Ma mère ou la veuve aux sept enfants

Elle était née au début du XXème siècle.

Je ne sais où ? Dans quel Etat d’Amérique latine.

Bébé, elle vint au Liban avec son père et sa mère et habita leur village natal : Zouk.

Les Neffah, originaires de Zouk, s’étaient répandus un peu partout entre la capitale et Beit Chabab, là, ils étaient des maîtres artisans dans la fonderie des cloches pour les églises. Son père, Youssef qui m’a donné son nom, c’est à dire mon grand-père maternel, était de type autoritaire, un leader de quartier, robuste, bagarreur, dynamique, aux moustaches bien entretenues, très respecté, homme aux missions difficiles et impossibles. Sa mère, ma grand-mère était un être angélique, aimable, serviable, pieuse … (plusieurs de ses sœurs étaient dans les ordres religieux). Le sort a voulu voir ce couple en désaccord. Ils n’arrivèrent pas à s’entendre ce qui contraignit la petite à vivre en orpheline.

Elle apprit à lire et à écrire chez les religieuses Lazaristes à Zouk, comme tous les enfants de son âge. Elle apprit aussi à prier, à vénérer la Sainte Vierge Marie qui l’accompagna durant toute sa vie.

Elle faisait elle-même ses propres poupées et ses jouets. Son père, sévère et égoïste, l’aimait beaucoup malgré ses occupations et ses activités de chef.

Comme la Vierge était envers Ste Anne, elle, elle était envers sa mère, sur ses genoux lui enseignant la lecture, les travaux de l’aiguille, le tricot, les douceurs, surtout cette spécialité de Zouk à pâte d’amande et avec ses petites mains et doigts, elle modelait des fleurs, des oiseaux et des motifs très variés.

Elle s’appelait Eugénie. Elle n’était pas grande de taille, c’était une petite poupée blanche et même toute belle et gentille, elle était aimée des voisins et parents… C’est à Zouk qu’elle a grandi à l’ombre et protection de sa maman. Le père se trouvait là, de temps à autre.

Jésus est né aussi tout petit dans une grotte et il a grandi, lui qui était le Créateur tout puissant.

Eugénie portant son ardoise, allait à l’école, faisait ses devoirs et étudiait ses leçons. Elle était studieuse ma mère. De retour de l’école, j’imagine qu’elle aidait sa mère « Saydeh » (Marie ou Dame), tenant le balai, nettoyant les vérandas, arrosant ses pots de fleurs, cuisinant avec sa mère, ou jouant avec les filles des voisins de son âge.

Zouk est un village typique, village aux dizaines de couvents et d’églises, c’est un grand centre d’artisans tisserands : des dizaines de « métiers » se trouvent dans ses maisons et ateliers ; à Zouk on tissait particulièrement la soie de grande qualité et réputation, on y réalisait les travaux de broderies et de couture à savoir que l’école des religieuses lazaristes apprenait la broderie et tous les travaux de ce genre.

Une étudiante était aussi productrice : elle gagnait son pain par l’habileté de ses mains… à Zouk aussi se trouvait un khan pour les vers à soie. Les travaux de pâte d’amande étaient exécutés dans chaque maison. Le métier artisanal de fabrication de « Almarsaban » était l’exclusivité de Zouk.

Etre de Zouk était connaître tous ces métiers. Zouk est un ensemble de petites collines très pittoresques plantées d’amandiers, d’oliviers, de figuiers, de vignes aussi etc. Au printemps c’est quelque chose de féerique, une floraison sensationnelle. On y plante le bigaradier aussi, cette orange sauvage et amère résistante à la sécheresse et à beaucoup de parasites, ses fleurs sont ramassées puis distillées pour obtenir l’eau de fleurs qu’on utilise dans la pâtisserie et les douceurs grâce à son parfum agréable.

Le cactus pousse tout seul, la myrtille aussi…

Ici la bonté des gens, l’hospitalité, l’entraide, la générosité, l’amitié… étaient en vigueur.

Zouk surplombe la baie de Jounieh ; on voit le patriarcat de Bkerké et Harissa en face ; de l’autre côté, c’est Beyrouth et le Metn…

Une colline de rêve… C’est là où courait Eugénie avec ses poupées et ses petites amies, ou bien elles allaient ensemble ramasser du thym ou des brindilles pour cuire le pain du pays.

Quelquefois, elle tirait l’eau du puits, ou se dirigeait vers une fontaine voisine : « Aïn El Zouk », « Aïn Bassile », « la source de Hrach, ou de Antoura… afin de remplir une petite jarre ; à Zouk, se trouvaient plusieurs petites sources d’eau potable.

Les routes asphaltées n’existaient pas encore : des sentiers et des raccourcis faisaient l’affaire.

C’est vrai, les gens ne se déplaçaient pas comme de notre temps ; ils passaient quelquefois leur vie sans visiter Beyrouth qui est à une heure ou deux de marche.

C’est dans cet environnement pur et propre que vivait la petite Eugénie, chérie follement par sa maman.

Elle grandissait lentement et devint une jeune fille bien formée, belle, aimable et croyante, jeûnant tous les samedis en l’honneur de la Vierge et faisait beaucoup de sacrifices.

… Un jour passa un entrepreneur, athlète, fort de taille, dynamique etc. qui ne dormait ni le jour ni la nuit…. Plein de jeunesse et qui venait de perdre sa jeune épouse: Isabelle.

Cet entrepreneur, capable et habile était sollicité par presque toutes les communautés religieuses, écoles, couvents …. Car il était très correct et bon. Le mensonge n’avait pas de place dans sa vie. Droit et correct, dévoué et courageux. Comme il réalisait un chantier à Zouk, chez les religieuses françaises, lui, qui ne savait pas parler un mot de français, la directrice, qui l’estimait, le respectait et savait qu’il était veuf, lui proposa un nouveau mariage, le second, avec une merveilleuse jeune fille modeste, et pure, belle et obéissante, intelligente et fidèle, habile et aimable, telle Sarah, Anne ou Elisabeth… elle serait une mère idéale, une épouse loyale pour une future famille etc.

Une fille unique, d’une bonne famille, humble et travailleuse… elle s’appelait Eugénie… et quoi de mieux pour la petite fille de Zouk ?!

Que dire de ce Toufic qui tomba follement amoureux d’Eugénie : il fut l’amant, l’époux, le père ; il fut tout pour cette petite qu’il adora.

Il l’adorait oui, et Eugénie, le paya de la même monnaie. Ils se sont aimés tous les deux et compris ; ils vécurent leur amour intime et sacro saint.

Elle était sa poupée, sa perle, son jouet. Eugénie se trouva dans un paradis entre les bras robuste et le cœur tendre de son époux. Ce fut une aventure dans le pays des rêves, des contes, des merveilles.

… et le bon Dieu leur donna une famille nombreuse en peu de temps, cinq filles toutes belles et deux fils intelligents, surtout l’aîné ; l’autre, c’était moi.

Deux garçons, cinq filles, c’est une troupe de quoi créer un front.

Et Eugénie s’engagea dans l’œuvre du père, son époux chéri ; elle l’aidait en tout, lui créant l’ambiance la plus agréable pour relaxer un tempérament si vivant, si dynamique et Toufic, le petit garçon de boulangerie qui n’avait jamais été à l’école… cet autodidacte qui savait cependant percer les secrets des choses, Toufic, dont les entreprises florissaient, finit par acquérir une fortune, des terrains, puis deux grands buildings de trois étages…

Il possédait les plus grands ateliers pour d’innombrables chantiers.

« Saydeh » la maman d’Eugénie vivait avec eux et l’aidait dans l’éducation des enfants.

Dans la vie, disons la Providence ou quelquefois le sort font leur jeu.

Ici, le sort arrêta de sourire à Eugénie : un jour son aimable époux, rentrant sous la pluie attrapa une simple pneumonie et son médecin, le plus éminent à Jounieh durant les années trente, diagnostiqua une appendicite !

Quelle ignorance ! Et il prescrivit à Toufic des bains de glace pour arrêter l’inflammation. Son état empira, on le transporta à l’hôpital ; c’était trop tard ; on ne put rien faire et les antibiotiques n’existaient pas encore.

J’avais un an à peine quand mon père rendit l’âme. Je ne me souviens pas de ce père illustre , mais ceux qui l’ont approché, disent que sa mort fut une perte ; qu’il était des plus serviables, généreux, aimable, qu’il avait un grand cœur et beaucoup d’amis, …etc.

On raconte qu’à l’époque, son enterrement fut unique, spectaculaire, qu’une foule nombreuse le pleura ; toute la région était triste et en deuil et son enterrement fut une grande noce, le fils chéri de Jounieh était uni à Dieu.

Eugénie, veuve à 26 ou 27 ans , perdant son amour , son soutien , son héros, son cher époux Toufic, son compagnon, se retrouva de nouveau toute seule affrontant les difficultés de l’existence et à sa charge sept enfants.

Elle était belle Eugénie et beaucoup la sympathisaient et la désiraient… Elle pourrait refaire sa vie et vivre dans le confort sans se faire de soucis.

Non, elle opta pour la solution difficile. Elle était un être de principe, idéaliste dans sa manière de penser et d’agir: aimer un autre que Toufic serait la plus grande trahison. Elle s’habilla de noir et le porta toute sa vie, jusqu’à sa mort. Toufic emplissait son être, son existence. Elle le pleurait tous les jours ; ce lui fut un deuil perpétuel, et les jours de requiem de chaque année, ce furent des moments de sanglots, de lamentations etc. On assistait à la messe, puis on se dirigeait vers la tombe pour la fleurir et Eugénie s’affolait, se frappait, sanglotait … Dans son annulaire, elle portait les deux alliances, la sienne, et celle de Toufic son unique amour disparu.

Elle éleva ses enfants, elle leur racontait qu’elle faisait cela en souvenir et par amour de Toufic notre père :

« Vous pouvez être très reconnaissants… ; vous pouvez m’aimer, m’aider etc. ; mais jamais comme Toufic; son amour était unique et il m’adorait.

Dieu, la Vierge et tous les Saints, Toufic les avait rencontrés dans la pureté d’Eugénie, dans son âme si belle …

Tous les mardis de l’année et de sa vie, elle jeûnait en l’honneur de Saint Antoine afin qu’il garde l’aîné des garçons : Tony; les mercredis, elle jeûnait en l’honneur de St Joseph afin que ce St Patron protège son fils Joseph et l’aide…

Elle disait à ce dernier : « Je prie et je demande à Dieu de te donner le pouvoir de transformer en or toute chose que tu touches et que tout, entre tes habiles mains devienne précieux comme l’or ».
Le Jeudi, elle jeûnait en l’honneur du Saint Sacrement, elle si croyante et unie à Dieu.

Le Vendredi, elle jeûnait aussi en l’honneur du Christ Crucifié le Vendredi Saint pour le salut des hommes…

Le Samedi, elle jeûnait pour la Ste Vierge Marie, et elle s’abstenait de consommer sucre et fruits.

Le Dimanche, et le Lundi, je ne sais plus à qui le jeûne et le sacrifice étaient dédiés. Elle assistait à la messe et communiait presque tous les jours.

Le péché, elle ne l’a jamais connu. Elle travaillait, silencieuse, pour autrui, pour toute sa famille malgré l’asthme qui la gênait, et son cœur fatigué…

Elle faisait la couture, les travaux de restauration, elle louait des chambres pour les étudiants chez les Frères; elle vendait ce que le jardin produisait ; oranges, myrtille, légumes etc. et dans les pires des cas, la vente d’un immeuble…

Les enfants grandissaient, les filles durent se marier, les problèmes furent multiples et Eugénie sut toujours résoudre les difficultés.

Les premières communions, les études des enfants, prendre soin de leur santé, de leur éducation, fêter leurs anniversaires, … emprunter de l’argent liquide avec intérêt pour des nécessités urgentes ; opérations chirurgicales, accidents, imprévus… ou autres…

L’été, elle voulait nous prendre à la montagne estiver ; pour tout capital, elle n’avait que sa machine à coudre; nous faisions le troc, elle cousait, restaurait, arrangeait des vêtements aux villageois en échange de quoi ils nous apportaient ; laitages, œufs, fruits, légumes etc.

Elle ne mangeait rien avant de servir toute la famille, elle se sacrifiait elle même pour notre bonheur.

Son passe temps, c’était son bréviaire, son livre de prière; elle s’asseyait sur un balcon donnant sur Harissa, Notre Dame du Liban, et là elle priait.

Dans son bréviaire, il y avait nos photos à nous tous, chaque prière était faite à l’intention de l’un de nous. Eugénie fut une mère, la vraie, modèle, idéale. Une mère est une mère toujours à 50 ans ou à 80 ans.
Les sentiments d’une maman n’ont rien à voir avec l’âge.

Les sentiments d’une mère ne se mesurent pas avec le nombre des années.

Une mère est une tigresse s’il lui faut défendre ses enfants.

Une mère est une flamme qui se consume pour éclairer autrui.

Une mère, c’est l’être qui s’oublie soi même pour servir ses petits.

Une mère est l’être qui accepte l’ingratitude de ses enfants, et continue de les aimer.

Une mère c’est l’être qui pardonne, quelle que soit la faute.

Une mère, c’est le Paradis qui accueille tous les croyants.

C’est l’eau pour rassasier les assoiffés ou le feu sacré qui nous bouleverse et provoque nos larmes.

C’est elle qui intervient dans les moments difficiles pour nous sauver.

Que d’histoires, d’allégories, de légendes ont été racontées à propos de la maman ou de la Vierge Marie, mère, elle aussi du Sauveur.

Une mère, c’est la lumière qu’on attend dans l’obscurité… c’est aussi cette muse qui chante dans notre inconscient.

C’est l’abondance, la fertilité…

Une image de la nature…. Elle donne et ne prend pas…

Le foyer, la nation (Ummat), c’est elle…

L’homme, lui, ressemble souvent au mâle de l’abeille.

L’existence est une mère.

Du haut de la croix, le Sauveur appela sa mère, lui rappelant que l’on est ses enfants !

Au Paradis, elle trône avec la Trinité. Que d’auteurs, de poètes….. ont écrit de belles œuvres sur la mère.

Un sujet toujours récent…. Une carrière qui ne peut être épuisée.

Elle porte l’enfant en son sein ; c’est une partie d’elle-même ; elle l’allaite, l’éduque, le soigne, le suit toute sa vie.

Eugénie, la petite fille de Zouk, si aimée et choyée ; Eugénie adolescente si éveillée, pieuse et attentive…

Eugénie l’épouse si aimée et adorée.

Eugénie la jeune veuve avec toutes les responsabilités…. Qui dut s’en sortir toute seule et vaincre toutes les difficultés et tout ce qui pouvait s’opposer à sa famille, ses sept enfants.

Les enfants grandis, chacun est allé maintenant de son côté, les unes se sont mariées ; la troisième, Isabelle, la plus cultivée et instruite entre ses sœurs, s’est mise au travail. Isabelle fut un premier soutien pour la courageuse veuve.

Elle trouva un poste convenable dans un ministère comme secrétaire dactylographe (l’ordinateur n’existait pas encore) et donna toute son aide à sa pauvre maman.

Isabelle dépensait tout ce qu’elle gagnait afin d’améliorer le niveau du foyer.

Tantôt elle achetait un tapis au salon, ou autres articles ménagers, des vêtements à ses frères et sœurs, des produits de consommation…

Eugénie eut ainsi quelqu’un à ses côtés, l’aidant à assurer le bien-être de la maison. Puis ce fut Tony qui se mit au travail.

Il gagna de l’argent et allégea lui aussi les dépenses familiales, puis la quatrième fille aussi et enfin moi.

Eugénie n’eut bientôt plus les soucis matériels… tout ce que je gagnais quoique peu au début, était à sa disposition.

Eugénie fut cependant à la longue, usée, fatiguée; après plus de vingt ans de son veuvage, à 45 ans, elle paraissait en avoir 60.

Le souvenir de Toufic ne l’avait jamais abandonnée, elle lui resta toujours fidèle comme dans les histoires d’amour.

A 45 ans, elle continuait à fleurir sa tombe, et pleurait comme si le décès avait eu lieu ce jour même.

Son chapelet, toujours à la main, ses journées débutaient par la messe dans l’une des églises voisines, chez les Frères, ou les St Cœurs etc. et le jeûne était continuel … L’église demandait aux fidèles de jeûner le carême, mais elle jeûna toute sa vie, et toute sa vie s’abstint d’aliments carnés, de même de fruits etc.

Un autre problème vint animer sa vie par la suite : ses occupations se centrèrent sur les petits enfants.

Ses enfants étaient incrustés en son cœur; ne dit on pas que « Les petits enfants ou les enfants des enfants sont plus aimés que les enfants ?

… et le droit « matriarcal » ?
Elle s’occupait de chacun des petits: son anniversaire, sa fête, son école, sa santé etc. Je trouve cela très logique : le cinéma, les boîtes, les amusements c’était très loin d’elle.

L’église était son lieu favori. J’étais le dernier célibataire de la famille, vivant avec elle, dormant dans la même chambre.

Je lui administrais ses médicaments, « la pilule rouge, bleue, blanche ou rose, elle les connaissait par la couleur ».

Au moindre mouvement, bruit, respiration, elle toussait une petite toux pour me dire qu’elle était là, éveillée et qu’elle veillait sur moi, si j’avais besoin de quelques services …

Je n’aimais pas la voir fatiguée. Elle aimait travailler et préparer des pâtisseries pour les offrir à mes amies. Si je rentrais tard la nuit, je la trouvais somnolente sur une chaise m’attendant. Elle s’inquiétait quand je quittais la maison ; je faisais partie d’elle-même.

Elle s’occupait de mes habits, de ma nourriture et invitait chaleureusement mes amis.

« Prends soin de ton frère ; quand je mourrai, sois toujours à ses côtés, ne le laisse pas seul. « Continuez à vous aimer, comme je l’ai fait moi-même.

Elle était cardiaque et savait qu’elle pourrait passer d’un instant à l’autre.

Elle me racontait que personne au monde ne l’avait aimée comme Toufic mon père et elle savait que les enfants sont souvent ingrats. Elle aima tous ses petits enfants, mais elle était heureuse de voir s’épanouir l’un d’entre eux qui s’appelait aussi Toufic, le nom de son grand père… et, grâce à elle, elle lui sauva la vie …

Il avait à peine un an et ils étaient dans un village dans la Bekaa ; voyant que l’enfant avait une forte fièvre et que cela empirait, elle arrêta une voiture et exigea de revenir la nuit même en direction de Jounieh. Ils arrivèrent la nuit ; le petit hurlait de douleur, sans arrêt ; je le portai toute la nuit, et dès l’aube on commença son traitement aux antibiotiques, il se calma, Toufic le petit fut pour elle le retour de Toufic le grand au foyer.

Toufic veut dire, « la bonne chance, le bonheur, elle n’aimait pas l’appeler Toto.

La petite et mignonne Eugénie a vieilli très tôt ; les rides marquèrent sa belle figure, ses yeux étaient pleins de lumière et de pureté.

En 1961 je dus voyager à Madrid, étudier à l’Université, l’Ecole des Beaux – Arts ; ma mère s’intéressait aux œuvres que je réalisais ; elle aimait beaucoup Omar Onsi et son épouse et aussi Rachid Wehbe et Georges Corm qui nous rendaient visite.

Elle était heureuse de me voir peindre avec Rachid Wehbe des portraits de jeunes filles dans le salon de la maison; j’avais une longue liste de filles sur une liste d’atteinte.

Rachid fit d’elle un portrait ; elle était au lit; malade et fatiguée, malgré cela, Rachid fit une belle œuvre.

Je pris l’avion pour Madrid en 1961 d’où je devais rentrer en 1963.

Elle me donnait des conseils, de prendre soin de moi-même, je lui écrivais et elle m’écrivait.

Elle s’est retrouvée seule de nouveau malgré les neveux et nièces qui l’entouraient.

Elle était la gardienne de la maison et de mes œuvres anciennes que j’ai brûlées après mon retour d’Europe.

Je l’ai vue du bateau; elle m’attendait sur le Quai avec Tony mon frère.

De retour de nouveau, mais les activités sont d’un autre niveau.

Les expositions, les travaux, les nouvelles relations, la presse, les interviews, et que de personnes ont passé par la maison. Evêques, journalistes, poètes, clients…. Cela l’amusait, des réceptions, des dîners… et c’était elle qui préparait les menus, elle était une excellente cuisinière… ce n’était pas un cordon bleu, mais un cordon d’amour…. Tout ce qu’elle préparait, elle le faisait de tout son cœur et avec amour surtout ces plats qui demandent une habilité manuelle, tel les chaussons, les petites boules de kebbé etc.

Elle était fière de moi, de mon dynamisme, j’étais le mouvement dans sa vie, elle, qui était si généreuse se trouvait très gaie, très épanouie en recevant mes nombreux amis et de se voir entourée par mes neveux.
Enfin un beau matin du mois de Mai , un samedi, j’avais décidé de me marier. En quittant l’école vers 16h, je lui demandai de m’accompagner à Harissa au couvent des Franciscains, où j’avais – il y avait peut-être 25 ans de ça – dormi dans cette église à la suite d’un vœu qu’elle avait fait à St Antoine (d’ailleurs nous avions passé d’autres nuits dans d’autres églises) , nous étions 6 à 7 personnes à la cérémonie du mariage béni par un prêtre ami. Les témoins Tony et Isabelle, le père et la mère d’Andrée, et ma mère, la mariée, et surtout moi le mari, car je ne pouvais être absent à cette cérémonie !…

Elle n’en crut pas ses yeux – « mais qu’est-ce qu’il avait dans sa tête son fils ? Était-il normal ? Ne fallait-il pas quelques jours de préparation pour un mariage ? Raconta-t-elle à l’un de mes amis.

Mais en résumé, elle était bien contente et elle se plut avec Andrée ma femme. Comme elle, elle était fille unique, de bonne souche et comme elle, elle était couturière, celle-ci était diplômée, ayant fait la Haute Couture à Paris, alors que Eugénie était autodidacte en la matière, quoique aussi capable.

Puis vint le temps où elle parut fatiguée; c’était dans les années 68-69, sa santé était usée, bien qu’elle était bien entourée et bien accompagnée.

Elle, Andrée, moi, et bientôt le père d’Andrée qui après le décès de son épouse était venu vivre avec nous, et très bientôt vint Marina, qu’on appelait la petite Eugénie; elle avait trop de ressemblance avec sa grand-mère paternelle ; puis vint Madonna puis, William et Jean-Pierre, les jumeaux.

Elle fut des plus heureuses quand, devant la porte, elle était assise et les deux garçons sur ses genoux. La maison était pleine de monde comme une niche d’abeilles, ici on ne s’ennuyait pas, c’était un champ de bataille.

Elle se plaignait parfois me disant qu’elle était inutile , qu’elle ne pouvait rien faire, ni rendre aucun service, avec son asthme si gênant , et le foie et le cœur fatigués.

« Repose-toi ma chère mère; on ne te demande rien; tu t’es trop fatiguée dans ta vie, on est assez nombreux dans la maison… » En plus du personnel à servir, nous avions en permanence une ou deux filles pour s’occuper des enfants et de la maison.

De plus, la maison comme tant d’autres à l’époque se vit bien équipée de matériels électroménagers.

La petite fillette Eugénie, d’un bourg perdu sur les flancs de la montagne de Zouk, a vieilli avant l’âge.

L’idée du Paradis, de sa rencontre avec le Christ, la Ste Vierge Marie, et de revoir Toufic au ciel ne l’avait jamais quittée.

Maintenant, tous ses enfants étaient mariés, elle avait vu et aimé leurs petits ; elle ne voulait rien de ce monde périssable ; elle rêvait d’une autre éternité, le Paradis promis par le Seigneur.

Elle m’attendait toujours devant la porte, ou la laissait entr’ouverte pour me voir venir… et un beau matin d’avril, au printemps, quand la terre s’unit au ciel par les fleurs et les lumières du Liban, j’entendis, Andrée courir me disant que ma mère était inerte et ne respirait plus ; moi, je m’occupais de mes quatre enfants.

Dans la chambre de ma mère, déjà mon frère Tony était présent à l’alerte et d’autres voisins ; elle était comme endormie dans son lit ; elle n’avait dérangé personne en rendant son âme et c’était son souhait ;
elle qui nous avait tous servis durant des années, elle n’avait demandé aucune aide en échange.

Une triste journée d’avril, en ce même mois, et ce même jour où mon père était décédé.

Chez nous, l’entraide est un devoir… tout le monde, les voisins, sœurs, nièces, … étaient accourus.

Un des plus grands enterrements lui fut réservé – Tout Jounieh a pleuré Eugénie. Elle qui assistait à tous les enterrements à Jounieh – « Je participe au nom de Toufic me disait-elle ».

Evêques, prêtres, notables, amis, parents, élèves etc.

Une chaîne humaine se forma de notre maison jusqu’à l’église. Une génération venait de disparaître, celui qui pleurait Eugénie, pleurait soi-même en réalité, et pleurait les traditions les mœurs, la bonté qui s’effaçait avec elle et tout le monde était triste et pleurait ; les uns commentaient par exemple : cette pauvre femme qui n’avait rien vu de la vie, qui toute jeune s’était mariée et s’était sacrifiée toute sa vie pour sa famille… c’était vrai : Eugénie n’avait pas vu le côté pollué des choses … etc.

Les formalités du décès, les journées de deuil … ont passé. De nouveau chacun de nous s’était remis au travail. De temps à autre, une messe, une prière pour nos morts, une visite du caveau y déposant quelques fleurs.

Eugénie, partie depuis plus de 35 ans continue d’habiter notre esprit et nos cœurs, le mien surtout qui fut son dernier compagnon, peut être le plus choyé, et qui eut la joie de la voir vivre chez nous ses dernières années.

Joseph Matar
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