Un Amour Interrompu

Novembre 2012, une conférence est donnée en l’USJ à Beyrouth, un soir à 17 heures sur les nouvelles méthodes dans le domaine de l’enseignement.

En fait, les Libanais, les habitants des côtes Est de la Méditerranée, ont manifesté toujours une grande ouverture dans tous les domaines de la pensée, comme en témoignent les noms de Euclide, Pythagore, Europa, Cadmos, Zénon… ou Sénèque, tous des Phéniciens ; on leur doit l’épanouissement de la pensée chez les Grecs, qui le laissent voir : leur légende de Jupiter enlevant la fille d’Agénor de Tyr pour instruire l’Europe…

Aux périodes les plus sombres et difficiles, et jusqu’à nos jours, cette ouverture au savoir s’est maintenue de l’école sous le chêne ou sur les bancs de l’Eglise en attendant les Universités les plus à l’avant garde, de la fin du XIXe siècle début du XXe : Ecoles, centres, universités, couvents, collèges qui ont ouvert leurs portes à la suite de la Nahda autour de 1860. En 1862, sous le mandat de Daoud Bacha, le premier administrateur « Moutassaref », fut créé l’orphelinat Daoudien à Abaye chez les Druzes.

A l’époque, les veuves, les orphelins, les gens pauvres et démunis étaient très nombreux.

La conception d’un orphelinat s’imposait comme une réelle nécessite. On y recevait des enfants sans ressources, sans père et mère, abandonnés dans la rue, ou chez de lointains parents, à la merci de l’aumône des gens de grands cœurs.

L’orphelinat « Daoudien » était pour garçons seulement ; pour les filles il y avait les congrégations étrangères comme les religieuses de Saint Vincent de Paul et autres qui hébergeaient, aidaient, formaient ces orphelines en leur apprenant un métier (couture, broderie, tissage, cuisines etc…) et les soignaient sans discrimination de communauté ; nous sommes tous les fils de Dieu et égaux devant son jugement dernier.

Des écoles mixtes, les premières, pour garçons et filles furent ouvertes dans les régions chrétiennes un peu partout. L’école dans un village n’était pas confessionnelle, mais nationale et Libanaise où tous les enfants avaient accès.

Certaines écoles avaient un meilleur niveau que d’autres et plus de liberté et d’ouverture ; elles étaient recherchées. Les familles druzes aimaient inscrire leurs fillettes dans les écoles dirigées par des religieuses donnant une formation chrétienne; même de jeunes garçons druzes furent admis à coexister et étudier dans plusieurs de ces écoles mixtes.

Cette cohabitation scolaire fut heureuse : elle permit de briser les barrières interraciales ou interreligieuses, de coexister ensemble, de se partager les opinions, les idées, les intérêts, le bon et le moins bon. Elle offrit aussi une occasion pour créer des amitiés entre les différents membres des communautés et se sentir plus rapprochés et plus unis. En dehors du temps scolaire, on se visitait, on s’invitait, on réalisait des sorties ensemble… Les parents en ce temps là n’admettaient pas le mariage entre membres de communautés différentes; ils préféraient respecter les traditions, les us et les coutumes, mais on observa peu à peu, que des familles entières, les Abillama druzes, par exemple, sont devenus chrétiennes du fait de cette cohabitation ; les Chéhab s’y sont peu à peu répartis en familles Druzes, Sunnites et Chrétiennes.

L’émigration vers le Nouveau monde était devenue facile et à la mode. Beaucoup de Libanais ont émigré; les jeunes ont ainsi pu rester entre eux dans le nouveau pays d’accueil.

Je vais m’attarder ici sur le cas d’un jeune couple de ce temps là. Rachid et Marianne. Marianne une jeune fille de seize ans, n’avait rien de terrestre ; elle ressemblait à quelque être céleste ; un ange aux yeux bleus qui se serait incarné parmi les humaines. Douce et communicative, intelligente et serviable, élégante d’une présence singulière ; nombreux étaient ses admirateurs, et ses prétendants qui par l’intermédiaire du curé, venaient demander sa main. Marianne avait confié à sa maman, qu’elle aimait un ami Druze: Rachid X et qu’elle savait que leur union matrimoniale était presque impossible. Rachid fils d’un dignitaire de la région, bien fortuné, respecté, occupait un poste clé. Marianne avançait comme prétexte à refuser des prétendants qu’elle désirait poursuivre ses études et que plus tard elle penserait au mariage ; entretemps elle poussait son père à l’émigration, connaître une autre vie ailleurs et un autre avenir.

Rachid qui par ses bonnes relations avec les frères de Marianne, rencontrait cette dernière et lui exprimait son profond et sérieux amour, fut enchanté à l’idée de l’émigration vers l’Amérique lui qui avait vingt ans ; il pourrait la suivre et vivre ailleurs avec elle, sans les contraintes de clan.

Le père, la mère et toute la famille de Marianne aimaient Rachid comme leur enfant malgré les souvenirs des histoires malheureuses des massacres de 1860 où un oncle de Marianne fut tué par une bande de Druzes soutenus par des soldats Ottomans. La famille de Marianne profondément chrétienne avait pardonné, ne voulant ni se venger, ni garder souvenir d’un fait de guerre civile; il faut à la longue pardonner, ne pas verser de l’huile sur le feu ; comme le Christ nous a appris : « Aimez vos ennemis, pardonnez leur, etc… », surtout qu’un proche parent de Marianne était un prêtre de paroisse ; il devait apaiser et calmer les malentendus ; avec le nouveau protocole des Moutassarefs, la paix entre communautés s’était bien rétablie ; la confiance, les échanges, le respect des droits d’autrui, la justice, le bon fonctionnement des institutions et la manière de gérer le pays par des Européens aux noms « pseudonymes »… Les Moutassarefs, gouvernaient, nommés par la Sublime Porte avec l’accord des Puissances occidentales en présence à l’époque : la France, la Russie, l’Angleterre, et l’Autriche Hongrie etc…

Donc, un 29 Septembre de ce temps là, on fêtait les archanges qui sont bien plusieurs, mais dont l’Eglise n’a retenu que trois noms ; celui de l’automne, de l’hiver, du printemps, seulement ; ce 29 Septembre, arrive Rachid chez Marianne lui présentant dans un petit sac en cuir une 60aine de pièces en or ottomanes, une fortune. Il lui dit : ” j’avais des économies ; mon oncle maternel m’a donné plus de 10 pièces pour tous les services que je lui ai rendus, car grâce à moi, il a pu acquérir un vaste terrain au centre de notre village où il pense construire une auberge et des magasins; en plus d’une vente de foin, et de blé d’un champ dont je m’occupe personnellement et que mon père m’a légué. C’est de l’argent propre, qui m’appartient ; je te prie chère Marianne d’accepter cette somme et tu pourras me la rembourser plus tard si tu veux; accélérez votre départ vers les Amériques particulièrement en Floride où beaucoup de nos parents se trouvent déjà; je pourrai de la sorte vous rejoindre dans un bref délai et vivre avec toi en paix ailleurs”. Toutes les semaines, il y avait des navires qui se dirigeaient vers Marseille, Barcelone, le Portugal et vers le Nouveau monde; chaque semaine, il y en avait d’autres qui partaient de Beyrouth vers la Grèce, vers l’Egypte pour atteindre les ports où débarquent les transatlantiques.

Marianne prit la somme de pièces jaunes et promit à Rachid de parler avec son père et sa mère de cette générosité.

Le soir de la même journée, la famille était réunie, autour d’un plateau en paille pour le diner du soir, une lampe à huile éclairait à peine la pièce. Marianne dit : « Je vais faire la prière moi-même et je vous prie de m’écouter très attentivement ».

Nos aïeux priaient avant chaque repas comme beaucoup de Libanais aujourd’hui ;

Actuellement ce sont les enfants qui exigent de leurs parents de faire la prière avant chaque repas ; c’est ce qu’on leur enseigne dans les écoles chrétiennes.
Bref, Marianne venait de finir la prière ; elle posa au milieu de la chambre un plateau en paille où se trouvait le repas du soir ; olives, fromages, pommes de terre quelques légumes et oignons et une terrine de confiture, avec quelques pains que chacun tenait à la main ou posait sur les genoux ; assiettes, fourchettes, couteaux… n’y étaient pas.

Marianne raconta ce qui s’était passé avec Rachid et demanda l’opinion de toute la famille. Je résume. Le papa entendait bien partir en Amérique, mais n’en avait pas les moyens : « Notre cousin, le prêtre, a pensé nous avancer une dizaine de pièces; avec ce qu’on a, cela ne suffira pas pour un voyage ensemble. Je propose de voyager en deux groupes, j’irai moi et Marianne et deux garçons ; mon épouse, les deux sœurs et les deux autres garçons nous rejoindront dans six mois, un an, avec leur mère ; ou bien, nous accepterons la moitié des 60 pièces de Rachid pour la lui rendre plus tard et nous irons ensemble. Pensez à cela ; la décision ce sera pour demain et priez ; nous nous inclinons devant la générosité de Rachid et tous échangeaient des mots aimable sur cette famille…

Marianne ramassa les pièces pour les mettre dans le petit sac et attendre.

Une semaine passa, pas de décision prise. Le père, ne voulant pas blesser l’amour propre et la grande générosité de Rachid, appela ce dernier, lui rendant 40 pièces et en en gardant vingt, lui exprimant son grand remerciement; il acceptait seulement 20 pièces dans l’espoir de les lui rendre bientôt; et vous voir parmi nous et être ensemble un jour”. On commença à préparer le départ ; Beyrouth, Port Saïd – Barcelona. Rachid dut se plier aux faits ; il décida de voyager seul après le départ du second groupe, celui de la mère, des sœurs et frères de Marianne.

1870. Marianne, son père et ses deux frères viennent de s’installer à Florida. Ils établissent leurs contacts, avec une petite colonie qui les avait devancés. Le père trouva une boulangerie ; les deux frères se lancèrent dans la construction, Marianne un travail de « Nurserie » dans une maison Libanaise et s’occupa de la maison, malgré l’ambition qu’elle avait d’étudier et ne connaissant aucun mot d’anglais. Les quatre se mirent au travail faisant des économies, s’entraidant. Marianne qui avait un penchant pour la culture et l’instruction s’est mise à étudier la langue anglaise ; à peine six mois passèrent, elle pouvait tenir toute une conversation lire, écrire et approfondir ses connaissances. Les deux frères avaient trouvé un associé Yanki avec qui ils créèrent une entreprise pour exécuter tous les travaux de construction. Le père malgré son âge s’était joint à eux, Marianne aussi en secrétaire de direction.

Dans leur entourage, un certain Milad, qui s’occupait de commerce, de matières premières qu’il achetait au Liban, en Syrie, Grèce, Turquie, Egypte et qu’il exportait vers le Nouveau Monde, fut chargé d’une lettre écrite par Marianne, et de 80 pièces or à remettre à leur famille encore au Liban La mère reçut l’enveloppe l’argent et les deux lettres car l’une était destinée à Rachid. Les premiers émigrés quand ils partaient, fermaient leurs maisons, où donnaient les clefs aux voisins dans l’espoir d’un prochain retour. On ne pensait pas vendre ses biens, car il n’y avait personne pour les acheter. La pauvreté était généralisée au temps des Ottomans. Rachid prit la lettre de Marianne, la lut et relut et pleura longtemps, il était ému et emporté par la nostalgie. Le père de Rachid était gravement malade; Rachid décida cependant de rejoindre Marianne et sa famille au plus tôt.

Puis toute la famille de Marianne se trouva bientôt réunie de nouveau à Florida, et une ère nouvelle débuta : adieu la misère, la pauvreté, l’injustice. C’est un rêve de bonheur, d’abondance, de faste qu’on venait de découvrir. Marianne reçut une lettre de Rachid, pleine d’espoir et de promesse.

Que se passa-t-il entre temps au Liban dans le village de Rachid? Après plus de trois mois d’agonie, le père de Rachid était décédé. Rachid avait dû prendre la relève, et remettre tout en marche, lui qui était l’aîné de la famille, le responsable ; sa sœur du même âge que Marianne devait se marier; son frère plus jeune était parti au Caire où il poursuivit des études universitaires; l’autre était à Istanbul occupant un poste et n’était pas rentré depuis longtemps; la mère de Rachid était incapable de décider et d’assumer quoique ce soit… Une année venait de se terminer, Rachid avait remis de nouveau son voyage, dans une lettre, il expliquait à Marianne tous les problèmes qu’il devait résoudre avant son départ: il avait en charge sa mère, et tous les biens de la famille à gérer.

La seule solution, en attendant la rentrée de ses deux frères, l’un d’Egypte, l’autre d’Istanbul, était de charger sa sœur et son époux de prendre en charge leur propriété et sa maman ; et réaliser un acte de folie, prendre un premier bateau en direction des Amériques, sans regarder derrière soi; ce qu’il ne pouvait faire, lui qui était croyant, juste, sage, bon, aimable etc…

Mais Rachid était convaincu que l’amour est aussi une habitude, une réalité qu’on vit au jour le jour, que l’éloignement est un genre d’oubli, qu’il faut être près de la fille chérie et aimée. Que l’amour ne persiste pas par la correspondance, que ce brasier doit être alimenté sur place.

Il sut donc qu’un Samedi, un bateau se dirigeait de Beyrouth à Alexandrie puis à Marseille.

Il prit ce qu’il avait comme liquidités courut vers la maison de sa sœur lui demandant de déménager, de venir servir leur maman, et lui annonça son imminent voyage; d’ailleurs sa sœur le comprenait bien et aimait Marianne. Il embrassa sa maman et sans dire un mot, il partit. Rachid sur le pont du bateau attendait la levée des ancres. Il était presque midi, le soleil écrasait par sa chaleur le port et les gens qui s’activaient de partout. Assis sur un tonneau pensif, rêvant, il était ailleurs; il passa sa nuit à observer les étoiles; une escale de deux jours à Alexandrie, Rachid descendit à terre, acheta quelques souvenirs et des provisions. De l’Egypte pharaonique, des antiquités, des vestiges, il ne connaissait rien ; d’ailleurs eux les Egyptiens ignoraient quelle richesse ils avaient sur leur territoire ; les fouilles étaient encore à leurs débuts et très limitées.

Il jeta un dernier coup d’œil du côté de l’Est, de l’Orient; tout son être était habité par Marianne; il était impatient d’arriver en Amérique, pays d’évasion et des rêves de tant d’êtres sur la planète. Il portait sur lui quelques reliques de Notre Dame de Deir el Kamar; il priait souvent Notre Dame; il était un croyant, il s’opposait toujours à la violence et préférait faire appel à la raison.

Un soir de Septembre 1871, le navire Espagnol venant de Barcelone accosta à Daytona, Rachid demanda de l’aide à un Egyptien qui lui fit trouver une auberge près du port. Durant le voyage, il avait appris quelques mots d’anglais par l’équipage et les voyageurs.

Rachid, sans aucune carrière, ne sachant rien faire, n’ayant aucune formation, milieu, culture, à part la culture de la terre, et l’élevage de bétail, passa sa première nuit dans un hôtel, auberge, non loin du port ; il fit plusieurs tournées autour du port et s’aventura plus loin dans la ville atteignant les périphéries de Daytona ; là, il s’arrêta devant quelques sculptures exposées dans le jardin d’une ancienne maison ; il était devant l’atelier d’un sculpteur ; il admirait ces œuvres quand soudain sortit de la maison une personne qu’il reconnut, qui était sur le même bateau durant la traversée de l’Atlantique ; ils se saluèrent et le sculpteur invita Rachid à entrer ; ce dernier devint plein d’admiration ; comment donner une forme à la matière ? comment modeler ? est-ce que la sculpture est une imitation de la nature ? que de bustes, de statues, d’ensembles, de plâtres, de bronzes, de pierres, du bois etc… C’était la première fois que Rachid était devant des œuvres d’art; arrive Rosana la fille du sculpteur offrant du thé et des biscuits. La Providence voulut que le sculpteur avait besoin d’un aide pour tous ses travaux, entretien de l’atelier, les moules, la fonte, préparations, structures, coulages, etc…; il demanda à Rachid : Quel métier ? études ? bagages ? etc…, avait-il? pas de réponse.

Le sculpteur proposa à Rachid de rester l’aider, et offrit de lui apprendre le côté métier, artisanat.. des œuvres; “si oui, tu pourras venir loger chez nous dans l’atelier.” Rachid accepta l’idée ; pourquoi pas, se dit-il; j’apprendrais une carrière…

C’est Notre Dame de Deir el Kamar qui avait mis sur son chemin ce sculpteur. Il revint à son auberge, prit ses affaires et le soir même, il était dans l’atelier. A la cuisine, Rosana lui servit son diner et lui expliqua le fonctionnement des choses, ce qu’il devait faire comme s’il était chez soi, s’occuper de soi et de son travail.

Le lendemain, il nettoya l’atelier et sortit désherber, tailler des branches gênantes dans le jardin, attendant l’arrivée du patron qui devait mouler une œuvre. Rachid l’aida, exécutait tous ses ordres et comprit ce que c’était une empreinte, une négative de l’œuvre, etc…

Il ne dormait plus, la flamme de la connaissance l’enflammait, il expérimentait logiquement toutes les opérations de la journée; il se disait qu’il rendrait Marianne folle de joie, de voir ce paysan de Rachid se transformer en artisan, technicien moderne qui sait faire un tas de choses qu’il n’aurait jamais pu accomplir dans sa montagne. Il n’avait jamais vu le plâtre, la cire, le bronze, et tout le matériel qu’il avait entre les mains. Un nouveau monde qu’il était entrain de découvrir. Il faisait des progrès à pas de géant ; il modelait avec la cire et la terre glaise créant des formes naïves : une pomme, une cruche, un oiseau, une fleur, etc… Rosana, la fille du patron observait ce que Rachid réalisait, mais c’était Rachid qui l’intéressait le plus et qui fut l’objet de son attention et de ses soins. Rachid ne devint plus pressé de rencontrer Marianne : dans cet atelier, il se sentait au paradis, il remettait son départ attiré par le charme de Rosana. Le maître lui faisait confiance ; il pouvait mouler, et couler toute une œuvre sans l’intervention de quiconque. Rosana ne se séparait plus de Rachid ; elle était du matin au soir à ses côtés le couvrant de son charme. Rachid lui plaisait. Et dire que l’amour est aussi une question d’habitude. Rachid s’habitua à Rosana ; il ne pouvait plus s’en séparer. Il vivait une crise intérieure des plus dures ; il ne savait quoi faire ; ce qui est certain, il se sentait un autre ; ce n’était plus ce Rachid de la montagne, solide comme les rochers, attaché à des coutumes et principes sacro-saints ; il était plus souple, plus coulant, comme cette cire fondue, ce plâtre dilué qui prennent les formes des empreintes comme on les coule. La nostalgie de sa montagne, de Marianne, de son milieu druze etc… fut enterrée ; il se laissa endormir entre les bras de Rosana, respirant son haleine, ses parfums, sa grâce et tout le côté féminin. Ils passaient leurs soirées ensemble, ils sortaient découvrir la nature, visitaient des amis, dînaient dans des restaurants, et rentraient tard. Le sculpteur avait béni cette amitié et cet amour et était heureux d’avoir le soutien de Rachid, alors que lui vieillissait. Est-ce que Rachid pensait encore à Marianne ? une année passa déjà bientôt; il n’envoya même pas un mot, une lettre pour Marianne qui l’attendait en vain.
Cette histoire d’amour avait eu son germe au Liban. Marianne n’était plus aussi cette petite chrétienne, Maronite, conservatrice se sacrifiant pour idéal ; elle attendit, sans espoir ; deux années s’écoulèrent sans aucune nouvelle de Rachid ; elle aussi, elle avait évolué et était devenue une autre, universitaire, femme d’affaires, bien placée, bien vue, belle, très admirée par beaucoup de prétendants ; enfin elle prit sa décision, elle se maria avec un richissime émigré associé à son père et ses frères, mettant ainsi un point final à toute son histoire avec Rachid. Ce dernier de son côté, créa aussi son foyer ; il eu bientôt une petite fille qu’il nomma « Maria » et la vie se poursuivit à Daytona et à Florida.

80 ans plus tard, le temps de quatre générations, le 24 Décembre 1961, j’étais invité par un groupe d’étudiants universitaires, pour passer la nuit de Noël en famille chez eux à Madrid.

Noël à Madrid est une fête familiale : les routes sont aussi désertes, les boites de nuits, les restaurants, les cinémas, les, les… tout est fermé… ; par contre, la nuit du Nouvel an, c’est une nuée de gens dans les rues ; personne n’est chez soi etc…

Voyant que j’étais seul à Madrid, je fus invité dans une maison par des amis étudiants ; la soirée fut achevée par une messe de minuit dans une église non loin de mon lieu de résidence.

Arrivant chez mes amis qui avaient préparé un diner très intime, familial, près du sapin de Noël, je vis : « Le prophète » de Gebran sur une étagère, la châtelaine du Liban de Henri Bordeaux, Jamilée sous les cèdres de Pierre Loti etc… ». Tout un rayon d’œuvres littéraires sur le Liban.

Voyant que je « fouillais » ce rayon, Carmen, la fille de mes hôtes s’avança pour me dire ; « Moi aussi, mes origines sont libanaises, ou plutôt j’ai du Liban, des Etats-Unis, de l’Argentine, du sang qui coule dans mes veines ; je représente la quatrième génération d’un émigré « druze » qui est mon arrière grand père, qui émigra autour des années 1872-74 vers les Etats-Unis ; moi, je ne l’ai pas connu ; j’ai connu mon grand père de l’Argentine qui avait résumé la vie tumultueuse de son père et la sienne ; il a inscrit en ce petit carnet, manuscrit, tous les évènements, dates, aventures si j’ose dire ; il fut aidé par ma grande mère qui était elle aussi concernée par ce récit… ».

Ce que je viens de résumer dans les pages ci-dessus, c’était ce que j’ai pu lire et comprendre des premières pages du petit manuscrit … On m’interrompit pour passer à table et on me dit : « Tu pourras venir une autre fois achever la lecture de ce petit manuscrit… ». Nous passons à table pour le diner. Des coquilles Saint Jacques que je goûtais pour la première fois: du « Jamon Serrano » : un délicieux Jambon Espagnol, et un tas de « Mezzéh », des amuse bouches, un saumon de trois kilos, succulent, bien préparé, un rôti de veau, des pommes de terre etc… une table riche, où se montrait la générosité des maîtres de ces lieux ; du vin à gogo ; une bûche de Noël ; des douceurs ; des fruits etc… Je dégustais tous ces bons plats, mais j’étais ailleurs ; je voulais savoir la suite des épisodes de cette histoire qui les concernait aussi. La moitié des présents quitta ce lieu pour se diriger vers une église toute proche pour la messe de minuit ; les autres, dont moi, optèrent pour une messe matinale à 8 h, 10 h au matin.

On s’est ainsi séparés.. pour se revoir ultérieurement. Le jour de Noël, j’avais été invité à déjeuner chez un ami Libanais employé à l’ambassade du Liban. Deux ou trois semaines venaient de passer : nous étions vers la mi Janvier, j’ai téléphoné à Carmen, lui proposant d’inviter ses amis chez elle : “Je viendrai vous préparer un fameux plat « de Tabbouleh » : une salade libanaise très populaire ; elle m’a donné son accord me disant qu’elle allait préparer, elle, une pizza et ajoutant : « Viens un peu tôt : tu pourras achever la lecture du manuscrit ; tu pourras même en avoir une photocopie » ; car Carmen était intelligente et avait immédiatement compris le but de ma visite.

Le jour fixé, je me suis dirigé au marché le plus près de « Alcalá » près de ma résidence pour acheter « tout le persil » sur place : à Madrid dans le « Mercado », quelques femmes vendaient quelques « bouquets » de persil par « branche » sur les entrées et sorties du marché ; jamais elles n’avaient vu quelqu’un s’approprier tous les quelques bouquets se trouvant sur place ! j’ai acheté de la « menthe, des tomates, deux laitues etc… » et je me suis présenté chez Carmen. Je lui ai demandé de « trier, laver, sélectionner etc… éplucher des oignons etc… », et en attendant, je me suis retiré pour quelques minutes afin de pouvoir lire les quelques pages, cinq ou six, qui restaient du carnet très bien conservé.

J’ai dit à Carmen : « Il n’est pas nécessaire d’en faire une photocopie ; j’ai une bonne mémoire; je sais comprendre comment les évènements se sont déroulés pour aboutir à toi Carmen.
et la suite… :
Rachid s’était marié avec sa fée Rosana et il n’avait plus donné signe de vie ; il avait rompu avec sa terre natale, sa famille, et n’avait jamais pensé retourner au Liban même pour un court voyage. Rachid avait eu une famille, des enfants, dont l’ainé Peter, qui s’était inscrit à l’université de Floride; là, par hasard, rentrant dans une église, cathédrale, il avait reconnu certains vitraux réalisés par son grand père aidé par Rachid son père… Il s’était assis sur un banc, face à l’un d’entre eux, à rêver, heureux de cette coïncidence; Peter vit une jeune fille priant devant une icône de la Vierge. (A propos, c’est Peter qui rédigea ce carnet). En sortant, le regard de Peter croisa celui de la jeune fille, suivi d’un sourire ; il lui dit alors : « Ces vitraux ont été réalisés par mon grand père et mon père… ». C’est ainsi qu’un dialogue s’était échangé entre ces deux jeunes universitaires et une amitié aussi. Arzeh, le nom de la fille invita Peter chez elle ; Peter apprit que toute la famille, était d’origine libanaise, et que la doyenne était Marianne ; il devina que c’était l’ancien amour de son père Rachid ; il jugea son père en son intérieur ayant ainsi connu son acte de lâcheté en abandonnant son amour du Liban. Marianne ne dit rien ; il jugea qu’il ne fallait pas ranimer des anciennes blessures et souvenirs ; même son nom de famille ; il avait opté pour celui de son grand-père. Cette relation entre Peter et Arzeh s’est achevé par leur Mariage !… L’une des filles de Peter s’était mariée avec un Sud Américain, un argentin d’origine Italienne qui après la guerre en Espagne, était venu s’installer pour ses travaux à Madrid où nacquit Carmen durant les années quarante. Voilà le résumé de ce carnet, avec ce qui reste de souvenirs dans la mémoire de Carmen.

J’ai senti que Carmen et sa famille s’intéressaient à ma présence beaucoup plus qu’au « Tabbouleh ».

Tous les présents s’étaient régalés de cette salade libanaise. Carmen commenta que son arrière grand père n’aurait pas dû abandonner Marianne, mais je le comprends : il était si reconnaissant au sculpteur et à sa famille et à Rosana qui était très belle: Rachid avait senti que l’être en lui était devenu l’œuvre du sculpteur; depuis qu’il était à Daytona, il était devenu un autre, et que le brave, le timide, le naïf Rachid du Liban avait été enterré pour toujours, lui et ses amours.

La Providence avait parachuté Carmen à Madrid. Elle m’avoua qu’elle avait fait un rêve, une promesse faite à son grand père, de visiter un jour le pays des cèdres.

A propos, le « tabbouleh » avait été délicieux ; durant mes études à Madrid, j’étais souvent en contact avec la famille de Carmen ; ayant terminé un titre de Professorat, je devais rentrer au Liban ; faisant mes adieux à Carmen, elle promit de venir en Orient ; on s’envoyait des cartes selon les circonstances : nouvel an, fête, voyage d’amis, etc…

1972. Depuis 18 ans j’avais quitté Madrid, l’Espagne.

Un jour, le téléphone sonne ; on parle le Castellano ; de l’hôtel Phénicia de Beyrouth ; c’était Carmen, son époux et ses trois enfants. Elle m’annonce triomphalement : « Cher Joseph, je suis là ». C’était un jeudi ; j’ai annulé toutes les activités ; c’était le mois de Juillet ; j’ai demandé au standardiste de l’hôtel de les mettre en taxi pour les amener à mon adresse à Jounieh ; à 11 h Carmen était chez moi. J’ai congédié le taxi. Pour commencer nous partîmes à Notre Dame du Liban, à Harissa ; de là, à Faraya pour le déjeuner près d’un courant d’eau très agréable ; après le déjeuner, ce fut une visite aux deux grandes sources du Kesserwan, « Nebeh el Assal, et Nebeh el Laban » ; ensuite ce fut Fakra, le pont naturel ; nous longeâmes le Sannine, passant par Kfardebian, Jeita, Beyrouth. Le lendemain, ce fut Byblos et la grotte de Jeita. Le troisième jour, je louai un « travel-tour » pour visiter le Nord et les Cèdres ; cette journée là, j’avais pris congé.

Le cinquième jour nous avons passé la journée au bord de la mer et dans mon atelier ; j’avais réservé un car pour une visite à Héliopolis – Balbek, Zahlé et la Bekaa, le Liban Sud, Tyr, Sidon, etc…

Carmen était très heureuse, mais la visite la plus attendue, ce fut le village du côté de Deir el Kamar, la maison des aïeux, la nostalgie etc… J’arrivai un bon matin à l’hôtel, et nous partîmes en tournée : Beit el Din, Nabeh Safa, Deir el Kamar.

Nous sommes arrivés enfin à ce nostalgique village d’où les arrières pères et grand pères de Carmen étaient issus. Carmen, saisie par l’émotion, avait les larmes aux yeux ; elle s’attendait à voir d’anciennes maisons, folkloriques, typiques, en vain. Toutes les constructions étaient modernes ; elle fût déçue. Nous rendîmes visite au Maire qui a dans ses registres tous les noms des habitants depuis plus de deux siècles ; ils se trouvent aussi dans les registres de l’église, avec les baptêmes, etc…

Le maire nous a très bien reçus et a insisté pour rester déjeuner chez lui. Carmen ramassa quelques fleurs et une relique de « terre » ; cette journée était un peu triste.

Carmen et sa famille ont passé une quinzaine de jours au Liban ; des instants inoubliables pour elle. J’ai voulu les accompagner jusqu’à l’aéroport. Ces braves Libanais semés un peu partout dans le monde sont une levure pour plusieurs générations sur la planète. Rien qu’au Brésil, on compte plus de dix millions de Libanais… et en toute l’Amérique, du Nord au Sud, et l’Australie, l’Afrique, l’Europe, etc… Le Créateur, quand il créa toutes les Nations, avait dit aux Libanais : « Toute la planète vous appartient », « Vous serez semés partout et le paradis aussi sera un domaine pour votre retraite et fin de carrière: vous devez être partout là où je suis ».

Joseph Matar
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