Youssef, l’élu
L’enseignement sous toutes ses formes et niveaux, du primaire à l’universitaire peut se résumer de la façon suivante : un maître qui sait, une source de connaissances de savoir et d’amour… et une multitude d’enfants, d’écoliers, d’étudiants etc… Il se passe un phénomène d’échange entre le savoir et l’ignorance pour aboutir en fin à la recherche et aux efforts personnels…
Il y a des étudiants autrement doués, qui assimilent et comprennent rapidement, d’autres moins brillants, etc… Comme dans le cyclisme, le peloton et la traîne.
Certains élèves laissent des souvenirs chez le maître ; d’autres passent rapidement dans l’oubli…
Dans ma carrière d’enseignant, j’ai toujours ignoré l’appartenance confessionnelle, religieuse de mes élèves, leur nationalité, leur classe sociale ou leurs tendances politiques… Cela durant toute ma carrière.
J’étais comme ce prêtre qui officie, tournant le dos à la foule des croyants ; ils sont tous anonymes. La connaissance ne peut être qu’universelle, humaine, et gratuite surtout.
Après 40 ou 50 ans de carrière, il m’était difficile de reconnaître beaucoup d’entre eux. Quelques uns, rien qu’à entendre leur voix, ou voir leur profil, leur présence se renouvelait à moi comme si c’eût été hier.
Je m’occupais des activités ‘d’éveil’ dans le domaine de l’art, activités artistiques, dessin, couleur, visites d’ateliers et d’expositions en dehors de l’établissement. Les étudiants se transforment en camarades et le maître en père, frère etc… la communication était plus rapide, la compréhension facile, l’ensemble était homogène et point d’intrus.
Un certain ‘Youssef’ que j’avais complètement oublié, moyen de taille, un peu maigre et nerveux, des os saillants, les arcades proéminentes, menton pointu, les clavicules couvertes, par une peau brune, on pouvait compter ses phalanges, les saillies du poignet ou des chevilles… Les yeux profondément enfoncés dans les arcades sourcilières. Le regard rêveur et perdu, la bouche aux lèvres minces laissant quelques plis sur les joues, les cheveux courts, un long cou où se détache bien la ‘pomme d’Adam’… Je veux dire une charpente osseuse toute articulée pleine de vie et de réactions nerveuses…
C’était un élève très ordinaire qui venait accompagné d’autres copains me voir surtout au début des événements de 1975.
Les écoles et universités fermaient leurs portes presque quotidiennement : manque de sécurité, de communication, bombardements, actes terroristes, etc…
En réalité la quasi majorité des gens ne se rendaient pas compte de la gravité de la situation.… Les uns croyaient que ces escarmouches ne dureraient que quelques jours ; d’autres ne s’imaginaient jamais que les agressivités entre Libanais pouvaient prendre de telles ampleurs ; d’autres que c’était une mise en scène pour que chaque partie manifeste sa force ou sa présence et que bientôt il y aurait des élections nationales parlementaires et présidentielles etc…. et de nouveau le calme reviendrait, surtout qu’après un premier round, les trois mois d’été étaient restés relativement calmes pour reprendre en automne de manière infernale. Mon flair, et mes convictions, vu mon amitié pour Raymond Eddé, provoquèrent un glissement sur du sable mouvant vers une crise meurtrière qui durera peut être cent ans. Cette guerre du Liban, qui a duré 15 ans 1975-1990, aura été des plus meurtrières.
Pour l’information, à l’époque, il n’y avait que la presse locale et internationale, la TV de l’Etat, les agences et les radios. On observait des transistors dans les mains des gens, du matin au soir, espérant écouter quelques bonnes nouvelles.
Chacun commentait à sa manière, des discussions interminables s’engageaient, des projets de restructuration de la Nation, les uns pour un Liban Fédéral, d’autres pour des cantons communautaires, d’autres pour une union avec d’autres Etats, des cantons ou un mini Etat etc… Droite et gauche, extrémistes et intégristes : une incroyable mosaïque. Mais la réalité était autre. Les doigts qui tissaient ce complot, ne demandaient aucun conseil de nulle part, le complot persista et rien n’est encore terminé; des accords ici, des ententes là, une soi-disant nouvelle constitution, etc… on n’en est pas sorti. Ce Youssef aimait m’écouter et m’approcher, gagner mon amitié et ma sympathie ; en réalité il était très aimable, dévoué, serviable, honnête, communicatif et humain… Les gens perdaient leur temps, ils devaient s’adapter à un autre état d’existence qui évoluait chaque jour de mal en pis.
Les uns aménageaient des sous sols pour se protéger lors des bombardements, d’autres se réfugiaient dans les montagnes, d’autres émigraient etc…
La livre libanaise était très solide, et l’économie encore stable. Je me disais : il faut faire quelque chose pour occuper ces jeunes et ne pas perdre un temps si précieux. Il faut démarrer. Nous étions encore début mai 1975 pour la nouvelle année universitaire il fallait encore six mois.
J’étais à Jounieh, une ville côtière où se trouvent des dizaines d’établissements scolaires et universitaires, des séminaires, des monastères, un centre culturel… Religieux, religieuses et laïques…
Jounieh est une des plus belles baies que la nature ait donné au Liban, une baie surplombée de collines à pic de plus de 800 mètres de hauteur, des vallées, des sources d’eau, une agréable plage ; entre côte et montagne, une étroite plaine où abondent des jardins potagers et des arbres fruitiers surtout l’oranger, le bigaradier, les bananiers etc…
Une promenade à pied à Jounieh entre mars et avril était une sérénade aux fragrances uniques et paradisiaques… De par ailleurs en été et au Liban, un grand nombre d’étudiants travaillent et font des stages partout. Ils gagnent un peu d’argent et apprennent des métiers. J’avais un grand terrain en un village dans la région de Byblos abandonné ; je proposai 10-12 livres libanaises par jour, l’équivalent de 4 à 5 USD à tout volontaire qui aimerait s’aventurer dans un projet de réhabilitation d’une propriété.
Cette proposition enthousiasma Youssef, c’est de la sorte qu’il demeura toujours à mes côtés.
« Je suis prêt à travailler bénévolement avec vous, » m’avait-il dit. Ce que je refusai catégoriquement. Le travail était dur et les vingtaines d’étudiants qui se sont présentés étaient encadrés par des maîtres constructeurs, des artisans et connaisseurs… Youssef n’était pas costaud ni fort, un peu délicat. Je lui ai dit : « toi, tu t’occupes de la restauration et du ravitaillement, tu ne travailleras pas dans les champs. » Ce qui le rendit très heureux, car il s’y connaissait dans ce domaine : sa mère, une brave femme de la montagne tenait une petite boutique de restauration où elle faisait frire des ‘fallafels’, des pommes de terre, des sandwiches. Youssef aidait sa mère quand il le pouvait ; cette dernière, ne lui avait jamais demandé son aide.
Les ‘fallafels’ sont un plat très répandu au Moyen-Orient et l’Egypte ; si ce plat est d’invention égyptienne, il est excellent quand il passe par les mains des chefs libanais.
Au Liban, ce plat populaire de fèves, de pois chiches et d’épices qu’on fermente, et qu’on fait cuire à l’huile est servi avec des oignons hachés, radis, persils, menthe, tomate, etc… Et le tout arrosé d’une sauce à la crème de sésame et citron, ail et sel et qu’on peut rouler en sandwich de pain arabe… C’est un plat populaire, végétarien et à très bon marché. Elle en vendait des milliers tous les jours.
Youssef était d’un village de la haute montagne du Kesrouan à plus de 1500m d’altitude Harajel ; un peu plus haut, à 2000-2500m il y a les pistes de ski au pied du Sannine, le plus beau mont de toute la Méditerranée : il résume la gloire, la fierté, la puissance de cette nation. J’ai passé des journées à contempler ce mont vivant. J’en ai réalisé des dizaines de toiles. Il change de couleurs, de nuances toutes les minutes de la journée. Il est là dialoguant avec les humains et les éléments. Jadis la neige le couvrait durant toute l’année.
A l’est du Sannine, un versant donne sur la plaine de la Bekaa et l’Anti Liban. On appelle ces hauts lieux le ‘Jourd’ où les habitants de Hrajel conduisent leurs troupeaux de chèvres et moutons du printemps à l’automne paître un riche pâturage ; des dizaines de troupeaux s’y retrouvent. Les chevriers, bergers, et éleveurs vont passer l’été dans des tentes qu’ils installent provisoirement ; l’eau est abondante dans cette région où jaillissent les deux énormes sources : de ‘Lait’ et de ‘Miel’ qui ont fait rêver les Hébreux dans la Bible ! Un retour à la nature merveilleux. Les familles ne perdent pas leur temps ; les uns plantent quelques sillons de légumes, d’autres fermentent le lait pour en faire du yaourt, labneh ou du fromage très réputé, d’autres vendent leur lait à des coopératives qui s’occupent des produits laitiers.
Le repos, on ne le connait pas dans le Jourd. On se réveille avant le lever du soleil pour ne s’endormir que très tard la nuit. Les frères de Youssef emmenaient leurs troupeaux s’absentant plusieurs mois de la maison. Youssef lui n’aimait pas ce métier de berger, ni aucun autre ; la vie lui était assurée sans peine ni fatigue : les rentrées de la maison, c’étaient pour toute la famille, d’ailleurs il ne dépensait presque rien. Il désira cependant faire quelques études, c’est ainsi qu’il arriva vers moi.
Youssef a été mon étudiant d’une courte durée : il était attaché à moi ; nous étions sur les mêmes fréquences : il se passionnait pour mes idées, mon dynamisme, mes principes… Je vivais encore à Jounieh en une authentique et ancienne maison très spacieuse… c’était un lieu de rencontre pour mes amis, mes élèves, et les partisans du parti ; la clef était en permanence à la porte ; la table de la cuisine était toujours servie chaude ; je recevais et j’aidais qui que ce fut. J’éduquais mes propres enfants avec un esprit amical, une activité, un dialogue… une participation et échange.
Youssef devait venir tous les jours m’accompagner et exécuter des plans de travail.
Il allait dans les boulangeries assurer tous les jours des dizaines de baguettes et quelques kilos du pain frais…Il achetait la veille des poulets, des viandes, saucisses, légumes, fromages, œufs… fruits, boissons et eau… Il assurait un menu journalier. Le soir, il cuisinait, pour retourner de bon matin en faire des paquets ou des sacs, qu’il chargeait dans l’une des voitures se dirigeant sur le chantier. Dans la chaleur de l’été, le travail était fatiguant, Youssef avait installé un frigo où il faisait des tournées régulières parmi les ouvriers volontaires, leur présentant de l’eau, de l’aspirine, de bandes médicales si quelqu’un se blessait… A midi, tout ce groupe se réunissait au dessous d’un grand poirier pour le repas de midi. Youssef assurait la nourriture à tous ces gens. C’était agréable à voir. Les habitants du petit village, les quelques paysans venaient observer ces élèves me disant qu’ils n’avaient jamais vu un chantier pareil, comme une ruche d’abeilles. Il préparait quelque fois du café sur place ou il l’amenait dans un thermos. Youssef effectuait son travail avec amour et passion. Ce qui l’intéressait c’était d’être à mes côtés. Je l’avais chargé d’inscrire lui-même les journées travaillées par cette équipe ; je lui donnais la somme désirée pour les régler chaque semaine. C’est-à-dire qu’il tenait une comptabilité assez compliquée. Les uns étaient journaliers, d’autres, tracteurs et bulldozers, travaillaient à l’heure, les constructeurs aux mètres carrés, d’autres par unité… etc…
J’avais une grande confiance en lui, c’était une âme chevaleresque qui portait un grand idéal. C’était le gardien de ma maison à Jounieh. Il y était présent en permanence. Sa maman m’avait fait comprendre qu’il m’aimait plus que son père et ses parents et que j’étais son idéal, il disait à sa mère : ‘si je me marierai et j’aurai des enfants, je veux les élever comme les enfants de mon maître’.
Les instants de bonheur, de fête, de joie de Youssef c’était quand il écoutait les discussions, les propos, le déroulement des événements entre mes amis… Il était attaché follement au Liban, la patrie, la nation. Quand les visiteurs partaient, Youssef intervenait me disant ses opinions. Il savait analyser la situation et il était très sincère.
Nos aïeux qui ont lutté des siècles contre l’occupant et les tyrans Mamelouk puis Ottomans et autres n’étaient pas des intellectuels. Ils étaient illettrés, mais pas des analphabètes, la majorité passait quelques temps de leur enfance dans l’école du curé, apprenant à lire dans les épitres ou l’évangile, la Bonne Nouvelle. La culture ce n’était pas ce côté intellectuel, idéal, jugement, opinion etc… ils avaient le bon sens, l’âme transparente et pure, la foi en Dieu, la générosité et l’amour d’autrui et de la terre de laquelle ils gagnaient leur vie ; ils avaient surtout le sens des valeurs, la liberté et la justice ; une poignée d’êtres qui osèrent défier pendant des siècles le grand Empire Ottoman.
Youssef, instinctivement avait hérité de ses aïeux le sens héroïque dans l’existence ; il était sans le savoir un athénien, élève de Platon, égaré dans la jungle du contemporain, c’était un vrai Grecs au cœur Chrétien et à l’imagination païennes, Youssef n’admettait aucune injustice, aucune atteinte au droit personnel, au respect de la personne, à son amour propre. Mes enfants l’aimaient et le trouvaient gentil, sympathique, plein d’originalité, leur racontant de petites histoires très aimantées ; mes enfants venaient l’aider à préparer les repas et provisions journaliers, nous l’accompagnions souvent au chantier, ils étaient choyés par tous ces étudiants à l’heure du déjeuner et du repos. Les uns discutaient du programme de la prochaine année universitaire, d’autres doutaient de la reprise des cours, mais tout le monde croyait que la lumière solaire éclairerait tous les esprits.
La farine, le sucre et certains autres produits de luxe étaient couverts en bonne partie par le ministère de l’économie, c’est-à-dire le kilo de froment coutait deux fois moins cher au Liban qu’en Syrie ou à Chypre…
La mafia et les accapareurs, se sont mis dans le jeu, la farine, le pain le sucre et autres, étaient un produit de contre bande pour la Syrie et Chypre etc… c’est-à-dire quelqu’un d’influent prenait un reçu de plusieurs tonnes à un prix de soutien et qu’il revendait sur le marché noir au prix du cours international… Les conséquences étaient désastreuses sur le plan local et quotidien ; devant les boulangeries, il y avait de longues files et la distribution était réquisitionnée ; ce qui faisait que Youssef ne pouvait plus assurer le pain nécessaire pour les repas des ouvriers. Les maires des villages avaient droit à une certaine quantité de farine pour les distribuer aux villageois qui faisaient leur pain à la maison. Youssef put grâce à ses amitiés, assurer quelques ‘coupons’ et avoir quelques sacs de farine ; il préparait la pâte la nuit, et demanda à une femme de venir cuire le pain journalier aux ouvriers étudiants, et ainsi, le travail s’est poursuivi sans arrêt. Jadis, chaque maison avait un petit four ou une plaque métallique sur laquelle on faisait cuire le pain. C’était le travail des femmes. L’homme moissonnait le blé, le nettoyait, le lavait, le portait au moulin ; les travaux de la farine, c’était le domaine du féminin. Le pain français, on ne le connaissait pas ici ; mais quatre espèces de pain étaient consommées ordinairement :
– Un pain que l’on cuit sur un ‘Sage’ ou plaque chauffante demi-sphérique, très mince de un millimètre d’épaisseur, le pain était croustillant, très léger et sain…
– Un autre pain qu’on cuit dans une étuve qu’on chauffe d’avance et qu’on remplit de braise c’est un autre pain de un millimètre d’épaisseur et qu’on peut séparer en deux tranches qu’on appelle le pain ‘Tannour’.
– Un autre pain dont la pâte est dure qu’on roule sur une baguette et qu’on déroule dans un petit four chauffé au bois pour le retirer sec, chaud et rosé ; c’est le pain ‘Tabouneh’.
– Et le pain ordinaire qu’on réalise dans de grand four ou les boulangeries, la pâte est étendue en cercle de deux à trois millimètres d’épaisseur et d’un diamètre de 20 à 25cm qu’on place par dizaines au four, la pâte monte et se gonfle tel un ballon qu’on retire après quelques secondes et qu’on peut partager en deux, supérieur et inférieur.
Les femmes améliorent les qualités du pain soit en moulant des graines de micocouliers qu’elles mélangent à la farine ; ces dernières donnent un pouvoir de conservation de dix à quinze jours ; on consomme du pain frais, d’autres ajoutent un peu d’anis ou du cumin, ou de cardamone pour laisser dans le palais un arrière goût agréable ; par contre des ouvriers indiens m’ont raconté que chez eux, les femmes font cuire à trois reprises le pain, le matin pour le petit déjeuner, à midi et le soir, c’est-à-dire cet aliment panifié doit être consommé frais et chaud.
Vous vous imaginez alors quelle besogne et que de fatigues pour les femmes de la maison !
Actuellement des dizaines d’espèces de pain se trouvent sur le marché, de la baguette, au pain biblique, à plusieurs graines, du pain d’avoine au pain grec, italien, du pain régime et des dizaines d’autres… on a l’embarras de choix…
Dans le Notre père, le Libanais vivait le Notre Père qui êtes aux cieux, donnez-nous le pain quotidien. Le pain est un produit céleste, le blé ce fruit des lumières solaires est le symbole du corps de Jésus.
Le Libanais attendait son pain de Dieu et pas des autorités Ottomanes ; il plantait le blé et le travaillait à la sueur de son front. La première chose que le paysan dans la montagne devait assurer pour sa vie, c’était les quelques sacs de blé qu’il moissonnait ; ensuite c’était l’huile qu’il pressait de ses olives et viennent ensuite d’autres produits ; animaux, lait, œufs,… ou fruitiers figues, caroubiers, vignes…. C’est presque tout. Il a fallu lutter plus de quatre cents ans pour assurer une existence libre,… et supporter l’injustice et la terreur… on ne pouvait pas faire mieux.
Je disais que Youssef, ce patriote farouche était à mes côtés. Je l’admirais, quelquefois, il s’absentait deux ou trois jours, il me disait qu’il était à son village de Hrajel pour régler des travaux dans leur terrain ou des réparations dans la maison, ou pour l’achat d’une vache avec son veau dont son père s’ occupait etc…
Je le croyais, après tout ce n’était pas un esclave et nous n’étions pas aux temps des Pharaons.
Youssef n’était pas ce bel homme, cet athlète, ce Don Juan qui fait courir les filles derrière lui ; il passait souvent inaperçu. Il était vigilant, consciencieux, humble, correct. Je n’ai jamais su quelque chose sur sa vie sentimentale, sexuelle, ses relations avec le féminin, mon sentiment est qu’il était resté toujours vierge jusqu’à son âge actuel (22 à 24 ans) il n’y avait aucune place en son cœur pour l’autre sexe. Il était très préoccupé par les questions nationales, patriotiques, confessionnelles aussi, lui qui admettait l’autre, quelle que soit sa religion. Il s’intéressait à la politique et aux manœuvres stratégiques des élections. Il voulait une armée très forte qui impose la loi et défend les frontières, il aimait l’histoire, l’héroïsme ; il respectait les valeurs, l’amitié, l’honneur, il était incapable de commettre un péché. Je lui disais : « actuellement tu m’aides, tu t’occupes du chantier mais cela ne va pas durer éternellement, tu n’as aucune carrière, tu es incapable de suivre de hautes études universitaires, il serait intéressant que tu apprennes un métier : j’ai un ami sculpteur et fondeur ; tu apprendras la fonte, le moulage et toutes leurs techniques ; j’ai un ami, le plus grand importateur et exportateur d’or et de bijoux ; tu apprendras le métier des bijoutiers… J’ai des tailleurs de bois, un métier propre qui ne demande aucun effort physique, mécanique, électricité, installation de chauffage ou d’air conditionné… Dis moi, cher Youssef quelle carrière t’intéresse, et je suis prêt à t’aider… » Sa réponse était la même ; « je n’ai pas besoin de travailler et de gagner de l’argent ; j’ai le petit restaurant de ma mère, notre propriété à Hrajel, je désire seulement être à tes côtés et t’aider dans tes projets. »
Dans le Kesrouan, toutes les terres appartenaient à une famille de ‘Cheikh’ : les paysans étaient des associés, des travailleurs journaliers… Des travailleurs au pourcentage etc… Jusqu’au jour où les paysans se révoltèrent contre leurs maîtres et se sont approprié les terrains de leurs patrons. Il y avait des familles qui étaient la propriété des maîtres, tout comme c’était le cas en Russie autrefois. Que d’histoires étaient tissées autour d’eux. On raconte qu’un Cheikh avait des relations avec une bédouine gitane fort belle qu’il rencontrait secrètement dans l’une des maisons de sa propriété ; son épouse s’en étant rendu compte voulut mettre fin à cette comédie, elle contacta secrètement la bédouine, lui versa une somme d’argent en échange de ses costumes et la promesse de ne plus venir tenter le cheikh son époux ; sinon elle serait écrasée comme une punaise. La Bédouine accepta cet accord. Après deux ou trois jours, l’épouse se vêtit à la Bédouine ; les bédouines voilent une partie de leur tête, et elle faisait signe de la main, de loin au cheikh afin de la rejoindre dans la maison voisine ; elle arriva avant le cheikh, elle avait obscurci toute la maison en fermant rideaux, persiennes, portes etc… la chambre était obscure… L’épouse fit de son mieux pour masquer au maximum son visage ; elle devançait le cheikh en permanence le conduisait à un lit proche, l’embrassant de son mieux, ne prononçant aucun mot, l’amour battait son plein quand le fameux cheikh se rendit compte que son acte s’était réalisé avec son épouse. Il prononça alors ce dicton : « comme tu es appétissante dans l’illégalité, alors que tu es ordinaire et peu enflammée dans l’intimité du foyer ! »
Elle sauva ainsi sa vie matrimoniale et ramena son époux à son foyer. Beaucoup d’histoires circulaient parmi les paysans pour ridiculiser leurs maîtres, telle celle du cheikh qui aimait exploiter ses ouvriers en les faisant travailler des heures supplémentaires sans rétributions. L’horaire du travail était du lever du soleil jusqu’à son coucher. Une fois la journée terminée, le cheikh arrivait et demandait de lui planter un terrain d’oignons. Les ouvriers n’osaient pas lui refuser une demande. Ils prenaient les semences et les plantaient dans les sillons labourés, la tête de l’oignon enfoncée dans la terre et les racines en l’air. Il faisait sombre et le cheikh rentrait chez lui tranquille et heureux de voir son terrain planté. Mais la première averse tombée, les oignons n’ont pas poussé, début de l’hiver, le cheikh se rendait compte qu’il avait été bluffé. Il se mit dans tous les états de colère et on raconte que le jour de sa mort, le curé qui l’assistait, lui disait : « Répète après moi : O Jésus, O Sainte Marie… et le cheikh d’insulter encore ses ouvriers : que le diable emporte leurs âmes !… » Cela révèle l’évolution des relations entre maîtres et ouvriers et la lente prise de conscience de la masse populaire et ses réactions.
Je résume : Youssef ne voulait rien travailler, ni apprendre une carrière ; il était appelé à une vocation, mais pas ecclésiastique, une vocation tel un orage, soufflait et emportait son âme, tout son être. Une vocation pour un pays mentionné plus de quarante fois dans la Bible : sa vocation, son hobby, son passe temps, toute sa vie : l’amour de son Liban.
A partir de 1975 et même avant, l’autorité n’existait plus, l’Etat était en démission : sur la scène, il y avait les communautés, les clans, les partis, les miliciens, la mafia, les intégristes, les religieux, les agents d’Etats étrangers etc… Il y avait 18 à 20 communautés, mais pas de nation, ce qui était totalement refusé par Youssef : lui seul, voulait rétablir l’ordre et le respect de la légalité.
Les six mois entre le printemps, et l’automne terminés, les travaux se poursuivaient à un rythme vertigineux ; moi, je ne dormais pas, en plus de voyages que j’avais à faire en Europe, France surtout, Youssef assurait par sa présence le bon fonctionnement des affaires. L’automne venu, Novembre plusieurs étudiants devaient rentrer, soit à l’université ou à l’école ; la relève fut rapide : Youssef amena une dizaine d’ouvriers, hindous et le travail ne s’arrêta jamais, mais il changea : maintenant il faut planter en terre découverte ou dans des serres de productions ; des ingénieurs agricoles venaient de la part des grandes sociétés de matières agricoles bénévolement expliquer sur les semences, la plantation, les soins, les engrais, l’irrigation, la pulvérisation, la cueillette, l’emballage etc…
Un ouvrier hindou monta une pierre en forme de stèle devant la maison où il dormait et me raconta que c’était un autel dédié à ‘Honeymoon’ un dieu, il m’expliqua que ce dernier était très fort et qu’il pouvait élever d’un seul bras un poids de 500 kilos approximativement et qu’il était tout puissant.
La première tomate cueillie, il la plaça sur l’autel, la première grappe de raisin, des fleurs, ‘Honeymoon’ était bien servi. Cela m’amusait et Youssef le trouvait très agréable, il me disait : « j’admire ces hindous dans leur vision et philosophie ; ils reconnaissent qu’il y a une force supérieure qui dirige le monde. »
Maintenant on a une production, des rentrées ; on peut planifier, et avancer doucement… Youssef ne dormait pas au chantier ; moi non plus ; chacun rentrait chez soi ou bien Youssef m’accompagnait chez moi, et il rentrait à pied, ce n’était pas loin, une promenade agréable. Youssef me racontait qu’il y avait eu des escarmouches entre des habitants chevriers dans le Jourd, et des miliciens qui venaient de Baalbeck ou des camps palestiniens, mais toujours on apaisait les esprits pour continuer à vivre en coexistence. Youssef me posait la question : « qui lutte contre qui ? Et pourquoi ? Les Palestiniens ont été royalement reçus au Liban ; ailleurs, ils étaient maltraités… Veulent-ils mettre la main sur le Liban et le prendre en patrie d’échange de leur Palestine perdue ? » Le Jourd était une frontière naturelle entre les maronites du Kesrouan et les hordes qui se rassemblaient dans la Békaa ; des intégristes venus de tous les côtés ; camps palestiniens, d’Afghanistan, Pakistanais, Saoudiens, Lybiens, Syriens, Somaliens, Soudanais et toute la gauche terroriste. Les jeunes de Hrajel se sentaient concernés pour défendre toute la haute région de l’invasion.
Ici, dans le domaine aménagé, on avait des tonnes de production tous les jours ; moi, je ne gagnais presque rien ; c’était la main d’œuvre et les ouvriers. C’est idéal : faire vivre autrui et l’aider. Je ne perdais pas non plus, plus tard les oliviers, avocatiers, amandiers, donneront leurs fruits…
Youssef avait besoin d’une main d’œuvre supplémentaire, les hindous devenaient plus difficiles à faire venir, vu les formalités à la sécurité. Youssef décida d’engager des Libanais du nord, du Akkar qui à tour de rôle chaque deux semaines, l’un d’eux s’absentait un samedi-dimanche et rentrait le lundi. Hindous et Libanais étaient séparés : chaque groupe dormait dans une résidence à part, Youssef m’appela un jour de venir à toute vitesse. L’un des ouvriers hindous avait bu un galon d’arak (alcool anisé), et les ouvriers s’étaient battus entre eux j’ai conduit deux d’entre eux à l’urgence, ils ruisselaient de sang. Un autre jour, j’arrive et j’entends un grand bruit, des cris et insultes que s’était-il passé ? Un ouvrier libanais Ahmad avait pris un gros marteau et avait fait sauter l’autel construit par les hindous en hommage à Honeymoon le dieu. A ma question à Ahmad : « de quel droit tu as commis un acte pareil ? » Il m’a répondu que ces gens adorent une pierre, et que « si j’avais en ma possession un canon, j’aurais bombardé ton église ! ». J’ai calmé Ahmad et les hindous et j’ai fait comprendre à Ahmad que moi, je ne bombarderais jamais ta mosquée, un lieu de prière, et que chacun est libre de prier et de croire à sa manière, et que ce n’est pas sa faute à lui Ahmad, « c’est la mauvaise formation et éducation que tu as reçue ; mais sache que je t’aime malgré ton agressivité et j’irai bientôt te visiter avec Youssef en ton village, aimer est supérieur à haïr »… Ahmad m’invita un samedi-dimanche à un mariage dans leur village sunnite au nord. J’ai promis de m’y en aller ; mais la mort d’un parent m’obligea d’annuler la visite. Lors du mariage, il y eut une vendetta et des rafales de tirs balayèrent la foule ; plus de quatre morts dont la mariée et le mari et des dizaines de blessés… entre parents.
Le lundi Ahmad arrive me racontant la barbarie entre parents, cousins et frères et oncles et que l’amour, le pardon étaient bien supérieurs à la haine et à l’intégrisme… une amitié est née entre Ahmad et moi, il m’a quitté pour rentrer dans l’armée comme soldat, j’ai rendu une visite à Ahmad dans son village natal seul sans Youssef après dix ans de promesse, j’y ai été reçu en fraternité à bras ouverts… Youssef devenait plus expérimenté et sa vocation de plus en plus mystérieuse et enflammée. Dans son village, des groupes de volontaires se sont formés pour défendre leurs maisons, leurs biens, leur patrimoine et défendre les leurs qui se trouvent dans le Jourd.
Au Liban, il se trouve des villes doubles. Un exemple typique : c’est Ehden et Zgharta, qui sont occupés par les mêmes habitants, Zgharta en hiver et Ehden en été. Ils ont la même municipalité, les mêmes maires, la même administration, ou un autre exemple, Amchit et Byblos, ce ne sont pas les mêmes habitants mais les uns possédaient tous les terrains des autres, ainsi Byblos était la propriété de Amchit. Le Jourd est la propriété ou le domaine de pâturage des habitants de Hrajel, des couvents possédaient des villages entiers… Mais après les conciles et les ouvertures, les moines ont donné aux paysans des propriétés privées…
Youssef me racontait tout sur les événements, les coalitions. Il me résumait les choses… il était à mes côtés malgré ses absences qui devenaient de plus en plus nombreuses et rapprochées.
Une cousine d’un ancien premier ministre dont la maison est à Beyrouth ouest, sunnite musulmane très ouverte et dont les fils sont mariés l’un avec une française, l’autre avec une américaine et qui sont de grands amis me confia qu’elle voulait conserver ses bijoux de plusieurs dizaines de milliers de dollars à Mayrouba : un village chrétien près de Hrajel, comme quoi dans le nord du Kesrouan il y plus de sécurité qu’à Beyrouth ! Elle garda encore tout ce qu’elle avait de précieux, toiles, tapis etc… et me donna les clefs de la maison me demandant de prendre soin de la maison et du jardin, et elle voyagea en Amérique… A son retour, la situation s’était empirée ; elle était inquiète et voulait s’en aller dans les émirats chez sa fille, elle m’appela me demandant de l’accompagner, je n’avais jamais ouvert sa maison ; je faisais une tournée dans le jardin de temps à autre, nous y arrivons, Bochra ouvre la porte tout était en place : sur une table au salon, une boite où se trouvaient les bijoux ; elle prit des tapis, des toiles et tout ce qui était précieux que j’emballai dans ma voiture. Ce jour-là et par hasard, on avait égorgé un douanier chrétien de Meyrouba, les barrages armés s’étaient installés partout. Une fille armée d’une kalachnikov m’arrêta demandant ma carte d’identité ; n’es-tu pas Thérèse, une de mes élèves chez les Jésuites ? Et la Dame ? C’est ma sœur. Bochra tremblait de peur et l’incident fut réglé. Mais pour revenir à Beyrouth, c’est une autre histoire.
J’ai raconté à Youssef les incidents, il me blâma : « comment ! Tu t’en vas ainsi sans me dire ! Je t’aurais accompagné ; je connais tous ces miliciens ». Une idée me vint à l’esprit. Il y avait tous les jours des enlèvements et des massacres. Circuler devenait dangereux dans certaines régions. Les francs-tireurs œuvraient partout sur beaucoup d’axes.
Une journée de pluie en hiver, on avait enlevé un villageois chrétien ; ses parents nous ont prié de partir chez le Amid du bloc National que tout le monde respectait, qui était dans sa résidence à Sofar près du sommet de Dahr el Baïdar sur la route de Damas ; que de détours et de raccourcis pour arriver à Sofar, Youssef nous accompagnait ; que de questions, il a posées au Amid et à son frère et à toute l’assistance !…
Il me raconta un jour son désir pour m’accompagner en France, et qu’il aimerait visiter l’Europe, ‘la fille de Tyr’. Il aimait voir cette grande civilisation : les aéroports, les trains et toute la technique de performance. Il était très conscient de l’évolution dans tous les domaines.
… Vint un jour où Youssef s’absenta très longtemps, plus de 10 – 15 jours, je téléphonai à Hrajel demandant de ses nouvelles, je ne voulus pas me diriger vers le restaurant de sa pauvre mère. Youssef n’était plus ; il était allé au Paradis, martyrisé pour ce Liban qu’il avait aimé à sa manière. Je contactai ses compagnons d’armes, car comme j’avais deviné et comme je l’avais pressenti, Youssef s’absentait pour s’entrainer avec un groupe de jeunes aux maniement des armes, et à tour de rôle, les jeunes de Hrajel devaient protéger une fortification construite dans le Jourd pour prévenir et défendre contre toute attaque dirigée par les Palestiniens et mercenaires intégristes contre leur village. On me raconta qu’il avait reçu une balle en pleine poitrine alors qu’il voulait changer de position, et qu’il était décédé tout de suite ; on avait ramené sa dépouille à son village natal où l’on avait célébré des prières et c’est là qu’il fut enterré. L’un de ses compagnons me raconta que Youssef était courageux les obus tombaient comme la pluie et que voulant protéger nos positions il avait voulu changer son point de tir sous les balles qui sifflaient de tous les cotés ; il aurait dû s’étendre par terre, et attendre. L’avait-on vraiment visé ou étaient-ce des balles perdues… ce fut la fin. Mais pas la fin de son rêve, cette courte histoire résume une grande amitié.
La petite boutique de restauration fut fermée pour deux ou trois semaines ; sa pauvre maman a repris le travail sans enthousiasme, elle m’avoua que j’étais pour Youssef un père, son idéal… Quand il était chez elle, c’est de moi, de mes enfants, de mes activités qu’il parlait. Elle m’a raconté aussi qu’elle attendait ce qui s’est passé : elle savait que Youssef avait offert sa vie et son existence pour le Liban, et plusieurs jeunes de Hrajel ont péri là en martyrs, héroïques et courageux, éternelles histoires d’une grande nation, d’un peuple héroïque.
Joseph Matar
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