Georgette ou l’amour foudroyé par un voyage

C’était un samedi vers quatre heures de l’après-midi, je célébrais mon mariage à Notre Dame ; il y avait à peine huit personnes; les deux mariés, le père et la mère d’Andrée, mon frère et ma sœur qui étaient les témoins, le curé devenu par la suite archevêque, et un chauffeur de taxi. En moins de trois ans j’ai eu deux filles et deux garçons jumeaux… Le train de vie que je menais était des plus animés : cours à donner, conférences, expositions, invitations, commandes, travaux d’atelier, voyages….

La maison à Jounieh était spacieuse, une ancienne bâtisse entourée de jardins ; nous étions pris d’assaut par les nombreux amis, parents, neveux et nièces… Comme personnel de service j’avais une Egyptienne qui tenait la maison et nous suivions un régime culinaire égyptien.

Andrée tomba gravement malade ; il fallait trouver une nurse qui s’occupe des enfants.

Dans ma carrière, je ne prenais jamais d’argent des religieuses quand je leur enseignais ou leur donnais des activités. Je passais une fois par semaine chez les religieuses de la congrégation Sainte Thérèse dans un couvent à 1200m dans la montagne, à 45 minutes de Jounieh. Mes quatre enfants m’accompagnaient. Comment les décrire ? Ils étaient adorables, les gens s’attachaient à eux, religieuses et personnel du couvent n’attendaient plus mes leçons, mais l’arrivée de mes enfants qui animaient l’atmosphère. Je déjeunais de temps à autre chez les religieuses qui s’occupaient des enfants. Une jeune fille de 16-17 ans venue d’un village des alentours vivre avec les novices et décider si elle était appelée par le Seigneur. Elle s’appelait Georgette. Elle s’était follement attachée aux enfants. Elle me supplia de venir vivre chez nous : elle s’occuperait des enfants elle-même et si possible, elle aimerait apprendre la couture. Elle préférait vivre en ville plutôt qu’à la montagne où elle n’avait de compagnie que les chèvres de son père, leurs chiens, et les animaux de la basse-cour.

La supérieure du couvent s’enthousiasma pour l’idée, quant à moi, j’exigeai de voir son père, sa mère et d’avoir leur approbation.

C’est ainsi que je connu les parents de Georgette. A leur invitation, nous partîmes un jour les visiter et passâmes toute une journée chez eux. Leur maison était en pleine forêt rocheuse, perchée à plus de 1000 mètres, près de Notre Dame de la Citadelle, suspendue dans les nuages. Plus bas, il y avait ce qui fut jadis un village, des dizaines de maisons en ruines, abandonnées par leurs habitants qui avaient émigré depuis plus de cent cinquante ans vers les quatre coins de la planète à la suite des guerres civiles et religieuses au temps des Ottomans. Plusieurs églises se trouvent encore actuellement en bon état ou à moitié restaurées. Des chênes centenaires défiant la sévérité du climat et l’injustice des occupants.

Beaucoup de grottes se trouvent toujours sur le flanc de la colline ; des sources d’eau existent partout dont les noms portent des noms de mystères : ‘les larmes de la Vierge’, ‘source de la mariée, source des pêcheurs’ etc…

Au bas de la pente, dans la vallée, une grande source, ‘El Kattine’ dont le débit d’eau faisait tourner un moulin à eau.

Le père de Georgette possède un très grand domaine dont la majeure partie était forestière, ce qui suppose l’élevage de troupeaux de chèvres qui broutent dans cette nature encore salubre. Il y avait à l’époque, des chevriers Alaouites (chiites, syriens de la côte) et dans le village une boucherie où se vendait la viande des chèvres ; une nombreuse clientèle venait de Beyrouth la capitale pour acheter cette viande que l’on peut consommer crue ou en différents plats, tels le Kebbé, le Kafta etc… ou grillée sur du charbon de bois, ou en bien d’autres préparations à l’européenne utilisant des ingrédients différents. On pouvait acquérir des œufs frais au jour le jour, des produits laitiers surtout le fromage. Le charbon de bois de chêne se trouvait là aussi ; il est très recherché par les fumeurs de narguilhés et pour les grillades. Le charbon de bois de chêne brûle lentement et dure longtemps sur le ‘tombac’ un genre de tabac mouillé… Ce charbon était préparé par des ouvriers dans le domaine du père de Georgette.

Là, le travail ne s’arrêtait jamais ; on y travaillait nuit et jour ; c’étaient les conditions de cette existence et on ne pouvait remettre le travail au lendemain.

Une réception royale nous fut réservée ; les enfants se sentirent près de la nature, jouèrent avec les chiens, caressèrent les chevreaux, cherchèrent les œufs dans le poulailler, montèrent sur l’âne qui stationnait devant la maison et grimpèrent dans les arbres, car il n’y avait pas encore de routes pour les voitures, mais un sentier étroit que les quadripèdes escaladaient, c’est-à-dire pour atteindre la maison, il fallait dix à quinze minutes de marche. Excellent programme, comme régime et pour maintenir la santé en bon état. Les noisetiers, les châtaigniers, les pruniers, les pommiers, la vigne… poussaient là en abondance. Le nom du village est ‘Chahtoul’ qui veut dire ‘bouc’ ; peu de gens connaissent le vrai sens du mot ; même le curé d’un village voisin : un jour, on lui avoua au confessionnal avoir volé un ‘Chahtoul’ et le curé de dire : « tu as volé le village ? Est-ce possible ? » Et le pénitent de corriger le ‘gros bouc’ des voisins. Beaucoup de chasseurs se promenaient dans la région à la recherche de gibier malgré l’interdiction de la chasse dans les propriétés d’autrui. Ces derniers étaient reçus et invités à prendre un verre. Les enfants garçons et filles du coin devaient faire une heure de marche aller-retour pour rejoindre l’école du village, sous la pluie et la neige, et le froid. Là on allumait du feu pour se chauffer le matin quelque fois jusqu’en juin, le vent soufflait toute la journée. Georgette avait deux sœurs plus âgées qu’elle, déjà mariées, et deux garçons et trois filles qui allaient encore à l’école. Je proposai au père d’envoyer Georges et Rose avec Georgette habiter chez nous et je les inscrirais moi-même dans une école près de ma maison. Ce qui fut immédiatement approuvé et ils furent inscrits à l’Ecole Centrale des moines à une minute de la maison à Jounieh. Je mis à leur disposition tous les trois, une grande chambre où ils dormaient étudiaient et mangeaient avec nous. Les enfants étaient très heureux d’avoir des amis, des compagnons.

Je n’ai pas encore décrit Georgette.

Georgette était à l’âge de participer au bal des débutantes, 15-16 ans, moyenne de taille, nerveuse et en permanence souriante. Elle aimait chanter, danser, s’amuser, un esprit d’enfant, de bébé plutôt. Sa peau était blanche, on pouvait compter les veines et tendons de son cou quand elle criait ou s’énervait. Une fille très câline et sentimentale, en permanence mal peignée ; ses yeux grands, purs et beaux, un front dégagé, exprimant la sincérité et l’idéalisme, ne croyait-elle pas avoir une vocation pour une vie de religieuse ? Une bouche sereine, un sourire mystérieux, en général un peu chétive malgré tous les soins que mon épouse lui administrait, lait, œufs à la coque, confiture et beurre le matin, huile de foie de morue, des vitamines, etc…mais en vain ; sa constitution était ainsi, elle ne pouvait pas grossir. C’était une fille serviable correcte, idéaliste, généreuse, courageuse et dévouée.

Elle s’était attachée aux enfants, telle une vraie mère et les enfants l’aimaient excessivement. Deux ou trois ans passèrent, 1975, et la guerre éclata, Georges, déjà un jeune homme voulut quitter Jounieh qui était en permanence sous les obus, et voulut aider son père à Chahtoul; Rose aussi qui à peine avait atteint la classe de troisième du complémentaire, s’était engagée comme infirmière dans un hôpital et voulut aussi retourner au village. Georgette refusa l’idée de nous quitter, de se séparer des enfants. Nous partions de temps à autres à Chahtoul passer une journée dans la nature. D’ailleurs les trois dernières années, nous organisions, mes amis et moi des pique-nique une semaine sur deux dans une région différente du Liban. Nous étions 5 à 6 voitures, on étudiait un programme, qu’on planifiait et exécutait à la lettre. Les enfants ont ainsi pu visiter toute la côte du nord au sud : Tripoli, Batroun, Byblos, Beyrouth, Sidon, Tyr, et la montagne du Akkar, les Cèdres, le Sannine, Faraya, les fleuves, et atteindre Jezzine, Zahleh, Baalbeck ou Héliopolis,…

En Europe, n’y a-t-il pas des foyers qui adoptent des enfants en plus des leurs ? ou qui reçoivent des stagiaires venus d’ailleurs ? C’est l’échange, c’est l’ouverture à la civilisation.
Georgette était en âge de se marier ; grande et belle ; elle avait appris un peu de couture ; elle remplissait son temps ; elle avait appris à nager ; elle suivait des activités sportives, le cinéma dans le monde, elle avait ses acteurs préférés, ses chanteurs adulés etc…

Durant les événements 1978, un grand pâtissier qui avait sa pâtisserie à Achrafieh, ‘Noura’, vint s’installer à Jounieh. C’était un ami. Je lui demandai d’engager Georgette à mi-temps pour apprendre le métier de pâtissier et remplir son temps, car on ne pouvait aller nulle part. Cela enchanta Georgette qui adorait les gâteaux, elle partait l’après-midi pour rentrer entre 8h et 10h du soir.

Un grand public animait la pâtisserie ; Georgette travaillait, aidant les chefs, vendant au public, et apprenant selon tous ses moyens. Elle m’a appris un jour comment on prépare une pâte feuilletée ; on l’exécuta à la maison ; les mille-feuilles, les forêts noires et blanches etc… Les apéritifs salés, des douceurs, etc… Georgette progressait en métier et en connaissance.
La pâtisserie était sur l’ancienne route en bord de mer avec une terrasse donnant sur la plage. Georgette venait chaque soir nous raconter tout ce qu’elle avait entendu comme histoires, événements, curiosités, situation de la crise etc… me disant que tel ami qu’elle avait vu chez nous vous saluait, me racontant des fois des historiettes incroyables. Je lui disais : « Tu es si naïve, Georgette, pour croire de choses pareilles ?

Que des milices avaient pu acquérir des engins nucléaires de la grandeur d’une balle de tennis… Que les américains viendraient avec leur flotte sauver le pays. Qu’une conférence à Genève se tiendrait spécialement pour le Liban. Que les Palestiniens se préparaient avec les terroristes pour l’invasion du Liban. Que le Vatican, ou la France… Les Soviétiques et les pays du tiers monde etc… Des phrases qu’elle entendait et venait débiter naïvement… Or un soir, elle apporta avec elle un ‘cake’ que M. Noura envoyait spécialement pour Andrée.
Rentrant de Paris, j’avais acheté trois gros volumes traitant de toutes les recettes des pâtisseries, de livres qu’on ne trouve pas dans les librairies, mais dans les maisons spécialisées. Je demandai à Andrée de préparer un cake supérieur à celui de Noura. Ce grand pâtissier, ayant goûté le cake, vint en personne chez nous à la maison demandant les secrets de la recette. Pour Georgette, c’était Austerlitz, Iéna,… Elle était fière que ses parents d’adoption aient pu surpasser son patron.

Au Liban, tout ce qui est fait maison, bien exécuté, est préféré par le consommateur.

Georgette avait une sœur qui aimait la peinture et la sculpture, elle demandait toujours mon aide. Je la recommandai à un ami sculpteur chez qui elle pratiqua ce métier ; elle ne tarda pas à voyager en France, trouvant du boulot et épousant un Français… Sa sœur en France, le rêve de l’aventure, de l’évasion rongeait le cerveau de Georgette. Chaque fois que je voyageais, elle me chargeait de lettres pour Travolta, Yannik Noah et autres… Et que je postais par scrupule.

Noura et tout le personnel aimait Georgette. C’était elle la pâtisserie. Vint un jour où Georgette me posa un tas de question sur l’un de mes élèves avocat à la cour et dont le père avait été mon compagnon de classe. C’était Tony… Un autre être s’éveilla en Georgette, elle devint une autre personne, aérienne, rêveuse, perdue, complètement bouleversée. Tony venait quotidiennement à la pâtisserie, bavarder avec sa ‘Joujou’, car le diminutif de Georges au Liban est ‘Joujou’. Tony venait souvent chez nous à la maison ; il invita Georgette plusieurs fois chez lui où il vivait avec sa mère. Un jour sa mère vint nous demander la main de Georgette, je lui ai dit que je n’avais pas d’objections, que j’aimais Tony comme mes enfants et qu’il fallait l’accord aussi de Georgette, de son père et sa mère. Les traditions au Liban laissent une large place aux parents dans des décisions pareilles : des jeunes de trente ans ou plus, des filles de 25 ans et plus, ne s’engagent pas en amour avant la bénédiction et l’accord des parents.

Elle, qui se considérait elle-même peu cultivée, elle avait à peine terminé le complémentaire, aimer un bel homme comme Tony, avocat, licencié en droit et bien placé. C’était son idéal.
C’était vrai ; j’avais adopté Georgette, sa sœur, son frère et toute la famille. Au Liban, dans les villages surtout, on est en famille avec ou sans adoption. La tante de mon épouse, richissime et sans enfants, nous avait supplié d’adopter une de mes filles ; je lui avais répondu tous les enfants sont les nôtres ; pourquoi faire des démarches d’adoption comme en Amérique, ‘tu es la tante de toute la famille et toute la famille t’appartient ; un collègue à l’université dont l’épouse était française avait cinq enfants ; il adopta en plus un petit noir malheureux et un vietnamien ; c’était un acte de civilisation, un acte d’amour et d’humanisme.

A Georgette, j’avais ouvert un compte dans une banque en son nom. Le diable lui rongeait continuellement la cervelle : elle voulait rejoindre sa sœur en France et connaître ce beau pays. Durant deux semaines je n’eus plus de nouvelles d’elle, sachant qu’elle était en son village se reposant chez ses parents. Les enfants trop attachés à elle, avaient été plusieurs fois la visiter. Entre temps Georgette avait pris la décision de voyager. Les petits paquebots qui assuraient le trajet Chypre Liban étaient nombreux.

Les chrétiens s’embarquaient de Jounieh vers Larnaca. Les musulmans de Sidon de Tripoli via Limassol. Elle avait l’adresse de sa sœur et elle était décidée à partir en cette dangereuse aventure. Elle appela sa sœur de Chypre, lui fixant la date de son arrivée au port de Marseille. Elle ne savait pas ce qui l’attendait malgré toutes les démarches que Dunia et les combines préparées pour réglementer l’entrée pour quelques jours en France pour soi-disant préparer un visa vers le Brésil où ils avaient de nombreux parents… Je n’eus plus de nouvelles de Georgette durant deux ou trois ans. Je devais voyager à Paris, ses parents me donnèrent son adresse et son numéro de téléphone me disant qu’elle s’était mariée et qu’elle habitait dans la banlieue de Marseille. Le téléphone étant en face, sur mon bureau mais je ne savais ni appeler ni par où débuter, elle était mariée dans une famille espagnole une langue que je possède très bien. Je pouvais pratiquer l’espagnol de la sorte, si Georgette répondait le choc serait moins violent et si les parents répondaient, ce serait plus calme. L’appel fait, je dis en espagnol : « est-ce ici Berg l’Etang, la maison de José, de ses parents et de Georgette ? » C’était José, l’époux de Georgette, qui était intelligent et avait un sixième sens, qui me répondit : « ne serais-tu pas José le patron, le père et l’ami de Georgette mon épouse ? Vous êtes de Jounieh, la merveilleuse baie du Liban, depuis plus de trois ans vous êtes et votre famille et les enfants (qu’il nomma un à un) le sujet de nos conversations tous les jours ; je vais vous passer Georgette. J’entendis Georgette crier du loin « Est-ce que l’appel vient du Liban ? C’est Joseph, Joseph,… je l’entendis crier, hurler, monsieur, monsieur, viens immédiatement ; nous t’attendons à la gare Saint Charles ; donne-moi des nouvelles, d’Andrée, des enfants, des parents, et de Tony etc… » Je lui demandais de se calmer, lui promettant de prendre le premier train et que demain matin je serais chez eux. En réalité, c’étaient des vacances supplémentaires, je pris le train de nuit, qui autour de 4h du matin entrait dans la gare Saint Charles.

Je somnolais, mais je n’ai pas pu m’endormir une seconde. J’avais avec moi un kilo de ‘Beklawa’, ce gâteau oriental si savouré en Europe, une bouteille d’Arak, boisson anisée, du thym, un chapelet de Notre Dame du Liban, une ‘liseuse’ en laine de mouton travaillée à la main, des photos du Liban, de la famille ; elle m’avait dit que sa fille était âgée de deux ans environ, une petite poupée… bref un cadeau qui tient du nostalgique et du sentimental.

En rentrant dans la périphérie de Marseille, le train ralentit sa vitesse, je pouvais voir les gens sur les quais, les uns attendaient d’autres arrivaient ou allaient changer de véhicules en correspondance etc… les uns sirotant un café ou mangeant un croissant. Et quand le train eut presque stoppé, j’étais debout dans mon compartiment, sur la vitre observant deux jeunes qui se dirigeaient rapidement de loin, je compris que c’étaient Georgette et José. Elle se jeta sur moi comme une hystérique ; José m’embrassa ; je ne sais comment je parvins à leur voiture, pour nous diriger vers le Berg, accolée à moi durant tout le trajet, n’en croyant pas ses yeux. Nous sommes enfin arrivés, c’était une villa de trois étages spacieuse, agréable ; le jardin très bien entretenu, Georgette et José habitaient un étage, son frère en avait un autre, mais il était fermé puisqu’il était en voyage, les parents avaient un troisième étage. Un petit et délicieux petit déjeuner avait été préparé à la Catalane, donnant un cachet espagnol au moindre détail. La sœur de José qui est docteur en médecine et directrice d’un hôpital me reçut chaleureusement, et nous quitta pour se revoir le soir ; elle était mariée et habitait à quelques kilomètres de là. La fille de Georgette, unique, ressemblait plus aux chérubins qu’aux humains ; tout le personnel était attaché à elle jusqu’à l’adoration. On se reposa une heure ou deux, puis nous partîmes en tournée dans la région. Marseille la ville, je l’avais connue depuis les années 61 et j’y étais venu plusieurs fois. A la maison, il n’y avait qu’une seule voix qui donnait des ordres, faisait taire tout le monde, un peu agaçante, etc… c’était celle de Georgette ; personne n’osait répliquer car les pauvres parents croyaient que si Georgette se fâchait, elle prendrait la fillette et s’en irait ; ils la ménageaient, la calmaient à plusieurs reprises. J’intervins en arabe l’obligeant à se taire et à être plus polie, sinon je rentre immédiatement à Paris et « tu dois avoir le plus grand respect pour la mère et le père de José et pour José lui-même, je ne te reconnais plus, tu n’avais pas ce caractère-là, agressive et méchante. Je veux m’en aller maintenant et sortir de cette maison »… Nous sommes partis tous les trois… Quand le calme fut rétabli, nous passâmes le reste de la journée dans une proche montagne où nous avons pris le déjeuner. De retour, José me montra l’usine où il travaillait ; Quant à Georgette, je n’ai plus entendu sa voix ; elle était nerveuse, enragée ; mais n’osait dire un mot devant moi. Les parents, le soir, avaient préparé un grand dîner ; J’étais au milieu de la table, Georgette à ma gauche et le docteur à ma droite et, à ma question en Espagnol « Mais comment avez-vous connu Georgette et comment a-t-elle été parachutée parmi une si gentille famille ? » Et voici la réponse : « En quittant Chypre, Georgette avait téléphoné à sa sœur. Elle n’avait pas de visa pour entrer en France, lui demandant de lui procurer un cours séjour afin de préparer des formalités pour le Brésil. Dunia sa sœur, qui est bien infiltrée et débrouillarde, avait pu obtenir un permis de quelques jours ; après quoi Georgette se dirigerait vers le Brésil. Mensonge, car Georgette n’avait rien fait comme démarches et la police était derrière elle, et un beau matin, elle s’est vue dans le commissariat de police pour être emprisonnée ou expatriée. La docteur, sœur de José, continua à me raconter ; elle était de passage au commissariat, et elle avait entendu des pleurs, des cris, des supplications : « Moi, j’aime la France, mes parents c’est la France ; je ne veux pas vous quitter ; je mourrais en France ; ne soyez pas méchants, etc… etc…, elle était toute en larmes chez le commissaire. Le docteur demanda à celui-ci de retarder l’extradition de Georgette de 15 minutes seulement… Elle contacta son frère José, et le maire, leur demandant de se diriger immédiatement vers la préfecture de Police, et expliquant à son frère José que cette fille était fort gentille, aimable, courageuse et que : « Tu te marieras avec elle immédiatement ». Elle expliqua à Georgette la gravité de la situation… Georgette quitta la préfecture sous le nom de Mme Navarro et le problème était réglé à moitié. On ne la poursuivit plus. Georgette et José se connurent au fur et à mesure, se rapprochèrent, formèrent couple et ils eurent une petite fille… L’histoire est invraisemblable mais vraie… Du vin espagnol, de la paella, des chorizos, une agréable soirée. On me donna une chambre pour dormir ; José m’entoura de soins, de même ses parents, le docteur et leur petit chien.

La nuit, Georgette ne pouvant dormir vint s’asseoir au bord de mon lit, questionnant, voulant savoir, me racontant, etc… mais le problème était le suivant : son grand amour Tony ou en était-il ? je lui dis qu’il était dans des affaires, et tâche de ne plus y penser…, il a une autre existence maintenant, et le pays le Liban est encore en guerre ; prends soin de tes nouveaux parents, de José, de ta fille ; il faut savoir sacrifier… « Je suis ta fille adoptive disait-elle ; j’ai de l’honneur ; je suis fière de toi ; accepterais-tu de lâcher un amour, celui de ma vie ? Je ne peux être lâche et ne respecter ni ma parole, ni mes sentiments » Elle pleurnichait : « c’est pour cela que je suis intraitable ; José et ses parents sont des gens adorables, humains, dévoués, honnêtes ; mais moi, je suis maudite, malheureuse… » Elle me parlait en arabe ; José venait de temps à autres animer notre soirée. Je lui ai dit : Georgette, tu n’es pas Paul et Virginie ; tu n’es ni le premier ni le dernier amour sur cette terre… Prie la Vierge et Jésus, et les saints ; calme-toi ! Quand je serai de retour au Liban, je te dirai si Tony t’a oubliée et s’il a des rapports avec d’autres, etc… » Le lendemain, il y eut une foire dans les parages ; des gens venus de partout. La sœur de Georgette Dunia nous avait rejoint etc…

Je rentrais pour le foyer Sacerdotal à Paris, bouleversé, mais très heureux d’avoir rencontré Georgette, d’avoir compris sa situation. Des fois, ils passent leur fin de semaine en Espagne où ils ont une grande propriété, maison, oliveraie. La mère de José se plaignait que Georgette était instable, nerveuse,… je l’ai priée de s’occuper d’elle comme sa propre fille.

Retour au Liban, et une visite au Nid d’aigle de Chahtoul où tous les parents de Georgette m’attendaient, des albums photos à montrer et à offrir, des cadeaux pour la mère de Georgette, une avalanche de questions… Entre temps, septembre et octobre avaient passé. Georgette était allée en Espagne ? Pour la cueillette des olives et pour presser l’huile.

Deux ou trois mois plus tard, je dus faire un saut en France pour une bourse d’un mois accordée par la Mission Culturelle. La situation au Liban s’était dégradée ; il y eut des actes terroristes à la voiture piégée ; des dizaines de tués et la malchance voulut que la déflagration ait eu lieu du côté de Sin el Fil là où se trouvait le bureau d’étude de Tony, et ce dernier venait de garer sa voiture au moment de l’explosion ; il fut déchiqueté, en pièces, et décéda sur le champ. Pauvre garçon dont le père avait été mon compagnon de classe, et son oncle et sa sœur… J’allai le lendemain, triste, à son enterrement et à l’enterrement des rêves de Georgette. Durant ce voyage en France ma fille Marina m’accompagnait. Dès mon arrivée à Paris, je contactai les Navarro : nous serions chez eux bientôt. Georgette et José nous attendaient à la gare Saint Charles. Nous arrivâmes : de grandes embrassades entre Marina et Georgette ; puis ce furent Berg l’étang et la grande joie de nous recevoir… Nous étions chargés de cadeaux du Liban, des souvenirs, des objets nostalgiques, du café et des douceurs. Tout le monde participait à la fête, sauf Georgette qui était dans un autre monde et attendait que s’éteignent les lumières pour se réfugier dans notre chambre et nous poser des questions intimes. José n’y était pour rien, ce qui le passionnait c’était de voir Georgette heureuse. Cette nuit-là, donc, nous étions dans un étage indépendant, celui du frère. J’avais étudié avec Marina toutes les réponses à n’importe quelle question. Et Georgette de nous rejoindre, de nous dire qu’on n’a pas encore abordé le sujet qui l’intéressait et qui sera toujours sa vie, sa passion, son Tony… « Oui, c’est vrai, mais d’abord, il faut du calme et il faut nous assurer que tu accepteras tout état, événement, obligation, situation… Sans hystérie et crise nerveuse ! » Elle nous les promit. « Tu sais, Georgette que le père de Tony était mon compagnon de classe et que Tony je l’aime comme mes enfants. Supposez qu’après cette longue absence de plus de quatre ans, Tony, est tombé amoureux d’une autre fille. As-tu le droit de contester ? Ou s’il a eu une vocation religieuse et est entré dans les ordres religieux pourras-tu protester ?… Ou bien s’il a voyagé dans l’un des pays des Emirats pour gagner sa vie, pourras-tu contester ? »

– Mais résumez, dit-elle, dites ce qui s’est passé ?

– Continuons ; à plusieurs reprises j’ai rencontré Tony dans la région, il me saluait et demandait de toi espérant te revoir la guerre terminée… Ses yeux larmoyaient.

– Supposé aussi qu’il ait été accidenté, hospitalisé, devenu handicapé ? … Il faudrait y voir la volonté de Dieu… et pire encore, supposé qu’une balle perdue de franc-tireur, une attaque des miliciens ? un guet apens etc… Une chose est sûre, Georgette, Tony t’a toujours aimée et il ne t’a pas abandonnée et si tu étais encore au Liban tu l’aurais accompagnée ailleurs… »

Son visage jaunissait ; la sueur coulait de son front. J’ai poursuivi :

– Georgette, depuis quelques 8 mois, comme Tony descendait de sa voiture stationnée devant son bureau, … et ça a été l’enfer ; une gigantesque déflagration a éclaté, des dizaines de victimes, tués, blessés, déchiquetés etc… parmi elle, Tony agonisait… J’ai été chez eux à la maison ; l’enterrement et le deuil ont duré plus d’une semaine ; j’ai rencontré tes parents, ta sœur, ton frère Gaby. C’était comme une noce, pas un enterrement : des jeunes qui sont morts pour leur pays, et mes amis qui t’ont représentée dans la cérémonie… Depuis mon retour je savais tout cela, mais je ne savais quoi te dire ; Marina est présente maintenant, ta fille et José ton époux qui t’aime, et l’avenir qu’il faut aborder avec courage et amour… Il faut que tu redeviennes la gentille fille que j’ai connue chez les religieuses au Liban. Promesse faite et accomplie.

La mère de José m’a demandé ce qui s’était passé : « Georgette est devenue autre ; on ne la reconnait plus… » Et Georgette de m’assurer : « J’avais pressenti cela, car s’il avait été vivant, il m’aurait contactée, ou sa mère, ou son frère… » Le miracle avait eu lieu. Nous partîmes passer toute la journée à Marseille, au port, au centre ville, églises, Notre Dame de la gare, restaurants, une journée d’évasion… Nous avons contacté par téléphone les parents de Georgette à Chahtoul, les invitant à venir en France, et c’est-ce qui, par la suite fut réalisé, son frère, sa sœur, son cousin etc… sont allés chez elle à tour de rôle.

Marina et moi, nous primes le train pour Paris et l’avion pour Beyrouth. Georgette m’avait avoué qu’elle resterait en deuil toute sa vie et que le vrai caveau de Tony ce n’est pas dans son village, mais en son cœur qu’elle arrosera de ses larmes. Nous sommes restes en contact permanent avec Georgette et José.

Au Liban beaucoup de veuves et quoique très jeunes refusent tout mariage après le décès de leur époux… entre autre, ma mère veuve a 26 ans, porta le noir jusqu’à sa mort.

Un grand poète me disait que la fille Libanaise Dieu l’a créée pour devenir une mère, une maman, comme la Sainte Vierge, alors que la Babylonienne autrefois pour être une concubine.

Le Liban et les Libanaises existent toujours. Babylone a disparu, les Babyloniennes ont été dispersées sur la planète un peu partout. Un dictons dit de deux villages, voisines ici à Byblos : Maad dont les habitants sont généreux, aimables, hospitaliers, dévoués, actifs, humains, charitables etc… et Habeline dont les habitants sont égoïstes, intrigants, peu aimables etc… . Le dicton dit : Que Dieu te démolisse ô Maad afin que tes habitants se répandent partout dans le monde comme le levain dans la pate, que vous contaminiez la planète entière par vos dons et qualités. Et que Dieu te consolide et te protège ô Habeline, afin que tes habitants restent sur place pour que personne ne connaisse leurs défauts. Que la fille Libanaise se répande partout dans le monde afin de l’améliorer.

Je vais une fois l’an à Chahtoul ou presque pour voir les vieux parents de Georgette, sa mère très âgée n’arrive plus à marcher, son père plus âgé encore ne fait que bavarder. Je me promène sur la terrasse pour méditer devant un panorama unique, marcher un peu sous les arbres centenaires, la forêt les rochers, ou dialoguer avec la nature si sauvage et humaine, ou me désaltérer à ses sources si fraîches, visiter Notre Dame de la Citadelle, ô nostalgie.

L’existence est dure, et sereine quelquefois… un grand domaine vide ou presque et que les héritiers ont abandonné. George habite la ville, Gaby est là pour dormir ou aller à la chasse. La relève est dure, les jeunes ont rompu avec les anciennes générations. Leurs passions sont autres…

La société mondaine et toute sa technologie les ont attirés. Je ne vois plus de troupeaux de chèvres, moutons, vaches… je ne vois qu’un chien vieux incapable d’aboyer et quelques poules. Le personnel qui s’occupait du lieu n’est plus. Triste histoire. Je me sens ému. Les souvenirs l’emportent, la réalité est ailleurs.

Joseph Matar
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