Raymond et Malvina

Notre maison à Jounieh était jadis entourée de jardins où les bananiers côtoyaient les orangers, les anonniers les abricotiers, les pommiers les amandiers, deux pruniers, deux oliviers, quelques vignes, un néflier. Le « potager » était aussi présent, tout était traité biologiquement, naturellement, sans pesticides et produits chimiques… d’ailleurs, l’écologie, l’environnement… c’étaient des mots hors d’usage.

Au premier étage, dans un immeuble en face, il y avait des locataires syriens, plus précisément des Aleppins. Ils avaient choisi ce lieu pour être près des écoles – une famille dont on ne sentait pas la présence, des voisins calmes, honnêtes, aimables… Par contre, ils étaient fortement présents par la beauté de « Malvina » ; qui captivait, attirait tous les regards ; c’était une petite famille, père, mère, deux garçons et une fille. Une fille que Dieu avait dotée de tout ce qu’il y a comme charme, grâce, attrait, présence, douceur, beauté.

Quand j’ouvrais une fenêtre, ou sortais au balcon, ou rentrais à la maison, je rencontrais Malvina ou ses parents qui saluaient gentiment.

Elle étudiait chez les Saints Cœurs, des religieuses dont l’école est à une centaine de mètres. Les deux frères étaient chez les Maristes. Malvina ne pouvait pas passer inaperçue : à la voir, on était saisi par cette émotion qu’on éprouve devant le sacré ; son regard profond aux yeux verts issus d’un autre monde, celui des Déesses, des fées, des Muses… ; son sourire, ses lèvres, telle une anémone qui s’ouvre aux rayons dorés de l’astre, son corps svelte, aérien, quand elle se déplaçait ; elle paraissait danser, ou glisser dans l’air, transparente, légère, sans ombre, insaisissable. Elle avait 16 à 17 ans, une enfant ; elle était en terminale, élève exemplaire qui n’avait jamais échoué ou redoublé. Il ne fallait pas de démarches pour se connaître et s’inviter mutuellement, une amitié avait vu le jour entre nous, et Malvina en particulier, que j’aimais comme mes enfants. Elle venait souvent chez nous, elle posait ; elle faisait réciter les leçons de mes enfants ; elle était la bienvenue.

Elle avait beaucoup de pudeur ; ses joues rougissaient à la moindre remarque ou réaction ; elle me racontait ses activités à l’école, me parlait de ses projets d’avenir… J’avais pourtant enseigné chez les religieuses dans le complémentaire ; elle n’avait jamais été mon élève ; elle me montrait de temps à autres des croquis qu’elle gribouillait ; une fille sérieuse, très croyante ; le sacré chez elle, était vraiment sacré et les valeurs toutes respectées.

Son père travaillait dans une société comme comptable. Sa maman tricotait tout au long de la journée.

Etranges noms que les Aleppins choisissent : Malvina, Folvia, Regina, Silvana…

Pourtant ils vivent dans un milieu syro-arabe ; on dit ici qu’un Aleppin vaut deux juifs : on raconte que durant un enterrement, on pleurait un défunt ; vint une personne musulmane, naïve, pleurant, qui plaça dans la main du défunt la somme de 50 $, lui disant de donner cette somme à son frère ; il se peut qu’il ait besoin de frais dans l’autre monde ; arrive un juif : il plaça la somme de 100 $ dans la main du défunt, une aide pour son épouse… Arrive enfin un Alépin qui ôta la somme de la main du défunt et y mit un chèque de 300 $ à la place !… Et que d’autres histoires.

Les Aleppins sont d’excellents pâtissiers ou traîteurs ; économes (depuis des siècles, ils n’économisent qu’en lingots d’or ; les banques et billets fictifs en papier ne les intéressent pas…). Quand on dit Aleppin c’est comme on dit youpins, une marque déposée.

Le papa, me considérait comme un frère et me considérait comme « le parrain », le pilier du quartier… ; raisonnant autrement : si moi, marié et que père de quatre enfants, j’étais si emporté, ému, par Malvina, que dire des jeunes de son âge ?.. qui ont les mêmes problèmes, occupations, train de vie etc… ? Chez les Maristes où je venais une ou deux fois la semaine, j’avais un très grand nombre d’étudiants de l’âge de Malvina.

Un certain Raymond était tout le temps à mon service, près de moi, ne sachant quoi faire pour m’approcher et gagner mon amitié ; je l’observais, je le croisais, il attendait souvent près d’un coin bifurquant à ma maison pour se précipiter porter mon cartable, mon dossier ou quoique ce soit que j’avais à la main, me suivait comme mon ombre. Je marchais vite, je courais presque à l’école ; il me saluait, me souriait, et prenait mes cours très au sérieux.

J’initiais à la formation artistique ; jadis, le dessin. J’avais changé le programme dans toutes les écoles pour devenir plus global et pour le parvenir quelques temps après en : activités d’éveils. Le dessin en tant que tel existe toujours, mais ce n’était plus l’objet central du cours.

Si j’avais des piles de feuilles,… il courait les transporter à la maison ; je me disais quel gentil garçon est ce Raymond comme il se donne de la peine, serviable…

Je me demandais pourquoi cet excès de zèle ? Raymond était en troisième et avait plus de 19 ans, c’est-à-dire à 20 ans ; il allait débuter dans le secondaire ; c’était l’étudiant le plus âgé de la classe dont la moyenne d’âge est de 13-14 ans : ce retard était dû à des problèmes qu’il avait affrontés durant son adolescence.

Il était enfant unique dans une famille très aisée. Le père, un ingénieur civil et grand entrepreneur, sa mère un docteur pédiatre qui ne pratiquait plus.

Ils voyageaient souvent et se faisaient beaucoup de soucis pour Raymond.

Ce dernier, jeune homme, beau, un peu maigre, nerveux et dynamique, une figure rayonnante et plein de sincérité.

Il m’invitait chez eux pour les visiter et connaître ses parents ; j’avais promis de passer un jour ; il demanda s’il lui était possible de visiter mon atelier et voir mes peintures me révélant qu’à la maison chez eux, ils avaient quelques peintures que sa maman avait achetées dans ses voyages en Occident.

Un jour qu’il me suivait me portant un tas de feuilles de dessin, je l’invitai à rentrer prendre un rafraichissement. Il était heureux d’entrer, de poser des questions, de bavarder, de voir des œuvres, me demandant où je peignais ? la dernière œuvre ? Je l’épiais, l’observais sans qu’il s’en rende compte ; je faisais semblant de ranger des livres, de mettre de l’ordre, de nettoyer des pinceaux etc… et soudain, je remarquai qu’il s’était arrêté, fasciné par le portrait de Malvina.

Il était là immobile, ne sachant quoi dire : c’était un portrait de Malvina tenant une fleur à la main. Il avait la parole coupée. Je l’ai interrompu lui disant : « Ce n’est pas une fleur du mal ; c’est Malvina ma voisine ». J’ai saisi alors ce que le pauvre garçon sentait et avait derrière la tête et pourquoi il cherchait mon approche : un dicton dit ici qu’on « arrose les joncs pour permettre à la rose de boire ».

Pour le ramener sur terre, je lui ai dit : « j’aimerais un jour te rendre visite et connaître ton père et ta mère ».

Il était enchanté de voir qu’un lien se créait entre nous et pourquoi pas une amitié ? Il habitait dans la région de Sarba près du couvent des Pères du Saint Sauveur, des religieux grec-catholiques et dont le couvent était une ancienne citadelle phénicienne érigée sur la colline, face à la mer.

Il m’avoua très sincèrement qu’il était très en retard dans ses études, et que l’école ne l’intéressait guère ; qu’il préférait gérer des entreprises chez son père plutôt que de s’enfermer dans les salles de classe ; qu’il pourrait affronter la vie, même jeune, qu’il était sérieux et pouvait assumer des responsabilités, que son père venait de lui acheter une voiture, même s’il ne conduisait pas ; qu’il n’aimait pas les apparences et les façades ; qu’il obéissait aux voix du cœur, à ses états d’âmes ; qu’il aimait lire pour se cultiver et élargir ses horizons ; mais rester à l’école en compagnie des élèves de 12 à 13 ans le rendait malade, etc…

Il se fixait toujours devant la toile de Malvina me disant que l’œuvre était belle et que si sa maman la voyait, elle l’achèterait.

Je lui ai expliqué que le portrait est un état d’âme pas seulement les formes physiques du modèle ; c’est le portrait de l’artiste avant de représenter telle ou telle personne, que j’avais plus d’une version de ma voisine Malvina qui ne se ressemblaient pas ; c’est toujours elle et moi en ses différents états. Ici c’était Malvina à la rose ; là c’était la rêveuse ; ici c’était la muse ; là un modèle si parfait, si enchanteur qu’elle enthousiasmait l’artiste à œuvrer avec amour. Toutes ses œuvres que « tu vois sont peintes avec mon cœur, avec amour ». Je l’observais larmoyer. « Vous savez, cher maître, moi je ne suis pas fait pour les hautes études et l’université ; Je dois vous avouer … » et voilà la porte qui sonne ; elle était toujours entr’ouverte ; on pouvait enter sans sonner ou s’annoncer ; et voilà le cri de mes enfants qui se précipitent : « Malvina ; Malvina » ; c’était vrai ; comme presque tous les jours, Malvina venait voir les enfants, suivre leur devoirs et leçons, bavarder avec eux.

Raymond était sidéré, muet ; c’était la première fois qu’il se trouvait en face à face, tout près de Malvina. Malvina salua et commença : « Vous observez mes portraits ? n’est-ce pas ? J’aimerais poser pour l’enlèvement d’Europe, ou des Sabines et m’évader dans d’autres univers… ». (Raymond ne comprit rien à cela ; plus tard il me demanda qu’est-ce que l’enlèvement d’Europe, des Sabines etc…) ; elle s’adressa à Raymond, lui demandant son avis, un commentaire ; il n’osait même pas prononcer un mot de crainte de dire des bêtises, mais il était aux nues ; il n’en croyait pas ses propres yeux, et le jeu de la Providence… « Dis donc un mot, cher Raymond ; pourquoi ce mutisme ? » lui ai-je dit ; je ne sais qu’elle force l’avait bouleversé ; il saisit de sa pochette un stylo Parker en or et précieux et me demanda si pour un si beau modèle, il pouvait offrir ce stylo que son papa lui avait offert et que un autre que lui pourrait utiliser ?

« Pourquoi pas, lui ai-je dit, et toi Malvina aie la gentillesse d’accepter ce cadeau d’un de mes élèves que j’estime et qui est en admiration devant toi ». Elle rougit s’approcha de Raymond qui lui offrit ce stylo. Tout s’était passé si vite, inattendu ; cette approche que je n’attendais pas ; mais j’avais senti quel grand cœur et quelle bonté étaient incarnés en ce garçon. Il était heureux d’avoir accompli un acte héroïque.

Malvina salua et se retira avec les enfants dans une chambre où ils étudiaient. « Qu’est-ce que tu me disais avant l’entrée de Malvina et des enfants, lui ai-je dit. – Je disais qu’avec le début de ces évènements, et le fait que je suis très en retard dans ma classe, … je pense arrêter l’école et me lancer avec mon père dans les chantiers, ou voyager chez mon oncle maternel richissime à Philadelphia, qui n’a pas d’enfants, et qui sera enchanté de me recevoir. Je n’aime pas quitter le Liban, surtout avec la présence de Malvina. Je vous dis la vérité, toute la vérité ; je suis pris dans les filets de Malvina depuis plusieurs mois ; j’ai voulu me rapprocher de vous seulement parce que vous êtes le voisin très rapproché de Malvina. Maintenant, puisque on s’est connus, je suis en admiration devant vous et j’aimerais avoir une famille comme la vôtre et éduquer mes enfants comme vous. Si vous me disséquez, vous allez apercevoir en mon cœur, mon âme, mes cellules, etc… la silhouette de Malvina ; mon père, ne me refuse rien ; il est capable d’armer tout un bataillon pour l’enlever comme Europe et les Sabines ; de quoi parle cet enlèvement ? « Une amitié et une intimité me liait à ce jeune homme intrépide, courageux honnête et aimable. A l’invitation de son père, je me trouvai un soir chez Raymond sur une terrasse prenant un verre, accompagnée par Andrée mon épouse. J’avais en main une bouteille de l’essence de néroli qu’on distille à la maison et un cake cuisiné par Andrée. Une grande résidence de deux étages trois fois plus grande que ma maison, avec une suite pour jardinier, chauffeur, domestiques.

Ils menaient une vie de faste.. Le père de Raymond était plus âgé que moi de 30 ans au moins. J’ai compris qu’ils s’étaient mariés pas jeunes et qu’ils avaient eu ce Raymond qui était la raison de toute leur existence.

Raymond pour eux n’avait pas grandi ; il était choyé comme s’il avait deux ans… Durant toute la soirée, toute la conversation fut canalisée sur Raymond. Il me disait de considérer Raymond comme mon fils et lui mon ami, et le docteur sa maman, pédiatre, avait arrêté de pratiquer sa carrière pour être au service de Raymond.

Raymond était heureux de me voir chez eux. Il sentait l’attachement de ses vieux parents, il souhaitait prendre la relève et aider son vieux père. Raymond souhaitait pouvoir inviter Malvina chez eux et la présenter à ses parents en tant qu’amie de classe. Je lui ai conseillé de se calmer et de laisser la Providence agir.

La soirée dura jusqu’à minuit et sur ce, ils me promirent de venir me visiter.

Le lendemain, c’est Malvina qui arriva seule ; elle m’avoua qu’elle avait sympathisé Raymond. Deux ou trois jours plus tard, elle me raconta qu’elle avait rencontré Raymond dans le coin de la rue en rentrant chez elle, et qu’il l’avait accompagnées jusqu’à l’école etc…
– Malvina, en 76, fut admise à la Faculté de Médecine pour devenir pharmacienne.

Plusieurs fois, elle rencontra Raymond près de la Faculté ; il l’emmenait dans sa voiture, jusqu’à la maison. Une fois, il eut l’audace de rentrer chez elle à la maison, de connaître ses parents. Le même soir, son père vint me raconter cet évènement. Je lui dis que moi j’aimais beaucoup Raymond, qu’il était honnête, de bonne famille et milieu.

Raymond avait déclaré son amour à Malvina ; il venait en sa compagnie chez nous ; son vieux père était très heureux de voir son fils vivre « un bonheur », l’amour dans la jeunesse, lui, qui n’avait rien connu des aventures. Le père de Malvina, modeste aimait Raymond. Les parents se sont alors connus et se sont visités.

Idéaliste comme il l’était, en 1976-77, il ne pouvait rester anonyme, sans position… il s’était engagé dans un parti d’extrême droite et s’entraînait ; c’était un vrai héros ; il ne connut jamais la peur, ni la lâcheté ; il aimait le Liban comme son amour pour Malvina. Il participa sans nous informer à la féroce bataille de Zahlé, défendant cette enclave chrétienne avec peu d’éléments face aux hordes syriennes, palestiniennes et gauchisantes.

Je le voyais de moins en moins ; il était engagé nuit et jour ; d’un élève très ordinaire, en dessous de la moyenne, il était accueilli partout en héros, d’un front à l’autre ; il bataillait en stratège avec courage ; les zizanies politiques, locales ne l’intéressaient pas. Il voulait un Liban multiconfessionnel, autonome, aux frontières reconnues et en sécurité. Il me disait le dialogue entre communautés, stérile sans résultat. « Je refuse de convertir un musulman ou autre au christianisme et l’inverse ; il faut dialoguer autour des droits de l’homme, de l’égalité, de la justice ; il faut dialoguer sur notre conception de Dieu : est-il le même Dieu pour les chrétiens et les musulmans ? Y-a-t-il deux Dieux différents ? ou deux conceptions différentes de la divinité, chaque communauté a ses propres approches d’un même Dieu.

Raymond amoureux, toute sa vie, ses actes, son héroïsme étaient dédiés à Malvina, il voyait en Dieu ce grand amour, un Dieu qui s’offre en sacrifice pour ses fils, un Dieu aux bras ouverts, celui qui pardonne et qui aime. Le Dieu tout puissant, sans pitié, le Dieu qui punit et qui condamne n’était pas le sien, Lui dont la vie était un poème d’amour. Il atteignit ses 23 ou 24 ans ; il tint toutes les entreprises de son Père ; ce dernier devenait condamné à la solitude ; il ne sortait plus de sa maison ; et se sentit trop faible. Malvina termina bientôt sa quatrième année de pharmacie ; mes enfants avaient grandi aussi, ils traitaient Malvina en amis ; ils étaient heureux de voir Raymond leur raconter des épisodes de cette guerre inutile. Il me confiait que d’ici peu de temps il pensait se marier avec Malvina et donner un petit fils à son père très vieux et usé.

Il se trouvait toujours dans les points chauds des combats à Ouyoun el Siman, ligne de démarcation entre la Béqua et le Mont Liban ; ou Zahlé encerclée par l’armée syrienne et pilonnée nuit et jour ; au front de Souk el Gharb tenue par l’armée Libanaise ; au centre ville etc…

Il me disait que la libération devait commencer par le Sud du Liban triomphant sur l’Israélien et toutes les milices non Libanaises, les organismes soutenus par la gauche. Il me disait la plus grande erreur historique que le Palestinien a commise c’était d’avoir porté des armes au Liban. Les Palestiniens auraient dû bouleverser un grand nombre de régimes arabes collaborateurs et cette erreur aurait eu des répercussions historiques sur leur avenir.

Les Palestiniens et leurs chefs croyaient avoir leur mot et la clef pour régler la situation et ramener la paix. Leurs attitudes ont fait empirer les choses et ont embrasé la scène. C’est que tous les acteurs sur le terrain étaient manipulés par des forces extérieures.

Raymond souhaitait de tout son cœur que la crise se termine ; il ferait une lune de miel en Europe. Il rêvait.

Il passait chez Malvina une fois, pour disparaitre une ou deux semaines. Malvina me disait qu’elle était inquiète, que Raymond avait servi déjà sur tous les fronts durant plus de quatre ans, qu’elle ne pouvait plus admettre cette situation ; que bientôt elle terminerait le diplôme d’études pharmaceutiques et que Raymond lui disait souvent : « fais tout cela ; l’université, les études, pour la culture, ne te fais pas de soucis pour travailler et avoir une pharmacie, je peux t’acheter une dizaine de pharmacies… nous vivrons pour nous aimer, élever des enfants, mes projets nous donnent de grands revenus ; nous n’avons besoin de rien, sauf de ton sourire, ton doux regard, ta grâce, ton amabilité, ta compréhension etc… ». Raymond de temps à autre avait des élans poétiques, il était vrai.

Soleiman, un ami de classe de Raymond, petit fils et fils de curés (son grand père et père tous deux, deux générations de curés, servant leur village au Nord du Liban), accompagnait souvent Raymond ; c’était un peu son ange gardien. Il m’a juré que la mort avait frôlé à plusieurs reprises Raymond son ami, et que c’était la Vierge Notre Dame qui l’avait toujours protégé ; mes enfants écoutaient les conversations, très émus, car ils aimaient leur ami Raymond.

Ils aimaient participer à toute conversation pour montrer leur présence.
Je rencontrais de temps à autres les deux pères de mes protégés ; Malvina passait des journées entières chez ses futurs beaux parents surtout durant les longues absences de Raymond. Ils s’étaient attachés à elle et sa présence près d’eux devenait nécessaire. Quand le pilonnage s’intensifiait, il fallait se protéger dans les abris, les routes étaient presque désertes ; Malvina conduisait follement pour rejoindre la maison de Raymond et s’occuper des vieux attendant l’arrivée de leur fils, qui repartait rapidement refusant de laisser ses frères au front tout seuls.

Quand, il passait et comme l’éclair, il venait me voir me recommandant Malvina et ses parents, me résumant la gravité de la situation et tous les problèmes qu’il fallait résoudre.

Une guerre absurde et sans issue, car avec les islamistes et les chefs palestiniens à l’époque, il n’y avait aucun espoir de dialogue et de solution. Juifs et musulmans pour réussir un dialogue, un compromis, devraient avoir des cœurs d’enfants, ces enfants qui ne connaissent point les rancunes, qui se querellent pour un jouet et se réconcilient une seconde après ; là, c’était impossible et les chefs palestiniens étaient des agents, des pions, puisque leur chef déclara dans la presse occidentale ; « Le pétrole c’est moi ; la solution à la crise au Liban, c’est moi… » et il n’a rien su faire d’autre que de renforcer sa haine et son arsenal sur le pays des cèdres qui l’avait reçu aimablement, et pour plus de 50 ans, les réfugiés palestiniens au Liban avaient été favorisés comme nulle autre part.

Nous étions au début des années 80 et la guerre s’annonçait encore interminable. Raymond m’avoua qu’il était déchiré entre son amour envers Malvina et son devoir et son engagement dans ces combats sans fin, qu’il attendait une accalmie même courte pour enlever Malvina « comme Europe fut enlevée et se perdre dans l’univers infini de ses yeux. Chez Malvina l’inquiétude augmentait aussi : elle se plaignait me disant que cet amour était utopique ; c’aura été un rêve, une belle lune que je ne peux atteindre, et que ce 15 Août est éternel, lointain, il n’arrivera jamais. Elle pressentait des difficultés, un malheur une tristesse, de mauvais jours, une malchance ; un voile de tristesse l’enveloppait, elle, si gaie, si transparente et aérienne, elle m’inquiétait, et quand je lui disais : dans un mois, ce sera le 15 Août et l’Assomption la grande fête de Marie et de Malvina »… Vers la mi-juillet arrivent chez nous Malvina et Raymond, pour m’annoncer leur union prochaine dans la plus grande intimité, sans invitation, ni cérémonie, ni faste, le mariage est un Saint Sacrement, qu’ils recevront, comme le baptême, la première communion ; quant au parrain, ce sera notre ami et père spirituel, l’artiste ; la marraine, sera une Docteur en médecine qui donnait des cours à la faculté et que Malvina aimait ; qu’il y aura nos trois familles et quelques compagnons d’armes de Raymond. La bénédiction nuptiale sera célébrée à Notre Dame du Liban ; le Père qui présidera la cérémonie sera le Père Louis qui avait baptisé depuis 25 ans le nouveau né Raymond. Un vin d’honneur pour l’occasion serait offert dans le salon adjacent à l’église après quoi chacun rentrerait chez soi et les mariés se dirigeraient du côté de Fakra où ils possédaient un chalet.

Le 6 Août, vers 2 h du matin, la fête de la Transfiguration, le jour où le Christ s’est transfiguré, prenant la figure de Dieu, dans toute sa gloire sur le mont Hermon devant trois de ses apôtres Pierre, Jacques et Jean, on frappa à la porte. Je me précipitai, ouvrant, avant de demander qui sonnait ; Andrée était derrière moi, les enfants dormaient. Devant moi, Soleiman, larmoyant, figé, qui se jeta sur moi en sanglots, il n’arrivait pas à parler ; j’ai vu surgir une lumière de la fenêtre d’en face, le balcon de Malvina ; j’ai attiré Soleiman à l’intérieur et éteint la lumière, tirant toujours Soleiman qui se laissait faire. Arrivé dans le corridor donnant à la salle à manger où il y avait une petite lumière j’ai dit à Soleiman : « Parle ! de quoi s’agit-il, est-ce que Raymond a eu un malheur ? il fit signe de la tête, que oui, mais quoi ? de grâce … et Soleiman de me dire que Raymond était au paradis, qu’il avait reçu un obus en pleine poitrine qui l’avait déchiqueté et que deux autres compagnons avaient eu le même sort ; « moi, j’étais dans une tranchée, étendu sur le ventre vu l’intensité des tirs ; Dieu m’a épargné !.. j’aurais préféré être sacrifié à la place de Raymond … ». J’ai imaginé la scène et son horreur… ainsi, ce 6 Août, Dieu avait cueilli cette belle fleur qu’était l’âme de Raymond.

« Dans son sac, il y avait un petit carnet que j’ai récupéré ; je vous le donne.. ». J’ai prié Soleiman de dormir sur un sofa, de ne faire aucun bruit ; je ne voulais pas éveiller la maison et les voisins. Je cachais mes larmes, mes émotions, car j’étais terrassé, meurtri, broyé par le désastreux évènement. Que dire au père, à la mère ? à Malvina, à mes enfants qui adoraient leur grand ami ? Dans mon esprit se présentaient mille et mille choses, où commencer et comment ?

De deux heures du matin, jusqu’à l’aube j’ai passé la plus longue nuit de ma vie, j’étais partout et ailleurs. Raymond déchiqueté et ramassé en lambeaux, des cœurs brisés, le mien en premier, le vieux papa, la maman et surtout Malvina engagée avec Raymond pour le bien et le mal, à dix jours de son mariage. Vers 5 h, j’ai été au balcon ; Malvina était assise en face de moi et de me dire : « Toute la nuit je n’ai pu avoir une seconde de sommeil : j’ai entendu un bruit chez vous, vers 2 h. comme si on avait sonné à la porte…
– Oui, c’est Soleiman qui est arrivé tard et qui se repose. – Soleiman ? et les nouvelles de Raymond ? J’arrive ! « En quelques secondes, elle était chez nous, ou est Soleiman ? « Calme toi lui ai-je dit ; il se repose » ; elle se dirigea vers la salle à manger. Soleiman semblait dormir elle le secoua criant : « où est Raymond ? » il était inerte comme un bloc de glace ; Malvina criait comme une folle, emportée par une crise nerveuse ; elle se jeta sur mes pieds me demandant : « où est Raymond ? » Andrée, son père et sa mère étaient accourus.

Les enfants se jetèrent sur Malvina, l’embrassant. Que dire, on n’avait rien dit encore et la scène était des plus émouvante, triste, désastreuse. J’ai fait comprendre au père la gravité des évènements et le sort fatal de Raymond. Je n’ai pu retenir mes larmes ; me regardant, Malvina a compris, et de me dire : « Il est dans l’autre monde, n’est-ce pas ? » J’ai répondu par des sanglots ; Malvina hurlait de douleurs, pleurait, se frappait la poitrine, gémissait… Je lui ai dit : « Quand tu te calmes, je parlerai, le malheur est grand, je ne peux le décrire. Arrête, lui ai-je dit, et pense un peu dans quelle malheureuse situation se trouvent le vieux papa de Raymond, et sa mère ?… C’est vrai, m’a-t-elle répondu, et maintenant ? Tu peux pleurer, te plaindre etc… Ce 6 Août, c’est le Sauveur qui a cueilli une belle âme pour le paradis ; un obus s’est abattu de plein fouet sur leur barricade, tuant Raymond et plusieurs de ses compagnons ; pense Malvina que pourrai-ton dire aux vieux…

Malvina s’est retenue un peu me disant : « Tu as raison, pauvre papa !.. Je reviens ! » m’a-t-elle dit ; les enfants l’ont suivie, elle revint après quelques minutes, nous demandant de nous diriger à Sarba chez le père de Raymond. Soleiman nous accompagna ; nous arrivâmes nombreux. Le vieux père était dans son coin, son épouse tout près paraissait malheureuse. Malvina se jeta sur le père, la mère les embrassait pleurant. Le père a tout de suite compris qu’un malheur venait de s’abattre sur cette famille. Ils ont compris que Raymond n’était plus de ce monde.

Soleiman et les compagnons s’occupèrent de ramener dans un cercueil fermé et scellé ce qui était resté de la dépouille. L’enterrement eut lieu au couvent de St. Sauveur ; une grande foule participa aux funérailles. La tristesse était générale ; Malvina était dans la maison du vieux en permanence ; ce dernier était totalement abattu ; le 15, il fut atteint d’une hémorragie cérébrale qui l’emporta. Une nièce fut chargée de s’occuper de la vieille, atteinte d’un alzheimer galopant ; elle fut internée dans un centre adéquat.

La seule survivante de tout ce drame, c’était Malvina qui n’appartenait pas encore à la famille ; mais en était l’héritière spirituelle ; c’est elle qui dût prier, penser, fleurir des tombes, penser à cette famille et à Raymond qui faisait partie d’elle-même…

Elle n’est plus allée à la Faculté. Que pouvait représenter pour elle un bout de papier, un diplôme, puisque sa vie n’en dépendait plus.

Elle s’était enfermée chez elle ; le plus long trajet qu’elle faisait c’était de venir me voir et voir les enfants. Le petit carnet que Soleiman me donna était un humble journal écrit en arabe et en français et dédié à Malvina.

« -… Samedi le 12-5 :
… Nous sommes enterrés dans notre tranchée, nous essuyons des tirs du Sud et de l’Est… Pour tes beaux yeux verts, couleur des cèdres, je défendrai ce point.. tu me manques.

… Ce Mercredi 16…
Le soleil pointe derrière la plaine ; je t’imagine habillée de ses rayons d’or… Tout l’or du monde est éclipsé par ta beauté Malvina.

… Ce Dimanche 20 …
(Un poème en Libanais décrivant son attachement à sa dulcinée…).

… Le 1 – 6.
Malvina toute la beauté de l’existence se résume en toi ; si j’existe c’est pour te rendre heureuse…

… Le …
Malvina, élixir de mon âme, rêve de mes nuits, ma belle étoile…

… Le
Je prie la Vierge de te protéger.

… Le 7 …
La nuit est sombre et gronde l’orage ; la tempête nous plonge dans l’invisibilité et dans la tempête de mon âme tu es cette lune ? étoile de mes nuits.

… Ce 3 ….
Je dirige une patrouille dans une ligne de démarcation, où vit encore une pauvre femme et une famille chiite démunie ; je lui ai donnée toute la somme que j’avais et j’ai demandé à Soleiman de lui assurer des matières de consommation, de la nourriture… Je sais que cela te réjouit toi, qui est si généreuse et aimable. Notre guerre n’est pas contre des communautés mais contre les terroristes et fauteurs de troubles et intégristes…

Ce 18 … ce 19 … ce … ce :
Quelques 150 à 200 pages, des notes, des opinions, des poèmes, des chants, des faits, etc… Tout était dédié à Malvina… Elle me posa bientôt une question très intéressée : « Que sais-tu de Marie-Madeleine? J’avais dans ma bibliothèque les deux volumes de la légende dorée où plusieurs pages sont dédiées à Marie-Madeleine ; je lui ai offert aussi les mystères de l’amour », ces merveilleux poèmes de Charles Corm…

Elle passa 4 à 5 jours sans revenir chez nous. Je me demandais si elle avait voyagé ; que se passait-il… Le sixième jour, elle m’appela du balcon me disant qu’elle arrivait, si les enfants étaient de retour de l’école.

Elle me raconta que la légende dorée était belle et .. C’est une légende après tout ; mais « Les mystères de l’amour » c’est un cri profond qui vient de l’âme…, certains poèmes, je les ai retenus par cœur ; j’ai lu et relu l’œuvre de Corm si pathétique et sur ce, j’ai pris ma décision : – à partir de demain, je serai Sœur Madeleine ; je partagerai ses souffrances, elle qui fut près du Messie crucifié ; elle qui fut l’apôtre des apôtres. J’ai un seul désir : vivre ma nostalgie, mes beaux souvenirs des moments uniques passés avec Raymond dans cet ordre religieux.

Elle entra au noviciat des Sœurs dominicaines, un couvent non loin de Harissa, où elle passa d’abord plus de cinq ans… de temps à autre, nous lui rendions visite. Puis elle passa sept ans en France à Besançon. Nous reçûmes d’elle, deux ou trois cartes postales ; elle priait pour Raymond et pensait à nous quotidiennement ; elle est revenue au Liban, et elle s’occupa des novices, de la cuisine, de l’église et priait le Seigneur nuit et jour. Pauvre Malvina ! nous disions nous. Et à l’âge de 45 ans, toute belle encore, elle fut atteinte d’une leucémie qui ne tarda pas à l’emporter rejoindre ainsi au paradis les êtres qu’elle avait le plus aimés sur terre. Ce nouvel épisode, ici, prend fin; je suis bien triste en l’écrivant, et pour autant, les voies de Dieu… on ne sait pas !

Joseph Matar
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