Khalil Ya Khellou

Cette histoire est authentique. La majeure partie s’est déroulée dans le village de ma mère. J’ai dû modifier certains noms car il existe encore des descendants vivants avec qui j’ai de bonnes relations. Peu de gens sont informés des faits. Pour en approfondir les recherches et en resserrer la réalité, j’ai été secondé par certains proches des familles, et quelques lettres et archives.

L’évènement débute à « Aïn el Harir » la source de la soie. Un petit village dans le cœur du Mont Liban au Chouf, à mi-chemin entre Deir el Kamar et Beit el Dine. (« Le couvent de la lune » et « la Maison de la Religion »). Le nom du village suppose qu’il y avait là des plantations de mûriers en terrasses, afin de nourrir les vers à soie. Là vivaient en paix Druzes et Maronites; ils se partageaient le bonheur et les peines sous le même ciel : ils se mariaient quelques fois entre eux sans discrimination, ils étudiaient dans la même école du village tenue par le curé ; on apprenait à lire et à écrire ; c’est déjà très suffisant.

C’était autour des années 1840. Le Liban et tout le monde arabe et le Moyen Orient étaient occupés par les Ottomans ; le sultan de la Sublime Porte était considéré comme le « Khalifa », la plus haute autorité musulmane.

Dans ce vaste monde Moyen-Oriental et Nord Africain régnait la paix turque c’est-à-dire la soumission, l’obéissance ; l’injustice… aussi, sauf dans ce coin montagneux du Liban où la contestation était permanente. Le peuple en cette montagne a toujours réclamé et lutté pour son indépendance refusant toute occupation et ingérence dans ses affaires intérieures.

Les Libanais aimaient leurs Emirs, leurs chefs, leurs « Caïmacams », gouverneurs, ce qui déplaisait aux autorités Ottomanes.

A Aïn el Harir donc, un certain « Saad », Druze marié à une maronite chrétienne, vivait en paix avec son épouse Mariam et ses enfants deux garçons et une fille. On appelait la famille de Saad, la famille des Lions ou des « Sabeh ». Lion ou Sabeh sont synonimes mais Sabeh, en plus, veut dire le dérivé de sept : 7 « Sabaa ». On raconte que chez le Lion, la Lionne tombe en grossesse une fois tous les sept ans et que la durée de sa gestation est de 106 jours (3 mois et demi) c’était vrai et la preuve, l’ainée Mantoura était née en 1850, son frère Assad 1850 + 7, et le petit Khalil en 1857 + 7 (1864).

Mantoura avait 14 ans de plus que Khalil. La maman Mariam, un nom très répandu dans toutes les communautés, Mariam avait baptisé tous ses enfants, chacun des enfants suppose avoir deux noms le sien et celui du St. Patron.

Mantoura était nommée dans le registre de la paroisse : Marie-Mantoura ; Assad était enregistré Jean Assad, et le benjamin avait pour nom Paul – Khalil. Quand le petit Paul Khalil est né, Mantoura avait 14 ans et avait déjà plusieurs prétendants. Elle était belle, agréable, communicative et très humble, d’une maison respectée bien vue et éduquée. Mais le malheur s’abattit sur la famille de Saad : en accouchant, la maman fut emportée par une très forte fièvre, et décéda toute jeune encore…

A l’âge de 14 ans, Mantoura devenait une maman de Khalil, son petit frère ; elle le prit à sa charge, ajourna son mariage, s’occupa, de la maison et du père. Le deuil régna dans la maison. Mantoura faisait tout pour semer l’espoir, le bonheur et animer le foyer, c’est à travers le petit Khalil que l’espoir allait de nouveau renaître.

Elle était pour Khalil une sœur et une maman à la fois ; elle l’adorait, le soignait, lui chantait, le cajolait, il occupait sa vie et celle du père Saad, qui était très attaché à Miriam et à sa famille. Il construisait, murs, maisons, terrasses etc… c’était un tailleur de pierres qui gagnait bien sa vie et un maître dans ce métier ; il était sollicité de partout ; l’on racontait qu’un mur élevé par Saad, dix éléphants ne pouvaient le faire écrouler ; c’est que Saad était un excellent maçon, il faisait une large base ou un mur à deux parois, l’une intérieure et l’autre extérieure, qui est la façade et que entre les deux parois de plus d’un mètre, il entassait des pierres bien rangées et intégrées, qu’il remplissait derrière la paroi interne d’un tas de remblais et de pierrailles ; le mur s’élevait en diminuant d’épaisseur, plus d’un mètre à sa base, une quarantaine de centimètres à son sommet, avec beaucoup de goût et de savoir faire.

L’aîné en plus de l’école, aidait son père et apprenait le métier de la maçonnerie. En ce temps, très peu de personnes faisaient de hautes études ; d’ailleurs dans tout ce Moyen-Orient, il n’y avait aucune Université ; il y avait certaines Facultés au Liban dans les Ordres religieux : Faculté de théologie, philosophie, depuis le 14ème – 15ème siècle. On se suffisait de savoir lire et écrire. Mantoura trois ans plus tard était mariée à un chrétien et créait sa petite famille. Mantoura devait s’occuper toujours du petit, du père broyé pour l’angoisse et la souffrance. Khalil était entouré par des êtres aimables, et Mantoura oubliait sa propre famille pour être près de Khalil ; elle lui chantait خليل خليل يا خللّو إنت حياتي و إنت الكون كلّو etc… toute la famille avait appris ce refrain et le chantait pour le petit Khalil, qui à deux ans avec ses nattes, sa tête blonde ressemblait aux chérubins, plus qu’aux hommes. En 1840, des massacres se multiplièrent, des violences entre factions tribales, les Ottomans, au lieu de régler la situation et imposer de l’ordre, prenaient parti et participaient au désordres, ce qui obligea les consuls des grandes puissances à intervenir.

Saad décida d’aller émigrer en Amérique Latine, en Argentine où il connaissait d’anciens amis qui avaient déjà émigré. Khalil venait d’avoir 6 ans, Assad 13 ans. Après une semaine de pleurs et d’adieux, les trois se dirigèrent au petit port de Beyrouth où un navire qui devait prendre le large, les attendait. Un voyage aventure alors, qui durerait plus de deux mois. Les passagers devaient s’approvisionner, et s’acheter des vivres dans chaque escale.

Saad était peut être le seul Druze qui aura émigré ; sa défunte épouse était chrétienne, l’époux de Mantoura était chrétien… et il craignait les représailles et avait peur pour les garçons.

Ils jetèrent un dernier regard sur le sommet du Sannine encore éclairé par les rayons du soleil couchant.

Enfin le navire parvint à Buenos-Aires ; ils prirent le train vers Cordoba, la seconde ville industrialisée de l’Argentine.

Il fut aidé par des Libanais sur place pour retrouver son ami. Au sujet de Mantoura, Saad n’avait pas de soucis, elle était bien entourée et aimée. C’est une nouvelle existence qui débutera pour ce trio. Saad trouva lui et Assad un travail dans une entreprise de construction. Quand à Khalil, il fut placé dans un orphelinat de religieuses qui s’occupèrent de lui ; Saad venait tous les samedis prendre Khalil avec qui il passait les fins de semaines et les religieuses le reprenaient en charge le lundi matin. En l’espace de trois à quatre mois ils arrivèrent à s’exprimer en Castillan. On dit qu’avec deux cents mots on peut s’exprimer dans n’importe quelle langue. Ils étaient bien installés ; ils ne pensaient qu’à leur sœur Mantoura et attendaient les nouveaux venus pour apprendre que la situation au Liban allait de mal en pire et qu’en 1860 c’étaient les atrocités comme on n’en avait jamais vu. Saad, maître maçon créa son entreprise ; améliora sa situation ; c’était un homme d’affaire ; Khalil ayant maintenant plus de dix ans, suivait des études dans un collège non loin de leur maison ; Saad engagea une institutrice afin d’être à ses côtés, et de l’aider. Assad était le bras droit du père.

Matin, midi et soir, Saad ne parlait que de Mantoura, de son village, de sa chère épouse, des évènements meurtriers ; il priait la Ste Vierge de protéger le Liban et tous les Libanais ; Saad avait une grande compréhension et un respect pour l’être humain… il répétait toujours le refrain de : Khalil Khalil ya Khellou inte Hayati, inte el Kaoun kellou » que le petit Khalil avait appris sans comprendre toutes les nuances. Khalil eut 15 ans ; il était déjà un jeune homme ; Assad en avait 22. Un accident dans le chantier emporta Saad et deux autres ouvriers : voyant une poutre mal posée, et craignant sa chute et le mal qu’elle pourrait causer à des ouvriers, il avait couru les éloigner, mais trop tard ; l’accident avait été inévitable. De nouveau, le deuil planât sur cette famille ; ils étaient trois, les voilà deux. Condoléance et deuil et la vie reprend. Les deux frères étaient très unis et s’entraidaient. Un rêve les berçait ; retourner un jour au Liban ; ils ne connaissaient que Mantoura, leur village avait été dévasté. Jusqu’à aujourd’hui, on voit les hameaux, des maisons en ruines remontant aux années 1840 -1860. Certaines associations, hommes d’affaires, ou richissimes ont pu acheter de pareils coins, restaurer, et redonner vie.

Assad sortait avec des « Cordobiennes » ; c’était un bel homme, sportif, aimable et généreux. Cinq autres années s’écoulèrent ; Khalil avait atteint ses 20 ans, Assad ses 27. Khalil encourageait son frère à se marier ; ils étaient bien entourés, et ils vivaient dans une spacieuse résidence. Assad, à trente ans, se maria ; Khalil habitait une suite dans la résidence. Ils avaient très peu de nouvelles du Liban. Khalil se lança dans les affaires : commerce, industrie, consultation ; Il était audacieux, vigilant, honnête, dynamique. Ils étaient fortunés, et toujours unis.

Khalil ou Carlos, fêta ses 30 ans Assad en avait 37. Khalil fut appelé Carlos à Cordoba. A peine, il se rappellait de Mantoura sa sœur ou sa mère, de ses nièces, les enfants de Mantoura. La flamme nostalgique d’un retour à la patrie les brûlait ; Il demanda l’opinion de Assad qui l’encouragea surtout que actuellement les grandes Puissances et leur consul avaient instauré une nouvelle constitution, la « Moutassairfiah » un administrateur étranger, un chrétien serait à la tête du pays. Depuis plus de trente ans, il n’avait jamais quitté l’Argentine ; il avait là ses amis, ses relations, sa vie. Trente ans, c’est toute une existence. Il pensait aussi avoir des représentants au Liban et entendait agrandir ses projets. Un ami libanais arrivé nouvellement en Argentine lui avait donné les coordonnées de ses parents qui habitaient Antelias, non loin de Beyrouth. Nous sommes en 1880. Les voyages en mer sur de grands paquebots étaient devenus plus confortables. Arrivé à Buenos Aires, voyant la mer et regardant vers l’Orient, il eut les larmes aux yeux ; à son cou pendait la médaille de la Vierge miraculeuse cerné dans un cadre d’or que Mantoura sa sœur lui avait donnée. Le navire se dirigea vers l’Orient, un transatlantique qui antécéda le Titanic (1912) de 25 ans; on parvint à Barcelone en Espagne pour une escale de quelques jours et une correspondance : changer de navire et atteindre Marseille le lendemain, pour charger et décharger et accueillir des passagers. Carlos, sur le pont, observait le quai et la foule ; il vit deux religieuses avec leurs bagages, l’une d’une vingtaine, d’années, l’autre ayant dépassé les cinquante.

La mer était calme, le ciel très beau ; il sortit se promener sur le pont ; il entendit chantonner: Khalil, Khalil ya Khelou… » ; il resta indifférent comme si de rien n’était ; c’était une chanson comme une autre que tout le monde chantonnait peut être au Liban.

Il voulait découvrir ce nouveau monde qu’était pour lui cet Orient merveilleux.

Une religieuse ne voyageait jamais seule, elles étaient toujours deux. Elles faisaient leurs prières ensemble et se partageaient les joies et les peines du voyage.
Elles vinrent passer quelques minutes au pont respirer l’air du large et faire la connaissance des voyageurs à qui elles demandaient de partager leurs prières, entre autres, Carlos qui fut enchanté de connaître deux libanaises, Sœur Mélanie et Sœur Brigitte. Sœur Mélanie, était jeune, vive d’une grande beauté, une belle figure se dégageait sous le cornet blanc et l’habit bleu des Sœurs Lazaristes de St. Vincent de Paul.

Sœur Brigitte plus âgée et peu communicative était aussi une infirmière très capable ; elle offrait son aide à ceux qui se sentaient mal en mer. Avec les escales, il fallait une dizaine de jours pour atteindre Beyrouth. Aux heures des repas, tous les passagers se rencontraient dans le grand réfectoire du bateau.

Carlos se sentait attiré par cette religieuse Sœur Mélanie; il ne pensait qu’à elle ; le trajet était consacré à elle, elle l’occupait tout le temps. Escale à Gênes, les passagers descendirent à terre, pour s’approvisionner, se distraire, et voir « Genova » et ses illustres cimetières.

Carlos proposa de les accompagner. Il loua une « calèche » pour toute la journée. Carlos était à leurs soins, à leur service; il sentait en Mélanie une âme sœur, et Sœur Mélanie aussi exprimait toute sa gentillesse, son admiration pour Carlos. En escaladant la colline-cimetières où les caveaux sont des chefs d’œuvres, les religieuses priaient, de temps à autre ; il écoutait Mélanie chantonner : « Khalil Khalil, ya Khellou.. » Pouvait-il continuer à rester indifférent ? ou était-ce par hasard. Il laissa tomber et redoubla ses gentillesses à ces deux religieuses en leur achetant tout ce qui tombait entre leurs mains. Il leur acheta un gros paquet d’images saintes, un lot de médailles et autres curiosités. Carlos leur avoua qu’il voyageait pour connaître son pays d’origine, le village de son père, le caveau de sa maman et de revoir sa sœur si elle est encore vivante… Les deux braves religieuses proposèrent leur aide et lui donnèrent l’adresse du couvent à Zouk. C’était un orphelinat où beaucoup de pensionnaires qui ne sont pas orphelins viennent étudier et recevoir la meilleure formation éducative et artisanale ; en plus de l’enseignement classique, les filles apprennent à broder, tisser, coudre, cuisiner, pâtisseries, soins médicaux, s’occuper des malades (premier soins) etc…

Ma propre mère à moi le narrateur était une fille unique qui avait été inscrite dans cette école des Sœurs Lazaristes et elle n’avait été nulle part ailleurs dans d’autres écoles.

Zouk, qui est un grand centre de tissage de la soie, de fabrication de certaines pâtisseries etc… attirait beaucoup d’étudiantes ; même plus, des prétendants au mariage venaient chez la Mère supérieure de l’école, lui demandant la main d’une étudiante, ou lui demandant de les aider et de leur présenter une fille adéquate. Mon père, ayant entrepris des travaux dans ce même couvent, la Supérieure lui avait proposé une fille de bonne famille, unique, habile, honnête, très capable, une vraie femme de maison etc… et c’est là qu’il connut ma mère, et s’étaient mariés. Ils moururent tous les deux très jeunes, surtout mon père, à 35 ans et ma mère une vingtaine d’années plus tard, ç’avait été un couple béni par le Seigneur et admirable…

Toute une journée s’était passée à « Genova » où Carlos et les Sœurs s’étaient balladés, visitant églises, ruelles, magasins etc… et retourner au port le soir pour reprendre le voyage. Les navires naviguaient surtout la nuit ; durant la journée, ils chargeaient et déchargeaient leurs marchandises. Puis ce fut l’escale à Napoli, puis en Egypte traversant la Méditerranée en diagonale pour atteindre Beyrouth un soir. En voyant le Sannine de loin, Carlos pleura, il s’agenouilla aux pieds des religieuses demandant leur prière et ne sachant comment exprimer son amour son admiration à Sœur Mélanie. Ils se donnèrent promesse de se revoir au couvent de Zouk dès que l’occasion le permettrait. Les quelques mots d’arabes que Carlos savait ne lui permettaient pas de s’exprimer facilement, il parlait le français comme seconde langue qu’il avait étudiée à Cordoba chez les Maristes.

Carlos avait quelques adresses de gens qu’il avait connus en Argentine, et dont il avait promis de visiter les parents. Le port de Beyrouth avait tout son charme ancien. Là, il loua une charrette tirée par un mulet qui chargea ses valises et le transporta dans une pension à la place des Cannons, devenue plus tard place des Martyrs. Il s’aventura la première nuit dans les ruelles et restaurants de la ville, dégustant des plats typiques dont il connaissait à peine le nom.

Vinrent à sa rencontre des hommes d’affaires qu’il connaissait et avec qui il devait négocier. Il avait des marques de cuir de haute qualité qu’il devait commercialiser et d’autres produits…

Après une semaine à Beyrouth où il régla presque toutes ses affaires, il s’informa comment se diriger vers Aïn el Harir, village natal de ses parents, au Chouf, non loin de Deir el Kamar.

Peu de gens connaissaient ce lieu ; enfin, il fut orienté ; il se dirigea de bon matin, accompagné par une personne aimable longeant la côte au Sud de Beyrouth se reposant un peu à Damour avant d’escalader la montagne et atteindre Deir el Kamar, où il passa la nuit dans un couvent appartenant à des moines. En route, Carlos fut ému par les destructions, les ruines et les maisons vides brûlées et dévastées qu’il eut à traverser. Sa tristesse fut grande, des villages entiers rasés, aucune trace de vie. Chez les moines, à qui il offrit un don pour la restauration de leur église, on lui affirma que à Aïn el Harir il n’y avait plus trace de vie ; tout avait été détruit ; l’église de St. Jean aussi ; la majorité des habitants avaient émigré ou avaient cherché refuge ailleurs dans la montagne, dans des régions plus calmes. Carlos pleura. Quand même, le lendemain, il se dirigea à pied à Aïn el Harir qui est à quelques kilomètres de Deir (6 à 7 km) ; d’ailleurs, il n’y avait pas d’autres moyens de communication: à pied ou à dos d’âne.

Il arriva avec un vieux montagnard qui connaissait les lieux, après environ plus d’une heure de marche. Ils s’arrêtèrent devant la source donnant son nom au lieu ; ils burent pour se rafraîchir d’une eau pure, glacée. Carlos avait la parole coupée. Ils traversèrent ce petit village à travers les destructions. Ici, c’était Khan el Harir où on traitait les cocons et la soie ; là était la maison du Moukhtar (le maire), là la petite école etc… c’était la maison de tel et tel… ils traversèrent une ruine et le vieux de lui dire : « c’était la maison du maître maçon du village, un certain Saad, marié à une maronite, qui a émigré on ne sait où, avec ses garçons et dont on n’a rien su depuis, ni du sort de sa fille Mantoura. Tu sais Mr. Carlos, il y a de ça plus de trente ans ». Carlos sans mot dire, ralentit sa marche et pleura profondément. Ils se dirigèrent enfin vers l’église où les herbes avaient poussé très haut. Le vieux fit le signe de la croix et pria pour le repos des âmes des défunts ; ce que Carlos fit aussi ; il chercha dans le cimetière, ôta des herbes, nettoya certains pierres ; il était convaincu que son père tailleur de pierre avait dû inscrire une lettre, un signe sur le caveau de sa maman ; enfin le vieux découvrit une pierre où étaient gravées certaines lettres, que lui, qui était analphabète, ne savait pas déchiffrer. En voyant la pierre, Carlos comprit que c’était le caveau familial où reposait sa pauvre maman décédée lors de sa naissance. Il se jeta à terre, embrassa la pierre funèbre, arracha la terre, nettoya les herbes, pleura à en mourir ; le vieux accompagnateur ne savait quoi faire ; il le consolait, le soulageait… Carlos était abattu, il sanglotait une scène des plus tristes ; massacres inutiles, destructions et exodes qu’on aurait dû éviter. Il ramassa quelques fleurs sauvages qui ornèrent le caveau. Retour chez les moines, Carlos voulait quitter immédiatement la montagne pour Beyrouth n’osant plus regarder derrière lui. Une autre journée pour rentrer à Beyrouth, où il s’étendit sur un sopha toute la journée ; il se sentait paralysé, incapable de bouger, il était ailleurs. Mais l’idée de revoir Sœur Mélanie l’anima, lui redonna vie, courage, effort. Le lendemain, il se dirigea à Antelias voir des amis d’Argentine ; il fut royalement reçu. Antelias, en ce temps là était un vaste jardin d’orangers.

Il aurait aimé faire ce voyage accompagné par son frère Assad, ou sa sœur Mantoura disparue depuis longtemps, ou être près de Sœur Mélanie ; il admirait ceux et celles qui ont une vocation et il se demandait pourquoi lui aussi, n’avait-il pas été appelé par le Seigneur.

D’Antelias à Zouk à peine une quinzaine de km, le trajet est court, mais où se trouve « Tallet el Azra » la colline de la Vierge où il espérait rencontrer Mantoura ?

Un samedi, il se réveilla très tôt, et informa ses amis qu’il se dirigeait à Zouk chez les religieuses. Le trajet dura trois heures ; il arriva avant 6 h du matin ; toutes les religieuses étaient à l’église assistant à la messe. Il les observait de loin, l’église était comme le paradis, ses yeux se fixèrent sur Sœur Mélanie ; il épiait tous ses mouvements, ses attitudes.

En sortant de l’église, en rang, leurs regards se rencontrèrent ; elle sourit, un sourire mystérieux et aimable, sans saluer ; pour saluer il faut la permission de la Supérieure. Les religieuses se dirigèrent pour leur petit déjeuner. Carlos était au parloir ; il s’était annoncé et demanda à voir Sœur Brigitte et Sœur Mélanie. En attendant, on lui offrit du thé et des douceurs faites par les religieuses. Arrivent enfin Mélanie et Brigitte ; Carlos allait l’étreindre et l’embrasser, mais le respect exige un comportement correct… ils échangèrent salutations et souhaits… lui demandant quel service elles pouvaient lui rendre, lui qui avait été si généreux et aimable durant la traversée de la Méditerranée.

Il raconta que l’objet de son voyage était surtout pour venir à Tallet el Azra ; il avait une adresse, une visite à faire et Sœur Mélanie de lui dire : « C’est tout près à moins de cinq cents mètres, c’est un quartier de Zouk, où se trouve ma maison » ; si la Supérieure le permet on peut vous accompagner ; je visiterai aussi mes parents et je verrai ma mère ». Permission accordée, on ne pouvait rien refuser à Carlos, si bon et généreux ; il offrit cinq pièces d’or pour les orphelins de l’école ; on ne savait quoi faire pour l’aider.

Suivant Sœur Mélanie, il était sept heures trente du matin ; le temps était frais, les amandiers et oliviers laissaient une ombre fraiche. « Cinq minutes et nous y serons », dit Sœur Mélanie, toute heureuse. Elle marchait presque en dansant chantonnant « Khalil Khalil ya Khellou… » pour Carlos c’était le comble ! que se passait-t-il ? était-ce par hasard ? ne connaissait-on pas d’autres refrains ici ? » se demanda Carlos, Sœur Mélanie lui demanda : « Chez qui désires tu te diriger ? Je peux te dire son nom, son âge ; j’ai 35 ans + 14 cela fait 49 ans ; une dame qui a 49 ans, mariée en ces lieux, originaire de Aïn el Harir, qui s’appelle Mantoura »… ils étaient presque devant sa porte, sous une vigne, et Carlos d’entendre « Khalil … » et Sœur Mélanie de lui dire : « Elle répète du matin au soir « Khalil Khalil ya Khellou… c’est sûrement ma mère, qui avait un petit frère beau comme les anges et qu’elle avait élevé et aimé plus que nous autres ; il a émigré avec mon grand père et oncle, et depuis plus de 30 ans, on ne savait rien d’eux, sans nouvelles et pourtant, nous prions la Vierge « Notre Dame des prés » pour les revoir un jour.

Pour Carlos Khalil tout était clair maintenant. Peut-on avoir des preuves plus certaines: que je suis devant la maison de ma sœur Mantoura et près de ma nièce Mélanie. Il était figé sous la vigne, face à la porte d’où bientôt apparu Mantoura répétant son hymne, refrain : « Khalil, Khalil ya Khellou… » Sœur Mélanie se demandant encore ce qui se passait? Mantoura scrutait le nouvel arrivé ; ce visiteur émigré, étrange, jamais elle n’avait vu pareille personne chez eux, et s’approchant de Carlos fixant la médaille suspendue autour de son cou, quoique enrichie par un cadre d’or, son instinct de sœur, de mère l’emporta, elle se jeta dans les bras de Carlos – Khalil l’embrassant, le pressant contre son cœur et lui demandant : « Et Assad ? et mon père Saad ? pourquoi es-tu venu tout seul ? ». Carlos pleurait de joie, et enfin sœur Mélanie comprit la vérité; ce qui l’avait déroutée, c’était le nom de Carlos ; elle embrassa son oncle ; et lui avoua qu’elle avait senti un attachement, une sympathie envers sa personne dès la première rencontre à Marseille. Khalil raconta à Mantoura sa visite à Aïn el Harir, la semaine qu’il avait passée à Beyrouth, son intention de restaurer l’église de Aïn el Harir et de reconstruire leur maison, ce qui encouragerait tous les déplacés à revenir en leur village.

Il leur raconta comment il avait travaillé avec Assad et comment ils avaient créé leur société et comment ils avaient géré leurs affaires et comment un échafaudage s’était écroulé tuant Saad qui pensait tous les jours à sa fille Mantoura, et comment il était venu au Liban pour réaliser surtout le testament du père… et tout ce que Saad leur racontait sur le Liban et sa famille et Mantoura en particulier, qu’il aimerait prendre quelques uns des enfants de Mantoura en Argentine… Mantoura avait deux filles, l’ainée était mariée, et la seconde était Sœur Mélanie, et deux garçons, l’un nommé Khalil comme son oncle, l’autre Youssef, le St. Patron de la Sainte Famille.

Ce fut une incroyable et combien agréable rencontre sous la vigne où la famille s’était retrouvée de nouveau. Carlos garda sa chambre réservée dans l’hôtel à Beyrouth, et rejoignit la maison de sa sœur où il avait passé deux années de son enfance. Il s’en allait tous les matins chez les religieuses assister à la messe et voir Mélanie. Il offrit toute la somme d’argent qu’il avait réservée à ce voyage à Mantoura pour améliorer sa situation. Aucun de ses neveux n’a désiré émigrer. Il a appris lui-même cette chanson et son refrain et quelques mots d’arabe en plus. Un matin il s’est dirigé avec Mantoura et Mélanie au port de Beyrouth. Il regagnait l’Argentine qui était aussi sa terre natale. Ce fut un au revoir. Mantoura le rejoignit à Cordoba après quelques mois, et Sœur Mélanie resta au couvent, prier le Seigneur qui les avait bien aimés.

Joseph Matar
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