluie tombant en rafale; la barque emportée, se balançait comme une plume ; le pêcheur sentant la mort toute proche, regarda de loin le monument de la Vierge et pria Notre-Dame de le mener à son foyer; il fit vœu de partir à pied à Harissa (10 km de Jounieh) en remplissant ses chaussures de lentilles comme sacrifice ; et qu’il changerait sa manière de vivre, car la majorité de ces pêcheurs de la côte sont des alcooliques, des ivrognes; avec le poisson cuit ou rôti , l’appétit à la boisson et la tentation sont très forts. Bref, la Vierge le sauva ; la mer s’était un peu calmée et notre cher pêcheur dut remplir ses bottes de lentilles et à peine avait- il quitté la maison, que son épouse s’étonna de le voir revenir. Le pauvre garçon n’arrivait plus à faire un seul pas; il souffrait ; il se sentait martyrisé, torturé; il demanda à son épouse : « femme est ce que j’ai fait le vœu à la Sainte Vierge de remplir mes bottes de lentilles crues et sèches, ou bouillies? Il prit les lentilles, les mit sur le feu pour les bouillir et les remettre ensuite dans ses souliers et repartir en pèlerinage; il était malin ce pêcheur, pensa sa femme…

Jounieh était une région de pêche et d’agriculture; le tourisme et la pollution n’existaient pas; les gens étaient bons; ils s’entraidaient et s’aimaient; tout le monde se connaissait; il n’y avait aucun étranger dans la région, sauf les écoliers qui venaient de partout.

Le petit Martin a grandi dans cette ambiance entre une course à Harissa avec ses copains, ou une promenade à Rayfoun dans la montagne etc… ou bien à écouter les visiteurs qui venaient chez son notable père Hanna (Jean), très aimé et applaudi pour ses actes héroïques et son dévouement aux siens; il était très considéré, bien vu, et aimé; quant à la mère, elle s’occupait du plus petit du nid familial, un oisillon qu’elle protégeait.

Dans cette ambiance évolua le petit Martin, à Jounieh, je me souviens de ses frères et de son père, mais lui je n’arrive pas à le rejoindre… Pourtant, il m’affirma plus d’une fois, “vous étiez plus grand, de l’âge de mes frères, je me souviens bien de vous”. On lui avait donné le nom de Martin, Martinos, d’un saint pourtant non oriental mais que les Maronites fidèles à l’épopée des croisades du 12ème siècle avaient vénéré à Tyr.

Au baptême, on lui avait donné le nom de Martinos et on l’avait confié à la protection de ce très grand Saint et moine de la France, la Gaule autrefois au temps de l’empire Romain. Pourquoi le choix de ce Saint Occidental? Curieusement, les maronites sont restés fidèles au souvenir des croisés du 12ème siècle qui, venus de France, avaient érigé une église à Tyr sous le vocable de cet infatigable apôtre de leur pays. 3672 paroisses en France et 485 localités portent son nom à travers tout le territoire. La mère de cet apôtre et moine avait été prodigieuse. Officier Hongrois de l’armée romaine sur le Danube, comme son père, il fut envoyé en Gaule et fut très proche des gens, leur distribuant nourriture et vêtements. A un pauvre, il partagea même un jour sa cape de soldat. Devenu Chrétien, il se fit moine itinérant, … et sillonnant toute la Gaule, érigea des monastères comme foyers d’évangélisation et de culture. Son nom, Martin, évoque le Dieu Mars des armées romaines chargées de pacifier les pays de l’empire; il est ferme, martial, courageux.

Qu’ a fait le jeune Martin entre les débuts des années cinquante et 1964 à ma rentrée de Madrid? Je dois me documenter pour remplir ce vide: c’est la période ou logiquement, Martin est devenu le Père Martinos c’est-à-dire , il a fait ses études universitaires, la théologie, et autres exercices pour une vie monacale. Le séminaire, soit à Tamiche ou à Ghosta et surtout à l’USE à Kaslik; car l’USE a été créée au début des années cinquante et U.S.E. ces initiales de trois lettres agréables, sonores, musicale… C’est après les années 80 que de jeunes moines prétentieux ont voulu ajouter le K et en faire USEK ce que je n’ai pas aimé. Jadis la USE n’était pas localisée dans l’espace limité en un quartier de Jounieh. C’était: USE le cosmos, l’existence, partout comme Dieu. Dans le monde, il y a beaucoup de noms Saint Esprit; même au Brésil il y a l’Université Esprit Saint. Ce changement de nom aurait amusé St Paul qui cherchait l’essence des choses et non les noms à la lettre.

Je m’imagine quelle joie, a emporté Hanna Saba, lors de l’ordination de son fils. Les familles chrétiennes aiment voir l’un de leurs fils dans les ordres – il se sentent plus près du Bon Dieu et de son Eglise.

Le Père Saba ne s’est pas préparé pour donner des cours, tenir une classe, surveiller dans les récréations. son travail est plus sérieux et utile: il a été au service de tout l’Ordre sur tout le sol libanais; il a été dans l’infrastructure de l’Ordre, dans ses bases, sa solidité, sa stratégie ; être à l’USE, c’est être partout dans l’Ordre; les réformes n’envahissaient pas Kaslik – A l’époque, les moines n’avaient pas encore Saint Antoine à Ghazir, ni le collège des Maristes à Jounieh ; leur direction générale était dans un petit couvent à Beyrouth – Sodeco, mais pour arriver à ce poste de général ou d’abbé de l’Ordre, le jeu se faisait à USE à Kaslik.

A Kaslik, il faut distinguer entre couvent et université. L’université a son Recteur, le monastère a son supérieur ; les moines de l’université sont soumis au pouvoir du Supérieur. Père Martinos Saba est là, il doit s’occuper du ravitaillement, des travaux d’entretien, de l’économie et d’un tas d’activités.

Depuis les années 70, les “jours noirs” en Jordanie, l’accord du Caire, les poussées du terrorisme… l’ambiance était électrolysée. Les défis, les provocations, l’hypocrisie et l’intérêt des Occidentaux, les thèses des leaders Palestiniens, les solutions au différent Israélo-Palestinien, les Etats qui se trahissent les uns les autres, la présence d’Israël, cet intrus au Moyen Orient etc…

Les troubles ont débuté au Liban, les Libanais se sont divisés; des élections ont falsifié la volonté du peuple etc., des jeunes enthousiastes se sont lancés dans l’entraînement et la manipulation des armes. Des camps ont été créés partout dans une perspective d’auto-défense; les chrétiens n’ont aucune ambition d’occuper d’autres régions ou d’attaquer une autre communauté, mais les doigts sataniques, les provocations des Palestiniens et des extrémistes ont mis la feu à la poudre.

Des rassemblements se formaient à l’Hôtel de Ville, dans les places publiques, à Kaslik, pour avoir l’accord et la bénédiction des moines, car les moines sont guidés par la lumière vaticane ; les partis politiques chacun avait sa milice et s’occupait des siens… seul le Bloc National n’avait ni milice, ni arsenaux mais des forces silencieuses qui sont majoritaires.. et les intellectuels…

Une petite formation très limitée a vu le jour au Kesrouan entouré par deux ou trois moines de l’Ordre Libanais (sans avoir l’accord officiel de l’Ordre). C’étaient comme les aumôniers dans les grandes armées. Nous avions pris une base sur les hauteurs de Kesrouan; c’était aussi une nouvelle expérience d’une vie pastorale, scoutisme, de nouvelles relations et connaissances; le nombre de participants n’a jamais dépassé les centaines – Où était le Père Saba dans tout cela? il était le vrai, l’unique animateur, la colonne vertébrale de tout ce rassemblement; il assurait tout ce dont nous avions besoin: vêtements, munitions, entraineurs, provisions, matériel… il célébrait la messe et communiait les croyants.

Ce fut une occasion pour se rapprocher du Père Martinos et découvrir son grand cœur son ouverture d’esprit, son dévouement pour autrui et l’oubli de soi. Ce petit rassemblement ne dura que l’espace d’une saison; on crut qu’avec l’élection d’un nouveau Président les choses allaient changer, ce qui n’advint pas; le pays a basculé dans cette sale guerre civile entre milices belligérantes et Palestiniens etc,… l’Occident hypocrite et Israël menaient le jeu avec leurs agents.

Je rencontrais le père Martinos presque quotidiennement car je passais tous les matins à l’Université. J’étais toujours le bienvenu; on se saluait, on échangeait quelques réflexions. Par le fait de ses activités trop variées, Père Saba bougeait beaucoup; il avait beaucoup de contacts de projets, d’affaires, de démarches, des réparations à réaliser; il y passait beaucoup de son temps. Un Ordre religieux est une institution très démocratique; le dernier mot est prononcé dans les urnes; on respecte la voix de la majorité. Tous les six ans, les moines doivent élire un nouveau directoire composé par le supérieur général ou l’Abbé, puis quatre administrateurs, économe, conseillers etc… L’Abbé général et son « conseil » nomment les directeurs des couvents, écoles, hôpitaux, paroisses et font de nouvelles nominations et distributions pour une durée de quatre ans. Tout le personnel obéit et exécute les ordres.

Quelquefois la politique et les politiciens interviennent indirectement dans les coulisses mais je crois que c’est la volonté du Père céleste qui pèse de tout son poids, car tout le monde est convaincu que la politique n’est pas un produit de la pensée: c’en est un sous-produit et au Liban elle est de mauvaise qualité.

L’un de nos ambassadeurs à l’ONU me raconta cette blague: Un jeune homme et une jeune fille amoureux, voulaient se marier et aux questions de l’épouse: Quelle maison allons nous choisir? Quels meubles? Quel matériel électro ménager ? Quels tapis ? etc… le jeune garçon répondait: délivre moi de ces petites choses ; fais cela toi-même, laisse-moi les grandes affaires. Bref, ils se sont mariés. Un enfant est né et l’épouse de questionner: Quel nom allons-nous choisir ? Quelle école ? Quelle voiture, etc… ? et l’époux de répondre : « ne me préoccupe pas par ces petites choses ; décide toi-même et laisse moi m’occuper des plus grandes » et la famille grandissait, et la pauvre épouse devait faire tout elle-même, laissant à son mari les plus grandes affaires. Elle lui posa un jour la question autrement: cher époux quelles sont les grandes affaires desquelles tu t’occupes ? Il lui répondit : « Le Vietnam, la Corée, l’Ukraine, le printemps Arabe etc… » Pauvre épouse, tu as été exploitée en abandonnant les grandes affaires à ton époux!

Dans l’Ordre libanais, il n’y a pas de grandes affaires; elles sont petites mais toutes de grande importance et traitées avec amour et capacité. Les affaires patriotiques, les travaux des champs, la construction des églises, écoles, couvents, planter un arbre, affaires sociales, aider les démunis, servir les paroisses, sauver des âmes, servir un malade, prier, penser, éduquer, se sacrifier, etc… ce sont des affaires sérieuses, vitales, nécessaires…

Tous ces actes le père Martinos les prenait à sa charge sans se plaindre et il savait trouver la solution adéquate. Même dans les Ordres, partout sur la planète, il y a des médiocres qui côtoient les excellents: il y a des parasites qui se développent aux frais des dynamiques, des bons et des grands.

Pour le brave Père Martinos les théories, les suggestions, les idées, les plans.. n’avaient de sens que lorsqu’ils étaient réalisables et prenaient corps et formes…

L’USE était un monastère, un séminaire et une université (avec deux ou trois Facultés) et pour garçons ; pour évoluer, devenir une Université avec plusieurs facultés et bien sûr mixte, on a dû séparer le séminaire et le reporter à Ghosta, Notre-Dame, et voulant agrandir et créer une faculté d’Architecture sans passer par le père Martinos, et construire rapidement sans exploiter des sous-sols : salles de conférences, laboratoires, parking etc… Je suis certain que le père Martinos n’était pas d’accord sur tout ce qui a été réalisé.

Nouvelle assemblée, des mutations, des changements, pourquoi pas? Le père Saba fut muté et envoyé comme supérieur d’un couvent non loin de Kaslik. Le moine doit obéir à son supérieur, c’est la règle du jeu.

Dès les premiers siècles du christianisme, les Ordres religieux, les communautés, les couvents… ont proliféré partout autour de la Méditerranée, en Europe, en Syrie, en Afrique, en Asie.

En France des monastères poussaient partout comme les champignons, Cluny, Chartreux.

Certains monastères ont vu le nombre des moines atteindre le millier, dans les déserts d’Egypte et de Syrie et dans les forêts à défricher d’Europe.

A part les prières, les vœux, la vie monacale, chacun y exerçait un métier, maçons, agriculteurs, coiffeurs, forgerons, sculpteurs, tailleurs, menuisiers, vitriers, cuisiniers, guérisseurs, tapissiers etc… Dans chaque domaine on accédait à un spécialiste en place, des manuels ou des intellectuels et des dirigeants.

Cet univers monacal était organisé, on y trouvait des actifs qui se sacrifiaient pour la communauté; d’autres étaient plus médiocres et nonchalants. Quelques uns dans cette vie retirée cherchaient Dieu, la lumière spirituelle et parvenaient à accéder à la sainteté…

Certains de ces monastères étaient en pleine ville, tel Cluny, mais d’autres retirés dans la campagne ou des endroits retirés, tels les Chartreux…

Les uns s’adonnaient à des activités dans les paroisses, les écoles, les villages ou dans des couvents de religieuses…

Des moines ou des religieuses reclus vivant loin de ce monde, c’étaient les ermites.

Le Liban entretenait des liens, des relations, des échanges avec l’Europe et toute la chrétienté.

Les couvents et Ordres de moines s’y étaient répandus depuis l’arrivée de l’Egypte des disciples de St. Antoine et leur contacts avec les disciples de St Maron venus du Nord à partir du 5ème siècle. Les monastères ont commencé à fleurir un peu partout. Les Ordres religieux se sont organisés, la vie monastique devenait même le rêve de beaucoup de croyants… de la haute montagne du Nord au Sud jusqu’au bord de la mer, les monastères et couvents se sont érigés au nom de Saints et Saintes: St Antoine, la Vierge Marie, St. Elie, St Jean etc….

Les Ordres chrétiens étaient pour tous les chrétiens; on y a vu des moines Ethiopiens ou Syriens qui rejoignaient les couvents et les ermitages.

Le nombre des moines par couvrent ne dépassait pas la dizaine, à part les petits séminaires où l’on atteignait parfois une centaine surtout durant les crises après 1840 – 1860. Les moines de l’Ordre St Antoine Kazhaya dépassaient les huit cents dit-on. Tous se consacraient corps et âme à leur Ordre les uns construisaient les couvents, les églises, les murs des terrasses, défrichaient des terres forestières pour en faire des terres agricoles, ramassant les grandes pierres pour la construction, les pierres plus petites étaient utilisées comme soutien, contre poids, pour que les murs ne s’écroulent pas ; les pierrailles plus petites étaient rassemblées et remplissaient des creux, pour atteindre enfin en couche supérieure la bonne terre qui donne une abondante récolte.

Ces moines découvraient la joie, le bonheur dans leurs tâches ; des moines couturiers, menuisiers charpentiers etc… des moines qui aspiraient à la Sainteté et voyaient Dieu avec qui ils étaient en communion.
Les moines participaient aux entraides dans leur milieu ; ils aidaient les paysans, leur enseignaient le «comment faire». Ils participaient à la vie de leur paroisse ; les plus « lettrés » faisaient le catéchisme, en enseignant les rudiments de l’arabe et du français. On disait en dicton : «celui qui a une barbe a aussi un jardin” ils sous entendaient une source de richesse. On disait de quelqu’un qu’il avait la vocation – c’est possible – mais souvent c’était un moyen de recevoir une culture, d’avoir des disciplines, de voyager, de se former, même si en cours de route on abandonnait donnant comme prétexte: « ce n’était pas sa vocation » – sur une centaine d’appelés, il ne restait quelquefois que un, deux, trois, ou aucun élu. C’était bien, car actuellement dans toute l’Europe, certains couvents n’ont plus une seule vocation – c’est malheureux ; ils me font tristesse. Je songe à Napoléon disant à l’astronome Laplace à la fin du XVIII siècle, lui reprochant de n’avoir pas mentionné une seule fois le « grand Architecte dans son ouvrage « La Mécanique Céleste » et Laplace de lui dire : “Sir, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse” et depuis, science et religion n’ont cessé de s’éloigner l’une de l’autre. Aujourd’hui, les régularités de la nature sont appelées « lois » cosmiques sans se poser la question de leur origine. N’y a-t-il pas un Napoléon en chacun de nous ? Ne nous posons nous pas la même question “et Dieu en tout cela ?”

Au Liban, je viens de dire, il se trouve beaucoup d’Ordres pour religieux et religieuses. L’âge d’or des communautés aura été la deuxième moitié du XIXème siècle et le début du XXème. Des centaines de Saints et de Saintes se sont manifestés au fur et à mesure. Des saints pour toute l’humanité car le saint perd sa nationalité terrestre pour rejoindre la céleste, catholique et universelle. En ce Liban “terre d’accueil” d’hospitalité, de poésie, de prière, de sainteté et d’amour etc…

Depuis les années 60 jusqu’à nos jours, j’ai visité des dizaines de monastères, couvents, maisons paroissiales etc… j’ai été toujours saisi par cette sensation du sacré, cet appel à la prière, cette simplicité et authenticité des occupants des lieux. Parfois, je trouvais un seul moine dans une grande et ancienne bâtisse avec de grandes propriétés abandonnées souvent; à peine ce vieux moine pouvait-il cultiver une parcelle, ou nettoyer les herbes sauvages qui envahissent le lieu. Le moine doit s’occuper de la chapelle et de ces quelques fidèles qui viennent encore prier. En ces vestiges presque abandonnés, les autorités se trouvant dans les grandes villes, séminaires, universités, écoles on envoyait les novices, séminaristes durant l’été, passer quelques semaines, travailler pour réanimer, même si c’est pour un laps de temps, ces lieux délaissés.

La propriété individuelle d’un moine, n’a pas de sens; à sa disposition se trouve des dizaines de couvents où il peut exercer ses activités ; leurs propriétés ne sont qu’un tremplin, un endroit de méditation d’où on se prépare et s’auréole vers le Paradis – le religieux est lui-même un bien à la disposition des croyants puisqu’il sert le Christ, l’Eglise et son troupeau.

Au Liban, il n’y a pas de couvents en ruines; ils sont tous restaurés, réorganisés, réanimés: vivants.

Dans ces couvents construits par les moines eux-mêmes, on retrouve en entrant, la paix de l’âme, avec le patio intérieur et le cloître; on sent qu’on y est isolé du monde et que cette unique ouverture vers le haut, le ciel, nous ouvre le paradis.

Les moines dont la mission première était d’être près des paysans dans leur vie quotidienne ont élargi leurs horizons ; ils se sont lancés dans l’enseignement, primaire, secondaire et universitaire. Est-ce un gain ou une perte ? Est-ce que le travail scolaire n’altère pas la vie méditative de moine de tous les jours?

Un bon moine, intelligent et instruit, peut rendre service à la communauté des croyants, sa présence exemplaire, sa prière, son enseignement, ses livres… ses interventions épistolaires, ses prêches, sa mise en train des cérémonies… Fra Angelico, fut un peintre exceptionnel…

Des moines passent pour être des érudits, des penseurs; les frères “prêcheurs” ce sont les dominicains.

Les fondateurs des Ordres depuis St Antoine, ont-ils pensé que les Ordres évolueraient autrement ? Trop de questions à poser… l’important c’est la conviction de chacun dans ses propres actes, activités, dévouement. Les choses ont certes changé, les idéaux, les gens aussi, les nécessités de la vie aussi.

Jadis, les braves montagnards faisaient vœu et venaient travailler dans les propriétés des couvents afin qu’ils demeurent prospères, riches, productifs ; ils les considéraient comme le bien commun de la communauté.

Durant la première guerre mondiale, l’Ordre Libanais des moines n’a-t-il pas hypothéqué tous ses biens pour acheter des céréales à tous les Libanais de toutes les confessions ? La famine planifiée par les Ottomans alors sévissait et tuait des innocents plus que la guerre. Dans le système des Ordres, la démocratie était respectée, tout le personnel devait obéir au supérieur même s’il était le plus jeune et on l’appelait « Père » ; oui le supérieur était le père de la famille encloîtrée.

Dans l’Ordre, on pouvait être le généralissime abbé, supérieur général, et une fois son mandat expiré, on redevenait un moine ordinaire qui devait obéir à ses supérieurs.

Beaucoup de moines étaient des saints; quelques uns faisaient même des miracles de leur vivant – Que d’histoires ne raconte-t-on pas par de témoins honnêtes sur tel ou tel autre. Les jeunes espiègles qui avaient rempli d’eau la lampe à pétrole du saint ermite Charbel et qui virent qu’elle ne s’éteignait pas.

Entre temps les belligérances en 1975 gagnaient du terrain : un complot poussa les Libanais dans une guerre civile entre Palestiniens et gauchissants et des nationalistes Libanais pour défendre leur cher Liban et résister à ce complot fomenté par les forces du mal ; la guerre des autres sur le sol national ; les Palestiniens auraient dû refuser de porter les armes contre les Libanais hospitaliers… d’ailleurs ils perdirent leur cause et signèrent leur fin. Les Libanais ont souffert de cette guerre et l’infrastructure du Liban fut disloquée … mais je crois, et l’histoire le prouvera, ce ne sont pas les Libanais qui payeront cette lourde facture mais leurs adversaires. Une chose à savoir : si les chrétiens sont en Paix et en sécurité, tout le Liban le sera avec les autres communautés.

Le père Martinos ne dormait plus, son devoir était d’aider tout le monde sans discrimination.

Quand des extrémistes chrétiens, je me souviens, eurent pris en otage deux pullmans qui se dirigeaient vers Tripoli, Père Martinos déploya toutes ses capacités pour les libérer. On ne doit pas toucher à des innocents. Notre mission est celle de l’amour et une entête dit : on ne juge pas une personne pour ses convictions personnelles. Il s’activait pour ravitailler la région en gasoil, en farine et blé pour les boulangeries, assurer des médicaments nécessaires pour ceux qui en avaient besoin, on analysait les situations souvent ensemble, nous étions inquiets de voir l’Europe et l’Occident ne rien vouloir faire pour mettre fin à la crise, eux qui sont si puissants !

Le père Martinos se sentait obligé d’aider tout ceux qui étaient dans le besoin; il était juste et impartial. Nous reviendrons au fur et à mesure de l’évolution des évènements pour voir les positions prises par Père Martinos.

Voilà le père Martinos qui déménage pour le nouveau couvent « Mar Youssef el Borj » St Joseph de la Tour situé sur une colline face à la mer et surplombant le Nahr El Kalb. L’endroit est pittoresque, à cinq minutes de Kaslik. Toute une colline; le seul inconvénient était le « camp » des Palestiniens sur la route du couvent à l’Ouest. Là, les moines avaient offert un vaste terrain pour installer de malheureux chrétiens chassés de Palestine en 1948.

Avec la montée d’Arafat, les Palestiniens ivres de gloire se croyaient tout puissants et tout leur était permis – ils firent des barrages, inspectant et fouillant les voitures, intimidant les gens. Ils oublièrent avec quel grand cœur et générosité ils avaient été reçus pendant un demi siècle. Or le père Martinos, supérieur du couvent, devait passer tous les jours par la route menant à son monastère et servant aussi le camp. Des effrontés palestiniens armés jusqu’aux dents avaient monté un barrage et inspectaient toutes les voitures et passants; le père Martinos passait: un milicien lui ordonna de garer sa voiture et de descendre de son bolide, ce qui était un affront de la part des Palestiniens même chrétiens. Le Père supérieur de Mar Youssef el Borj, stoppa la voiture en pleine route, leur ordonna : « Je ne descend pas; débarrassez immédiatement votre barrage ; ni vous ni vos armes ne me font peur ; rapidement, sinon je sais comment vous écraser, espèces d’agents, peu reconnaissants, effrontés et ingrats etc… ».

Les fantassins délibérèrent entre eux, et en quelques minutes ils prirent leur matériel et armement et se retirèrent.

Les Palestiniens aimaient les parades et les démonstrations; depuis, la route est sécurisée et calme. Etre entouré par cette armada de pauvres gens, ingrats et sans éducation ; un camp n’est pas une favéla; cette dernière est soumise à l’Etat. Le grand problème des Palestiniens, dont la cause est juste, c’est d’avoir accepté d’être placés sous le toit de l’UNRWA ; c’est-à-dire devenir mendiants et vivre aux dépends des Nations Unies ; pourtant un seul puits de pétrole pourrait assurer leur existence. Israël ne les a pas chassés de leur propre pays, mais elle en a fait des mendiants, sans volonté, à la merci des nations – au camp de Mar Youssef El Borj, la nourriture est distribuée; les écoles sont attachées à l’UNRWA ; les cliniques et toutes leur existence aussi. Ils auraient dû refuser leur situation depuis les années 48 et se disperser en révolutionnaires dans tout le riche monde arabe et la planète; mais le complot était planifié ainsi, que peut-on faire nous autres Libanais, et le père Martinos Saba aussi ? Il a pu par sa stratégie, apaiser les enragés et calmer les esprits jusqu’au jour où la 8ème armée écrasa et intimida ces réactionnaires pour toujours.

Cette belle colline où est érigé le couvent est un endroit merveilleux avec plusieurs centres touristiques, hôtels, restaurants, clubs etc… le coin est stratégique. Les tranchées furent creusées jadis; l’artillerie déployée; de ce coin on peut dominer une grande partie de la côte et de la mer. La colline est une vraie forteresse imprenable.

Actuellement dans un monastère qui peut abriter vingt, trente moines ou plus, on n’en trouve que un, deux, ou trois… Je crois que à Mar Youssef, il y avait le supérieur plus un ou deux moines et quelques domestiques, jardinier, cuisinier, gardien…

Le père Saba s’est lancé dans la restauration, l’aménagement, le bon fonctionnement de l’ensemble. Il me demanda de lui restaurer la toile de l’Eglise, St Joseph. Il mit la vie dans ce lieu, surtout le va et vient, les visiteurs, les pèlerins, les croyants, ceux qui viennent prier en retraite et méditer en ce lieu calme et tranquille; de là on peut faire une marche d’une demi-heure pour atteindre un autre couvent et ermitage, tel, le haut-lieu de sainteté, notre Dame de Tamich qui est un séminaire préparatoire pour les novices et où se trouvaient jadis des centaines d’aspirants.

Dans chaque couvent où passa le Père Martinos il laissa ses empreintes. Il est le moine constructeur qui est toujours présent; il ne connait pas l’anonymat. D’ailleurs les autres collègues devant toute difficulté le consultent et demandent son aide. Nous l’avons à plusieurs reprises visité; il s’organisait à ne jamais laisser le couvent vide ; lorsqu’on frappe à la porte d’un couvent, il faut que quelqu’un ouvre, accueille, entende. Le couvent ne doit jamais être désertique, la présence humaine est indispensable même en ces temps où les vocations diminuent ; les appelés ont les oreilles bloquées et sont sourds; la voix du Seigneur n’arrive pas à enflammer leur âme; que faut-il faire ? Il faut un retour aux sources, à la simplicité, la foi, l’amour du prochain.

Supérieur à Mar Youssef, il passait souvent à Kaslik où il s’occupait d’un tas d’affaires; son mandat terminé, quatre ans, qui passèrent comme l’éclair, le Père Martinos s’est vu supérieur d’un autre monastère à Daraya – St. Roch – sur la route reliant le Kesrouan au Metn à la hauteur de Bikfaya. Une route des plus agréables; un couvent qu’on pouvait atteindre par Ajaltoun, Reyfoun ou l’autoroute après Jeita – un classique Monastère avec des arcades donnant sur le patio-carré intérieur; l’église qui a une entrée intérieure et extérieure pour les paroissiens qui viennent des bourgs voisins assister à la messe; un oranger d’éclatante verdure et quelques autres arbres et fleurs y sont plantés – c’est un coin de paradis. Le Père supérieur se lança dans un projet: vitrer les arcades intérieures qui protègeront les corridors et les chambres du froid, de la pluie, et des vents orageux. Restauration et peinture de toutes les portes et fenêtres, recarrelage du parquet, peinture des murs, travaux dans l’église, la toile de St. Roch, les outils de l’autel, tout fut revisité de fond en comble; un autre projet en dehors du couvent : plusieurs hectares de forêts défrichés et la terre retournée en terrasse, plantées d’arbres fruitiers, pommiers, poiriers, pêchers etc.… Le paysage autour du monastère fut changé; le nombre des moines augmenta.

Un couvent où se manifeste la vie, la vitalité est très recherché – mais que faire des ambitions du père Martinos, lui qui désire assurer tous les services à la région; voyant que les autocars transportaient tous les élèves, il décida de créer une école dans la région même à une centaine de mètres du couvent.

Créer une école avec toutes les exigences actuelles dans le domaine de l’éducation est une aventure qui a beaucoup de risques. Si ce n’était pas lui le père Martinos qui allait édifier une école, quel autre moine oserait s’attaquer à un pareil projet? Les intellectuels qui sont à Kaslik? Les bavards, conférenciers de l’enseignement supérieur? Ou les Pères docteurs qui se croient être auréolés de gloire ? Personne! Il faut une décision, une volonté, l’amour de son œuvre et la connaissance du domaine où l’on investit; le cas s’était présenté une fois à Byblos, un certain moine, le Père Elie a pu réaliser, exécuter, organiser planifier… tout l’essor de l’Hôpital Notre Dame du Secours Quand on s’élance, il ne faut pas faire le mauvais pas.

Ce qu’a fait le Père Martinos, d’un terrain forestier, rocheux, il a élevé un centre culturel d’enseignement ; une grande école a surgi en pleine nature en respectant l’environnement et préservant de très beaux rochers de la destruction. Le père Martinos Saba qui est de nature conservateur est avant-gardiste dans ses pensées, ses convictions; il vit son siècle, le troisième millénaire; à l’école toutes les activités sont pratiquées en plus des études classiques, les activités parallèles sont très variées, artistiques, dessin, peinture, danse, théâtre, les compétitions sportives, le sport équestre avec une écurie où il y a plusieurs chevaux, les jeux d’échecs et autres, le scoutisme, la musique, les travaux pratiques et manuels, les sorties organisées, les concours, etc…

L’école est des plus modernes, un corps enseignant de grande capacité, une direction qui ne fait pas de discrimination, une pédagogie orientée par une équipe très performante – les écoliers viennent de plus en plus nombreux, les classes augmentent ; ils débutèrent par le primaire, ensuite le complémentaire et les secondaires – Le père Saba, créateur de ce complexe scolaire, aime son œuvre qui est son produit ; il surmonta toutes les difficultés pour arriver à l’état où se trouvent les choses, et l’école a vu le jour …

Mais le septième jour, celui du repos, est encore très loin. Le père Saba ne connait pas de repos, il se donne d’une activité à une autre, des projets en perspective. Il pourra ainsi aider les pauvres gens… Ambroise Paré, le père de toute la chirurgie, qui soigna plusieurs monarques et fit des milliers d’opérations dans les armées, à une question de Charles IX “j’espère bien que tu vas mieux soigner les rois que les pauvres? Il répondit: Non Sire, c’est impossible, car je soigne les pauvres comme les rois… je soigne et c’est Dieu qui guérit”. Les classes sociales, les aristocrates, nobles… tout cela n’intéresse pas le père Saba – il est le père de toute une génération quel que soit le rang social. Ce qui attrista le père Martinos, ce fut la guerre Christiano-Chrétienne ou Maronito-Maronite. Le général Aoun et ses troupes se trouvaient à Bikfaya, les miliciens des forces Libanaises positionnées à Kleyaate.

Le monastère se trouvait entre deux puissants feux; les obus tombaient sur St. Roch comme la pluie, des deux côtés. Il est facile de détruire et très dur de construire. Le Père Martinos pleurait de tristesse; il n’a jamais quitté les lieux durant les affrontements. Il se protégeait dans des coins inférieurs pas très exposés. Une fois l’accalmie proclamée, c’est un grand chantier qui y a débuté – tuiles et terrasses, murailles… tout était détruit.

Le père Martinos s’est mis à l’œuvre; un chantier nouveau se présente; un triste chantier, une restauration causée par des milices se disant chrétiennes et défendant les chrétiens – mensonges!

Le père Saba n’a jamais détruit; il est l’apôtre du développement, du progrès, de la vie, du renouveau, de la résurrection; cela n’a pas empêché le brave moine de progresser, d’améliorer son institution, d’être au service de tous les Libanais.

Il avait noté dans le journal de bord du couvent tous les évènements au jour le jour – quand un obus touchait le couvent, le père Martinos sentait son cœur se briser comme si l’engin l’avait touché de front. C’est qu’il ne séparait pas ses « moi » du couvent, de l’école, des jardins, de ses œuvres ; lui et eux formaient une seule unité. Le révérend Père, priait, demandant à notre Père céleste de mettre fin aux escalades, d’aider tous les Libanais à s’entendre, à coexister en paix. Que de notables et de personnalités haut placées de toutes confessions sont passés par le couvent St. Roch pour s’informer de l’état du Père et du couvent.

De nature, il est serviable et bon, il accepte autrui et tout dialogue constructif. Les thèses utopiques et inabordables ne l’intéressent pas. Eduquer la jeunesse, instruire, cultiver la société, les liens familiaux, s’occuper de la terre, des arbres, de l’agriculture, pour une bonne production, assurer le travail à ceux qui en ont besoin, aider, aimer, prêcher la bonne nouvelle… c’est son ambition – il a les pieds sur terre n’est-ce pas?
De St. Roch à Ghosta, c’est-à-peine à une vingtaine de minutes; où se trouve l’illustre monastère Notre-Dame de Nesbay; une spacieuse et belle église; les arcades sur trois étages; des murailles telles une forteresse et une esplanade qui donne sur Beyrouth et la mer, une vue panoramique unique. Ce monastère est peuplé par la communauté, car il est aussi un séminaire pour les universitaires. De même, le village de Ajaltoun où se trouve St Challita, un ”Antoche” (une maison paroissiale) tenue, par un ou deux moines et qui sert les paroissiens…

Si on se dirige vers le Nord, c’est un autre “Antoche” et un centre d’estivage du côté de Meyrouba à un quart d’heure près; ou si on prend la route sud, celle de Bikfaya, on atterrit à Beit Chabab où se trouve une des plus grandes écoles et monastère de l’Ordre qui l’a offert pour les handicapés du Liban, et tenu par de grands spécialistes.

St Roch si l’on veut est un point central, lieu entouré de routes qui facilitent l’accès au couvent et à l’école.

Non loin de St. Roch et de l’école, se trouvent plusieurs résidences et surtout des dizaines de grands restaurants qui s’activent en été; un centre de tourisme très recherché. Les gens, la foule sont comme des essaims d’abeilles.

Les voitures circulent par milliers et les visiteurs empruntent souvent l’autoroute passant devant le couvent. On voit son clocher, les tuiles rouges du toit, la vigne devant l’entrée. D’habitude, les traditions veulent, chez les chrétiens, de faire le signe de la croix en passant devant le couvent par respect aux lieux. Il y a à peine cinquante ans, le couvent se trouvait en pleine forêt, sans route, à peine un sentier où pouvaient passer les gens, les quadrupèdes et troupeaux de chèvres… Ils étaient courageux nos aïeux, c’étaient de vrais pionniers.

Dans son histoire qui date depuis sa fondation, il y avait des saints pères anachorètes vivant dans la plus grande sainteté, actifs dans le domaine de la prière, du travail, obéissants à la volonté supérieure… Sur le plan spirituel, ce sont des êtres très unis au Seigneur, dans leur éducation, formation, vocation, ils se sacrifient pour autrui et pour répandre la parole du Seigneur. Les monastères au Liban, dans toute la Syrie, l’Iraq etc… étaient des phares qui orientaient les peuples dans le bon chemin; quand ces phares ont été éteints dans le monde moyen-oriental, c’est l’obscurité qui s’est propagée dans les cœurs et les âmes.

Dans ce vaste sultanat Ottoman qui a subjugué les pays occupés durant cinq siècles, il n’y avait aucune voix qui s’élevait contre l’injustice, l’oppression, les massacres, la terreur etc.… La botte Ottomane écrasait tous les peuples soumis au Sultan.

Seule la voix des maronites retentissait partout en Occident dénonçant la terreur Ottomane et les dirigeants Ottomans craignaient les consuls Européens en fonction au Liban.

Je veux dire que la voix sur terre comme au paradis était celle de ces braves moines dont des centaines ont été élevés aux rangs de la sainteté, même si on ignore leurs noms et leur histoire, des centaines de saints aux noms inconnus, St Hardini, Ste Rafca ou St Charbel etc… sont les héritiers d’un patrimoine de sainteté exceptionnel… et les moines du XXIème siècle… oui ceux là aussi suivent la ligne tracée par leurs aïeux et les bons éléments y sont de loin plus nombreux que les indifférents, nonchalants, paresseux…

Dans tous les Ordres, il y a de tout puisqu’il y a la liberté, l’intervention divine, le choix, l’amour, et l’on croit à ce Jugement dernier bien représenté par Michel Ange : il suffit de voir la Vierge près du Christ presque apeurée et n’osant intervenir au près de son fils jugeant chacun d’après ses actes.

Jadis, moines et paysans faisaient une seule unité. Tous les ouvriers, associés, agriculteurs, travaillaient dans les terrains et propriétés du couvent ou dans leurs propriétés ; ils suivaient le même rythme quotidien des moines: prière le matin, le repos du midi, l’angélus le soir, partageaient la même nourriture, se partageaient leur temps, leur bien, leur foi. Je me souviens durant les années quarante : des soirs, un frère venait de l’école voisine emprunter huit ou dix pièces de pain qu’ils rendaient le lendemain, et le contraire aussi. Il n’y avait pas de boulangerie, de vente etc… Chacun faisait son pain chez soi – ne dit-on pas dans un dicton Libanais : entre nous, il y a du pain et du sel; c’est-à-dire nous sommes très rapprochés, des frères, des amis, nous sommes unis par le pain comme notre union avec le Saint Sacrement.

Les paysans, envoyaient leurs enfants étudier chez les moines, des notions de lectures, dans les livres saints, les épitres, l’enfant qui lisait les épitres durant la messe était fier et heureux comme un prince.

Les moines (sauf les ermites) n’étaient pas cloîtrés ; ils étaient présents dans la vie, le bonheur et le malheur ; ils aimaient leur environnement et se dépensaient pour aider, instruire, guérir, construire, etc.… Il y a beaucoup de moines comme le père Martinos, je ne dis pas qu’il est l’unique ; mais il est unique en ses réalisations, ses œuvres; il y a les moines qui représentent l’élite, les commandos, les forces Delta, des héros, des âmes enflammées qui se donnent avec Passion à Notre Seigneur; ils sont très peu nombreux: un ou deux actuellement; ce sont les ermites qui s’unissaient à Jésus dans leurs prières, leur vie, et qui souvent atteignent la sainteté.

L’histoire ne se termine pas là. Le père Martinos ne connait pas le repos ; il n’aura jamais de retraite ; il ne cesse d’améliorer, de restructurer, de développer l’établissement qu’il a créé et partout où il peut se donner dans son Ordre, malgré plusieurs séjours à l’hôpital pour une cause ou pour une autre ; après tout, la machine vieillit ; même si nous avons la volonté et le pouvoir, quelquefois on n’arrive pas à joindre les deux bouts. Quand il est trop surmené, il se refugie dans son bréviaire et ses prières ; je l’ai connu de près ; je peux affirmer que c’est un vrai moine qui vit ses vœux ; il se sacrifie généreusement ; l’égoïsme, la paresse, le luxe, les fantaisies etc… et leurs dérivés, ne se trouvent pas dans son vocabulaire, tout acte doit être réalisé parfaitement pour le service de tous.

Le père Saba est conscient en ce début du troisième millénaire, que beaucoup de choses, de conceptions, de pratiques, de mœurs, de modes de vie, de relations, de liens, d’échanges, de communications, de vocations… doivent évoluer; c’est la règle du jeu.

Je crois personnellement que les Ordres au Liban sont préparés et qualifiés à toute évolution. Le Messie, dans sa mission cosmique n’est pas limité dans le temps et l’espace ; il se peut que le christianisme soit encore à ses débuts et que dans cinq mille ans, l’épanouissement de la gloire, de la vérité, de l’amour… touchera toute l’humanité… L’Ordre Libanais continuera d’une génération à une autre à donner des saints desquels nous sommes tous assoiffés. Un récent dicton occidental résume : « si deux personnes, l’une vieille et l’autre jeune marchent l’une près de l’autre sans se parler, échanger des idées, converser etc…. , cela veut dire que l’un est le père et l’autre est son fils.”

Oui, deux générations père et fils qui n’ont aucun lien, aucun rapport mais une rupture et une sècheresse d’âme, cela est très grave; il faut animer en permanence une continuité dans les échanges, les rapports…
Une génération, c’est 20 – 25 ans. Est-il possible que l’évolution soit si vertigineuse et ingrate?

L’Ordre, dans sa structure, ne permet pas cette dégradation et dégénérescence.

La paternité n’est pas d’ordre biologique, mais relève des conceptions sociales, communautaires. Ici les rôles s’inversent harmonieusement. Pour vivre sa vocation au jour le jour, il n’est pas nécessaire d’avoir un Doctorat de Strasbourg, ou de Paris, il suffit d’avoir l’amour, la foi, la tolérance, le pardon et le sacrifice de soi…

Ces qualités ne manquent pas au père Martinos, lui qui a été toute sa vie actif et plein de dévouement, d’amour et de générosité, planificateur et travailleur, dirigeant et visionnaire… Laissant dans l’ombre ceux qui ont cru avoir réalisé des œuvres spectaculaires?

Je me souviens très bien de son frère Aad; quand nous jouions aux billes ou au ballon chez les Maristes à Jounieh, lui Martinos, adolescent encore, était dans l’ombre, ou bien il se recueillait devant la Sainte Vierge, le début d’une vocation qui enflammait son âme. Dans son village Ghosta, l’église est située aux portes du monastère ; une entrée intérieure pour les moines et un portail extérieur pour les fidèles ; église paroissiale et servant le couvent en même temps.

Les habitants de Ghosta sont fiers de leur église, de Notre Dame la protectrice, et de toutes les autres églises et couvents, par dizaines, de l’esprit patriotique. De Ghosta on observe des panoramas uniques et sensationnels, des vues merveilleuses, un village modèle.

Jadis, il n’y avait pas de services municipaux, et nos villages et ruelles et rues, étaient toutes propres, des fleurs, de la verdure partout, c’était le bon goût, un reflet de l’âme de nos concitoyens.

Père Martinos est convaincu et prêche sa conviction comme beaucoup de moines dans l’Ordre : il sait bien que Dieu nous regarde; l’œil de Dieu veille partout dans le temps et l’espace. Il est le semeur qui désire que toutes les graines tombent et poussent dans la bonne terre ; cette bonne terre est partout devenue plus fertile après le passage du père Martinos – que ce soit à l’université du St Esprit à Kaslik, dans le couvent de Mar Youssef El Borj, à Mar Roukos à Ghosta, et partout les mains bénies du père Martinos sèment la vie, le bonheur, la fertilité, l’abondance – Il n’a jamais demandé d’obtenir de hautes fonctions dans la communauté; il est un éternel soldat au service d’autrui; il préfère travailler en silence, à l’ombre, sans bruit ni parade.

Nous passons de temps à autres, un groupe d’amis, frère André, François, pour avoir de ses nouvelles. Il nous reçoit de tout son cœur, toujours souriant et accueillant, il se retrouve avec des amis, qui sont en parfaite harmonie avec ses idées, sa manière d’agir, son enthousiasme: une longue amitié qui date de plus d’un demi-siècle. Il y a un autre côté, l’autre face de la lune qu’on ignore. Il faut interviewer le Père Saba pour se documenter, rien qu’à propos de la période de belligérance entre l’armée régulières et nationale et les milices. Les nuits et les jours difficiles pour le monastère à mi-chemin entre les deux feux des assaillants. Le courageux père Saba comme le capitane d’un navire n’abandonna pas son couvent pour se réfugier ailleurs.

Les Maronites aiment leurs moines et religieux malgré les tendances vers la laïcité. Le chrétien est incapable de séparer le monde, la société, la vie publique, de la vie religieuse … c’est un problème à régler la soumission et le respect des droits civils et la liberté dans la foi et la vie intime et religieuse. Le Libanais a vécu des siècles en respectant la liberté de chaque individu.

L’entraide et les compagnons sont issus d’un esprit chrétien, en Orient et en Occident.

Même chez les anachorètes et ermites qui vivent dans la méditation, le jeûne et la prière et dont l’existence était entre les mains de Dieu, des bienfaiteurs passaient souvent donnant une aumône une aide; l’on raconte qu’un ermite en se réveillant trouva une pomme appétissante sur sa fenêtre, et il avait une faim profonde ; il s’est dit mon voisin n’a rien à manger et il est très faible, j’irai lui mettre la pomme devant sa porte. Une dizaine de jours se sont écoulés, et voilà que la pomme revient devant la porte du premier ermite après avoir fait le tour de plusieurs portes. Le saint ermite alors s’est dit : c’est la volonté du Père, je partage cette pomme avec les oiseaux qui me tiennent compagnie. Que c’est beau et humain de penser à son frère en toute chose.

Le père Martinos n’a rien réalisé pour sa propre personne ; c’est une pièce dans ce grand et merveilleux Ordre Maronite ; ce qu’il réalisa est pour Dieu, pour l’Ordre et la communauté. En ce domaine, Père Martinos est pauvre, un vœu difficile à appliquer en ces temps contemporains. Le Maître a enseigné l’amour pour Dieu et le prochain, il leur a dit aussi “Je suis la vie éternelle, l’eau vive, la voie, la route, la justice, le pain spirituel etc…”, ce que les plus grands penseurs Grecs et Romains de l’Antiquité n’ont osé dire, mais qui peut être cet Etre qui prononce ces paroles? Si ce n’est le Créateur lui-même ?

Tous nos saints dans nos Ordres, ont suivi honnêtement les paroles du Maître ; ils ont participé à sa vie, bu de son eau, communié sa nourriture solaire; parcouru, choisi sa voie, pratiqué sa justice… Le Christ est toujours parmi nous à travers le Saint Sacrement, l’Hostie.

Dans sa messe, toute simple, le père Martinos est loin de toute façade, applaudissement, hommage, louange, la une, les premières pages ; je l’ai suivi dans beaucoup de réalisations de travaux, il se chargeait de la part du lion et faisait son travail avec amour et à la perfection, sans doute, c’est un homme de talent qui vit un éternel printemps éclairé par la lumière de son esprit.

Ces longues conversations entre « intellectuels » qui traitent de généralités qui ne veulent rien dire ne l’intéressent pas ; il ne cherche jamais à avoir raison ou à gagner une bataille électorale, mais plutôt, il respecte les faiblesses d’autrui, soulage les pauvres, les malheureux ; sa mission est d’ouvrir des écoles; pour fermer des prisons dans l’avenir et donner une bonne formation à nos jeunes.

Sur l’axe principal, l’autoroute reliant le Metn au Kesrouan, il erigea un imposant monument en hommage à notre saint Neamtallah Hardini Kassab – car le St Hardini est originaire de Kelayat où sont nombreux les Kassab ; c’est une attraction pour beaucoup de passants qui s’arrêtent prier et faire des vœux. Ce n’est qu’un détail, mais le détail est quelquefois plus expressif et communicatif que de longs discours.
Actuellement, certaines congrégations pour la période de retraite et de méditations, laissent à leur personnel de choisir le lieu où ils feront leur retraite : Rome, Florence, Paris, Lourdes, Rio de Janeiro Montréal etc.… c’est-à-dire tout un budget, des dépenses inutiles pour une semaine de prière, et de passe temps.

Quand j’ai posé le pourquoi ce laisser-aller, cette liberté à un ancien chevronné de la congrégation il m’a répondu : « moi, j’irai me recueillir dans l’un de ses anciens couvents de la montagne » ; mais les choses avec cette jeunesse stupide, ont changé; ils n’assistent plus à la messe… oui les choses ont changé, pour un oui ou un non ils sautent dans les avions aux quatre coins du monde – ce que le Père Saba n’admet pas, le vœux de la pauvreté et de l’obéissance doit être vécu et appliqué. Actuellement, plusieurs monastères se sont organisés, créant des foyers où ils reçoivent des croyants, pèlerins, touristes et où ces derniers peuvent résider pour plusieurs jours pour retrouver la tranquillité de l’âme et acquérir les forces spirituelles dont ils auront besoin – ce tourisme religieux, qui attire beaucoup de nos émigrés, de citoyens, d’européens etc.… est aussi dans l’objectif de Père Martinos – il faut que nos monastères deviennent comme des ruches d’abeilles où les croyants réservent leur place … et pour qu’il n’y ait plus de couvents abandonnés ou presque vides. Je suis certain qu’un projet pareil affichera le plein en permanence.

St Roch, où se trouve actuellement le Père Martinos, est l’un des couvents typiquement monacal, le père Martinos passe son temps entre le couvent et l’école toute proche. Il connaît bien l’histoire de son patron Saint Martin, l’évêque de Tours; la tradition veut qu’il ait partagé son manteau avec un pauvre, et sa fête coïncide avec celle de l’armistice le 11 novembre.

Père Martinos, a décidé de ne pas partager seulement sa vie avec autrui, mais toute son existence est au service d’autrui.

Joseph Matar
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