Hanane

Ce 25 Décembre 2009, un mardi matin, nous partîmes frère André et moi en une tournée féliciter la joyeuse fête à nos amis. Nous étions chez maître Hanane qui vit avec sa sœur Térésa dans une ancienne maison aux arcades, voûtée, aux murs épais, entourée d’arbres, de bananiers, avocatiers, citronniers.

Elles nous recevaient chaleureusement, nous offrant du « Moghli », une confiserie qu’on offre d’après les traditions le jour de la naissance d’un enfant, et quelle naissance y-a-t-il de plus glorieuse que celle de l’enfant divin, l’Enfant du Père des cieux ? Plus, un café pas bien torréfié et un tas de douceurs, chocolats, fruits etc…

Dès notre entrée, j’ai senti l’atmosphère, quelque peu lourde: Térésa venait de rentrer d’une visite d’aides aux démunis et était encore émue; elle fumait cigarettes sur cigarettes. Hanane sa sœur, l’avocate, qui est l’aînée, n’était pas dans son assiette; elle venait de vivre une période des plus dures de son existence; s’efforçant d’être souriante, elle tentait de cacher un malheur et sa souffrance, sa misère ; cela est possible quand on est devant un être ordinaire, mais moins bien quand l’interlocuteur est un « disséqueur » qui analyse et étudie les moindres nuances même imperceptibles.

Térésa a, semble-t-il dépassé facilement les cinquante ans ; Hanane en est peut-être à la soixantaine. Toutes deux belles, et deux dulcinées. L’une, Térésa, a été élue miss beauté de Byblos il y a déjà longtemps. Sveltes et élancées, aux proportions harmonieuses, avec une agréable figure, toutes les deux ont conservé le charme et la grâce de leur jeunesse. Pourquoi sont-elles encore toutes deux célibataires ? c’est leur affaire. Se marier, respecter les traditions, poser des exigences, s’attacher aux mœurs, us, coutumes, classe sociale, conception de la liberté chez les chrétiennes (dans d’autres communautés, la fille n’a pas souvent le choix ; on lui impose son époux, et quelquefois dès sa naissance). Nos deux charmantes filles sont donc toujours célibataires ; est-ce leur chance ? pour leur bien ? ou leur malheur ? est-ce leur sort ? ou une attention de la Providence ? est-ce leur choix ? ou sont-elles victimes des traditions ? de leur conception de la liberté ? du rôle des parents ? de la religion ? la peur du mariage ? elles ont dû rester au chevet de leur maman malade, pendant des années à la maison…

Bref Maître Hanane et Térésa sa sœur, célibataires de nécessité, ce jour-là souriaient et se montraient gaies et joyeuses malgré elles, mais l’artificiel ne passe pas devant le connaisseur que je suis.
L’ambiance paraissait tendue, la réception un peu artificielle, alors que ces deux demoiselles nous aiment bien, et nous étions toujours les bien venus chez elles ; elles nous considèrent comme des amis, des parents, des confidents. Je me suis permis d’aller un peu loin dans mes questions très personnelles à tel point que Hanane sortit de sa réserve pour éclater en larmes amères : Personne ne me comprend, sauf une seule collègue du bureau ; comment voulez-vous que je reste calme, ordinaire, souriante… et j’ai perdu l’être le plus important de mon existence, moi qui depuis presque deux ans, vivais un nouveau printemps, un amour d’antan que j’avais laissé tomber jadis en pleine jeunesse et cet amour avait refleuri maintenant enflammant mon prochain âge mûr…

Je viens de perdre cet être classé, différent, vrai, que depuis plus de trente ans j’avais écarté et que je venais de retrouver, il y a deux ans… Je suis brisée, je vis des instants de désespoir, de faillite, d’échec.

Personne ne me comprend. Oui, il y a très peu de personnes autour de moi, ma sœur, quelques collègues au bureau et vous autres, frère André et toi. Depuis deux ans, je vivais un rêve nouveau qui m’emportait au paradis, un rêve comme les contes des mille et une nuits. N’avais-je pas le droit de rêver ? les rêves ne font-ils pas partie de notre quotidien ? les rêves ne sont ils pas vécus intimement, avec passion, avec un cœur pétri par l’émotion ? ce cœur, mon cœur, je l’avais contraint depuis plus de trente ans, et voilà qu’il reprenait vie, s’enflammait ; mon cœur avait recommencé à battre et à me donner goût à la vie, à l’amour. Le tout, comme un château de cartes vient de s’effondrer d’un seul coup. Je suis meurtrie, je pleure mon sort, je cherche ma belle étoile en vain ; l’étoile a sombré pour toujours ; je prie la Vierge qui est devenue sourde à mes prières. Je sens le froid hivernal s’infiltrer profondément dans mes os ».

Hanane était sérieuse, et profondément angoissée, elle venait de vivre une crise de laquelle elle sortira difficilement.

Teresa regardait sa sœur sans paraitre réagir, mais le chagrin se dessinait nettement sur sa belle figure ; la situation de sa sœur n’est pas étrangère à la sienne ; elle aussi, elle sent l’automne et l’hiver de la vie s’annoncer ; elle se souvenait du temps où elle avait été élue miss Byblos, applaudie par la foule, toute gaie et pleine d’espoir ; et maintenant le soir de son existence s’approchait et le soleil des beaux jours déclinait, et Hanane de reprendre : « Personne ne me comprend, et quelle perte j’ai subie !

La flamme s’est éteinte rapidement, laissant d’amers souvenirs, etc… ». Je l’ai interrompue, lui demandant si je pouvais faire quelque chose pour l’aider, pour améliorer sa situation, son état ? Temps perdu ; elle a répondu. « Salem est décédé ; il est au paradis ; il m’attend ailleurs, dans l’au-delà ; il a succombé à une tumeur maligne ; on n’a rien pu faire; une tumeur galopante qui l’a emporté malgré toute sa richesse et tous les soins qu’on lui a accordés ; je ne peux que prier et pleurer ; j’ai été discrètement dans la région de Batroun, non loin de Ibrine, assister à une prière de requiem, en son souvenir ; les gens étaient indifférents ; Salem avait émigré depuis plus de trente cinq ans au Canada ; des personnes âgées seules se souvenaient de lui ; les jeunes ne l’ont pas connu ; ses sœurs et quelques neveux étaient présents ; j’étais incognita; les gens croyaient que j’étais venue simplement assister à la messe ; ils ne savaient pas que j’étais là, enterrant mon cœur, mes rêves, mes espoirs et que ma présence n’était pas une coïncidence ; je participais à mes propres obsèques ; je cachais mes larmes ; j’étais assise au fond de l’église, inaperçue; seul Salem pouvait sentir ma présence, lui que l’on a enterré au Québec, mais dont l’âme planait ici, au Liban, dans son village; à Byblos qu’il a tant aimée et où il avait passé sa jeunesse ». Térésa la regardait lui disant: « mais pourquoi tu ne m’as pas dit ; je t’aurais accompagnée à Batroun et aurais partagé ton malheur ; tu n’aurais pas été toute seule !.. ».

Maître Hanane est aussi un être humain avant d’être une brillante avocate. « Personne ne me comprend ; je n’ai plus d’espoir dans cette existence ; je ne suis plus jeune pour aborder de nouveaux rêves, de nouvelles aventures ; je souffre en silence ; je prie Dieu et la Vierge d’accueillir l’âme de Salem ; moi, ici, sur terre que puis-je faire autre que la participation à des œuvres de charité, à aider, autrui. Mon cœur est brisé ; je me sens écrasée dépassée ; je n’ai plus goût à rien » Hanane avait les larmes aux yeux. Pourquoi elle, et à cet âge ; elle était prête à partager l’amour de Salem, impatiente, et soudain Salem a disparu dans le nouveau monde au Québec. Ces deux dernières années Hanane les a vécues en détail, au jour le jour ; elle en a fait un journal ; elle se plaisait à relever le moindre évènement.

J’étais surpris, touché, profondément par l’état de Hanane, comme si elle me demandait confidentiellement de l’aider.

En réalité que pourrai-je faire ; lui trouver un autre Salem ? le lui cloner, c’est utopique … Mais ma curiosité m’a poussé à en savoir plus, à clarifier ce cas, à reconstituer cette histoire d’amour.

La visite terminée, j’ai promis à Hanane toute en larmes, de repasser la voir et d’être près d’elle pour partager ses peines.

Dimanche 29 Décembre ; le temps était beau, une fraîcheur ou plutôt un froid agréable créait une ambiance. Je me suis dirigé vers Batroun non loin de Byblos à une dizaine de minutes où un ami d’école depuis les années cinquante m’attendait ; on s’est dirigés ensemble vers la région d’Ibrine où on a plein de connaissances entre autre un prêtre qui vient d’être nommé Evêque et avec qui j’ai enseigné dans un séminaire, il y a longtemps. Je ne savais par où commencer ; une première visite dans une maison non loin de l’église de la paroisse, prenant le café, j’ai laissé échapper : « La messe de requiem célébrée il y a une dizaine de jours, c’était à l’intention de qui ? ai-je demandé. Eh bien, c’était une messe pour le repos de l’âme d’un certain Salem, décédé au Québec à la suite d’une grave maladie; on l’a connu jeune, ici dans les années cinquante ; dans le village, on a regretté sa perte. C’était un être généreux et bon. Malgré son exil en Amérique, il a toujours pensé à son village ; il a fait des dons, donné des aides, des bourses à nos enfants… On le regrette vraiment c’est une perte pour nous tous, ici, vraiment. Pourtant depuis qu’il avait émigré, il n’a jamais remis les pieds ici ; moi, je ne l’ai pas connu ; si vous désirez-en savoir plus, il faut vous adresser à l’évêque qui était son ami. Ce qui m’intéressait, je n’allais pas le savoir, de l’Evêque que j’ai connu au séminaire où je donnais des conférences bénévolement aux séminaristes, futurs prêtres. Quand même, j’ai passé avec mon ami à l’évêché ; l’évêque y était ; « C’est, lui ai-je dit, pour vous saluer, avoir de vos nouvelles et prendre un café… ».

L’évêque nous a reçus avec amabilité se souvenant des temps nostalgiques où nous étions ensemble et où on se rencontrait presque chaque semaine… J’ai abordé tout de suite le sujet qui m’intéressait; ..« Et ce pauvre Salem, décédé dernièrement au Québec ? Quelle perte ! a-t-il encore des parents au village ? C’était un grand bienfaiteur, un homme de cœur il a fait beaucoup de donations à ce village ; il a aidé beaucoup de démunis, participé à la restauration de l’église et à la création de deux salles polyvalentes, à l’école du village, des bourses, un sanatorium etc… J’ai perdu un grand ami, on se contactait souvent par téléphone, et il m’avait dit qu’il pensait rentrer au Liban et qu’il me cachait une grande surprise… On pense créer au village une fondation en son nom; il n’était pas marié et il considérait son village comme sa famille, et ses enfants.

Au Québec il s’était lancé dans l’industrie, la construction, un tas d’activités, il s’était fait une grande fortune. Je sais qu’il se privait de tout luxe pour aider autrui, sa sœur, ses neveux sont toujours ici…

J’ai demandé de prier pour le repos de son âme ; il doit être au paradis pour tout le bien qu’il a réalisé… ; bref je venais d’obtenir un tas d’informations à son sujet.

Revenu à Byblos où je devais faire mes enquêtes, je suis rentré, particulièrement au collège des Frères, et à ma demande insistante, le frère André m’a déterré des registres des années 75 – 80, où à plusieurs reprises j’ai vu le nom de Salem… J’ai noté les noms des professeurs qui l’ont enseigné ; j’ai vu ses notes ; un étudiant brillant, des moyennes de 18, de 20, de bonnes appréciations, un excellent étudiant…

Il était interne jusqu’au début du Secondaire ; ensuite, il s’était loué une chambre quelque part dans une maison pour être externe et vivre plus librement. J’ai noté les noms de certains compagnons de classes terminales, je connaissais déjà certains d’eux.

J’avais entre les mains les coordonnés qui faciliteront ma recherche, sans avoir recours pour le moment à Hanane.

En sortant du collège des frères, je me suis dirigé immédiatement chez Georges N. l’un des compagnons de Salem. Ce dernier a été heureux de me voir le visiter, il était fier et heureux de me recevoir. « Je viens lui ai-je dit, sans m’annoncer ; je sais que tu étais avec Salem longtemps dans les mêmes classes, il m’interrompit pour ajouter : « même les deux premières années à l’université… ».

Tu sais, Georges que Salem est décédé à la suite d’une maladie ; je te prie de me raconter tout ce que tu sais de lui. Car je dois préparer un mot en son souvenir…

« Que pourrai-je te dire cher professeur; il m’appelait monsieur m’exprimant un grand respect. En résumé : « Nous avons été des collègues chez les Frères depuis la classe de cinquième jusqu’en terminale, nous étions de vrais camarades. Salem était interne, et à partir du secondaire, il s’était loué une chambre dans une maison non loin de celle de Hanan, et demeura durant plus de 10 ans.

Sa maman lui envoyait des provisions de petits repas et lui savait se débrouiller ; il était habile, aimable, serviable, humain, aimé par ses professeurs et ses copains, nous courrions à Byblos souvent ensemble ; j’ai été invité chez lui à Batroun plus d’une fois ; il est issu d’une famille très unie, qui se suffisait et vivait aisément ; il avait un frère et deux sœurs et aimait la région de Byblos ; il aimait veiller la nuit, lire, écrire ; il était un peu ou trop poète, aimait se promener dans le vieux Byblos, s’asseoir prendre une bière, une tarte, un rafraichissement ; il aimait la mer et nageait bien. On se voyait quotidiennement, lui François, Charbel, moi et d’autres ; il était souvent invité chez nous et on le considérait comme un membre de la famille.

Salem était très élégant ; il aimait les belles chemises, cravates, etc… très présentable… Quand il s’adressait à une fille, ses joues devenaient rouges, il était ému lui qui avait beaucoup de respect pour elles.
« A propos, ai-je interrompu, c’est ce qui m’intéresse le plus dans ces documentations ; le côté cœur, sentiment, ses amours, ses folies etc…

« Je peux vous documenter sur tout ce que nous avons vécu ensemble.

Quand il était au Secondaire dans l’école des Frères, il sympathisait avec une jeune étudiante une certaine Hanane qui est aujourd’hui avocate et dont la maison était à quelque trois cents mètres de l’école. Elle avait une sœur ; c’est-à-dire c’étaient deux belles filles dans la maison paternelle, sveltes, élancées, belles, le corps harmonieux, sportives, beaucoup d’ouverture, très modernes, Hanane aussi s’intéressait à Salem; ils étaient souvent ensemble, se racontaient un tas d’histoires ; quand Salem termina le Secondaire, Hanane était encore en seconde, série littéraire.

Quand Salem s’est inscrit au centre d’études supérieures à Beyrouth, il n’a pas voulu changer de résidence et habiter non loin de sa faculté ; il m’avait dit qu’il préférait rester à Byblos où je me sentais à l’aise, même si je dois faire un trajet de trente minutes à Beyrouth ; à l’époque, il y avait moins d’embouteillages et nous étions encore aux débuts des évènements, les routes étaient souvent désertes. Salem avait une tante à « Zalka » ; si la situation empirait, les bombardements s’intensifiaient, il passait ses nuits chez elle et ne rentrait pas à Byblos.

Durant cette période universitaire, c’était l’aventure amoureuse de Salem et de Hanane, ils ne se séparaient jamais, en rentrant de Beyrouth, Salem s’arrêtait chez Hanane où il faisait ses études, préparait ses obligations, dinait et quelquefois il passait la nuit dans la maison de Hanane. On l’aimait, car il était vrai, idéaliste, franc, courageux.

Les fins de semaines, c’étaient les excursions les longues promenades, les visites, la relaxe.

Hanane l’accompagna plusieurs fois à Batroun, où elle connut ses parents, ses projets, ses ambitions.

Ils n’avaient pas aménagé la plage ; en été souvent ils étaient au bord de la mer, quelquefois nous nous rencontrions ensemble, tous les copains et copines de l’école, les voisins, Hanane en maillot de bain était belle comme Vénus, comme une déesse, elle était toute grâce et charme.

Une chose était conclue, certaine, Salem et Hanane s’aimaient follement. Qu’elles étaient leurs projets ? je n’en sais rien. Salem venait de terminer des hautes études en mathématique, il reçut une offre pour un excellent poste dans une compagnie à Abou-Dabi, dans les émirats ; Hanane l’encouragea ; elle, elle faisait un stage dans un bureau d’études, et elle aimait sa carrière d’avocate.

Salem avait accepté l’offre et commença à préparer son départ, quand survint le décès de son père à la suite d’une crise cardiaque ; Salem dut entretenir la maison paternelle, mère, frère et sœurs et s’occuper de son futur foyer qu’il avait planifié avec Hanane. Son voyage fut remis de deux semaines ; il laissa pour toujours la chambre qu’il avait louée il y avait assez longtemps ; il pensa acheter un appartement où il pourrait aussi recevoir sa maman et des membres de la famille quand ils viendraient dans la région.

Hanane s’est ainsi vue seule après le départ de Salem ; elle passait son temps entre le bureau, sa sœur et les amis, ils se téléphonaient souvent. Salem chargea Hanane de trouver un appartement adéquat, qu’elle inscrirait à son nom et qu’il payerait à crédit en rentrant au Liban. Ce fut fait : après quatre mois, Salem fut envoyé par la compagnie en mission au Maroc. Il prit congé d’une semaine et prit l’avion via Beyrouth. Hanane l’attendait ; ils s’embrassèrent, bavardèrent, pleurèrent etc… en plus de ses économies ; Salem avait demandé une avance pour financer l’appartement, il partirent à Batroun… Une journée pour voir tous les siens, Hanane l’accompagnait ; ils firent une tournée chez les amis de Byblos pour leur prouver la solidité de leur amour et annoncer une prochaine union après quoi il prit l’avion pour le Maroc en faisant ses adieux à Hanane.

Maître Hanane, ne se rendit pas compte que c’était l’adieu, que c’était la dernière fois qu’elle verrait Salem ; même plus, après trois mois de son départ, tous les contacts téléphoniques s’étaient arrêtés. Que s’était-il donc passé ? on n’en savait rien.

Hanane vivait dans l’espoir ; toutes les nuits le téléphone était près de son oreiller. Toujours rien… Les mois, les ans, passèrent. Hanane réorganisa sa vie de nouveau ; même la mère et la famille de Salem ne disaient rien à propos de leur fils ; Hanane vendit la maison, l’appartement qui était en son nom et envoya un chèque, la somme revenant à Salem, à sa maman. C’avaient été les dernières relation. Pendant une trentaine d’années. Hanane se consacrait à ses études, ses procès… sa carrière, ses amitiés. Elle alla à plusieurs reprises à Batroun, les parents même de Salem ne savaient rien ou peut-être ils voulaient garder ce mystère autour de la disparition de Salem à sa demande… Tous les efforts de Hanane étaient vains ; elle s’habitua à sa nouvelle vie et l’oubli s’installa ; le passé était devenu de plus en plus flou. Salem fut classé dans les lointains souvenirs…

Depuis ma connaissance et mes relations et mon amitié avec Térésa et sa sœur Hanane qui date de plus de trente ans je n’avais jamais remarqué qu’une histoire d’amour dans l’existence de Hanane avait eu lieu et s’était brisée… Mon enquête n’a abouti à rien car Hanane ne savait rien du tout de ce que Salem avait enduré depuis son départ aux Emirats et sa subite disparition.

Il n’y avait pas eu de suite à mon enquête et j’ai considéré cette affaire comme classée.

Depuis notre visite du 25 Décembre 2009 jusqu’à ce jour de 2012 ? aucun élément nouveau, information, piste… n’étaient mis à jour. Quand soudain passa chez moi à Eddé mon neveu qui venait de rentrer du Québec pour une visite. Il était de passage, et se rendait à Batroun pour rencontrer des amis qu’il connaissait depuis longtemps. « Je dois voir des amis avec qui j’ai collaboré depuis plus de dix ans, les neveux et la sœur de Salem »… Il parlait de Salem comme si c’était une marque déposée, un titre, un nom de produit…

– Qu’a-t-il dit ? me suis-je demandé : Salem ?
et il partit …
Toute la journée j’ai été inquiet et je me suis posé un tas de questions. J’ai repris en ma mémoire toute l’investigation que j’avais réalisée et qui n’avait abouti à rien. Pourtant je rencontrais Hanane et Thérésa souvent sans jamais aborder ce problème.

Le soir même, je me suis dirigé à Jounieh, dans ma maison où se trouve Jean-Pierre. J’ai demandé si Toufic, mon neveu était présent pour lui rendre une visite.

Il était heureux de me voir et m’a rappelé que nous nous étions déjà rencontrés à Eddé ce matin même.

– « Oui, c’est juste ; mais je viens pour autre chose: vous m’avez dit que ce matin vous avez été à Batroun rencontrer des neveux et parents de Salem et vous mentionniez le mot. « Salem » comme si c’était « General motor » Pepsi-cola, Ford ou tout une autre compagnie ».

– « Oui, c’est vrai. Salem est le nom d’une grande entreprise ayant pris le nom de son fondateur que j’ai connu et accompagné durant plus de dix ans, ce que je sais de l’intimité de Salem, peu de personnes le connaissaient même pas ses neveux…

Salem est décédé depuis quatre ans; il est enterré dans le cimetière Notre Dame ; un monument funèbre a été érigé en son souvenir. Salem n’aimait pas recevoir, ni donner des rendez-vous en dehors de son travail ; c’était un anachorète urbain ; il s’isolait en son monde, en sa tour ; il me contactait souvent pour diner ensemble ou bavarder, sachant que j’étais du Kesrouan et ayant beaucoup de connaissances à Byblos.

Quand je parlais de Byblos, de Eddé de la région, je sentais qu’il avait les larmes aux yeux ; il était ému ; bouleversé, j’ai pu savoir que Byblos était son grand amour, sa passion et que à Byblos il avait enterré son cœur, sa passion, ses souvenirs de jeunesse. Salem avait été handicapé, à la suite d’une méningite et ce qu’elle laissa comme séquelles sur lui – côté gauche à moitié paralysé malgré tous les traitements qu’il a subis ; en marchant, il était tordu, l’expression de sa figure, de son œil gauche déformée, la démarche rigide, la parole saccadée, il bavait, il ne pouvait se contrôler. J’ai su qu’il avait été sportif, excellent nageur, très présentable et élégant, généreux beaucoup de cœur, et d’amabilité…

Il était alors dans les Emirats ; il tenait un poste important dans une grande entreprise ; il venait de rentrer du Liban, à Byblos où vivait sa bien aimée et ils avaient tous les deux beaucoup de projets d’avenir et que cet amour de Byblos avait vu le jour depuis l’école et l’Université ; Lui, il était de Batroun non loin de Ibrine, et avait passé toute son enfance, jeunesse, sa vie à Byblos. Aux Emirats, il fut atteint par une méningite, sans pitié, son patron qu’il aimait décida de l’envoyer au Québec pour des soins nécessaires dans l’espoir de le sauver, mettant à sa disposition un crédit bancaire.

Salem voyant dans quel état il se trouvait, décida de se taire et de fuir, et il pria sa sœur, sa mère qui était encore vivante de taire son cas, de l’oublier pour le moment de ne donner aucune information sur son cas.

Au Québec, intelligent et débrouillard comme il était, avec ce crédit qu’il avait, il avait créé avec l’aide du frère de son patron, une petite société pour pièces électroniques qu’il exportait dans le monde entier et fut un représentant de la compagnie aux Emirats… Sa société à grandi, et lui aussi il a subi plusieurs traitements, mais sans grands progrès…

– J’ai laissé Toufic dire tout ce qu’il savait ; quant à moi, j’ai compris, et je me suis imaginé toutes les étapes de cette triste tragédie, et ce malheur que vécurent Hanane et Salem, chacun de son côté sans pouvoir s’exprimer et raconter à son conjoint son malheur.

Et Toufic de continuer : « Salem menait une vie calme; c’était un homme de décision ; il a construit son Empire malgré son handicap ».

Il avait créé un comité de soutien et d’aides aux démunis; bourses aux étudiants, aides aux pauvres, aux associations caritatives, à la construction d’écoles, etc… au Québec et au Liban ; je t’ai dit que j’ai accompagné Salem longtemps. Salem est un cas à étudier de près, ses œuvres, sa vision etc… Je vois, ce qu’il t’intéresse : c’est son amour de Byblos. Il me disait ce qu’il avait et souhaitait contacter sa « dulcinée » de Byblos, mais après trente ans, c’est difficile ; on devient une autre personne ; on n’est plus ces jeunes s’amusant sur la plage et dans les ruelles de Byblos. Ses héritiers au Québec, ce sont ses neveux et sa sœur avec qui j’ai toujours de bonnes relations.

Salem deviendra cette icône qu’on admire de loin ; il a souffert pour autrui, en silence. Salem ne voulait pas se présenter devant Hanane dans son état de handicapé lui le bel homme, le galant, le sportif, l’élégant… J’avais le cœur serré, j’étais vraiment bouleversé par toute cette histoire.

Pauvre Hanane, qui a ainsi perdu tout espoir ; elle ira prier de temps à autre dans l’église, posant une rose rouge sur l’autel en souvenir de Salem.

Je ne lui ai jamais dit ce que j’ai pu savoir dans mes enquêtes; je veux qu’elle garde dans son esprit, la belle figure de Salem, son charme, sa beauté. Elle m’a dit à plusieurs reprises que personne ne la comprend ; c’est vrai. Elle souffrira toute seule comme Salem.

Joseph Matar
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