L’amour amitié ou l’amour impossible

Une des années les plus mouvementées sur le plan sentimental fut pour moi 1960 – 61, j’avais 25 ans. J’enseignais et j’étudiais. Je ne m’étais inscrit officiellement dans aucune Académie, Ecole ou Université. Je fréquentais certains ateliers, à l’Ecole des Lettres, à l’institut italien ‘Dante Alléghieri’ et d’autres, un cours au Centre italien, une fois la semaine dirigé par le professeur Manetti, peintre très capable, un peu âgé. Une fois la semaine, à l’Ecole des Lettres un atelier de nus, dirigé par Georges Cyr dont la renommée dépassait de loin ses capacités ; un atelier à Ras-Beyrouth dirigé par de jeunes artistes sans formation. C’était une activité : on apprend toujours quelque chose…

Jusqu’au jour où j’ai connu Omar Onsi. J’ai compris alors le ‘jeu’ dans le domaine de la recherche, du dessin, d’une œuvre…

A la même période presque, j’ai connu un grand portraitiste, Rachid Wehbé, et un excellent peintre d’une grande culture Georges Corm, avec qui j’ai lié une amitié… j’ai noué avec eux tous les trois une grande amitié jusqu’au jour de leur décès.

Je peignais, je dessinais nuit et jour, j’avais pu réaliser une ouverture sur presque toutes les techniques des arts plastiques : crayons, fusain, sépia, aquarelle et encres, pastels, craies et cire, sanguine etc… et bien sûr , la peinture à l’huile, même, j’ai essayé une ‘fresque’ : un mur dans le jardin d’Omar, que j’avais enduit de plâtre et de chaux pour y dessiner…

De plus, j’enseignais pour gagner le pain quotidien ; je vivais avec ma mère dans une ancienne et très grande maison que j’avais de mon père décédé quand j’avais un an.

A l’école, le directeur qui était très compréhensif et m’estimait, m’avait donné carte blanche de pouvoir m’absenter quand c’était vraiment urgent. J’étais remplacé par un des nombreux instituteurs qui dépassaient le besoin de l’école.

En plus de ces trois ateliers de maîtres, cités plus haut, j’étais dans ma bibliothèque comme un rat dans une meule de gruyère ; surtout Mme Marie, la femme d’Omar, qui commentait toutes mes œuvres intelligemment et avec passion. J’étais convaincu que l’artiste créateur et poète devrait être doublé d’un artisan technicien et d’un esprit intellectuel… nous ne sommes plus dans une période de naïveté. Et Georges Corm, le frère du grand poète Charles Corm, qui a publié études et livres sur l’art, avec qui j’ai eu de longues conversations. Ce qui fait que j’ai pu améliorer mon français, ma pensée, ma vision des choses… Un autre moi s’éveillait en moi ; un moi qui assumait ses responsabilités devant chaque acte, événement… Le hasard et l’inconscient avaient leur part, et leur influence dans le rythme de la Création. Depuis les années 50, j’avais participé à des expositions collectives un peu partout en présentant une toile ou deux.

Je visitais toutes les expositions qui se déroulaient à Beyrouth, toujours accompagné par l’un des trois maîtres, surtout par Rachid Wehbé qui devenait vieux garçon et n’avait aucune responsabilité familiale.

Je n’avais pas de voiture, mais les transports publics étaient assurés nuit et jour ; cela ne posait pas de problème, même s’il fallait prendre un taxi qui coûtait une seule livre libanaise de n’importe quel point à un autre à Beyrouth…

A l’école, il y avait quelques institutrices avec qui on se sympathisait, que j’invitais chez moi et dessinais ; elles faisaient partie de ma famille: ‘l’école’. Je savais que je ne devais avoir aucun engagement, le chemin de l’art très long et il ne faut pas éveiller des espoirs dans les cœurs de jeunes filles innocentes. Voilà ; c’était l’environnement dans lequel j’évoluais.

Dans les écoles, on travaillait environ 160 jours durant toute l’année scolaire. Les vacances je n’en ai jamais connu, car durant les vacances mes activités redoublaient et les travaux se succédaient nuits et jours.

On organisait une inauguration les deux ou trois semaines, les centres culturels s’activaient, invitant des peintres occidentaux à exposer, conférences, films, etc…

Actuellement, la course est vertigineuse : il y a quelques fois trois à quatre inaugurations par jour. Tout est à exposer, même les œuvres médiocres. On expose les œuvres de toutes activités bonnes ou mauvaises, qu’importe. Une exposition collective était organisée par le Ministre de l’Education nationale au Palais de l’Unesco. Le Salon d’automne, ou le Salon du printemps. On pouvait admirer des œuvres d’une centaine d’Artistes et d’amateurs de toutes orientations et de différentes écoles dans le sens courant.

Dans le Salon d’automne de 1960, je reçus un coup de foudre qui me bouleversa: une foule nombreuse d’artistes, d’amis, de photographes, journalistes, de collectionneurs, de cultivés etc… Se trouvant comme un essaim d’abeilles. La très importante personnalité qui patronnait : Président de la République, premier ministre, ou ministre de l’éducation, ou la 1ère dame du Liban etc… faisait sa tournée passant devant les œuvres et saluant chaque artiste, écoutant commentant etc…

En faisant même une tournée pour voir les œuvres de mes collègues, je vis un rassemblement, un va et vient très animé dans un point du grand hall, curieux comme je suis, je me dirigeai vers le lieu.

Peintres, sculpteurs, VIP, journalistes, photographes se précipitaient pour approcher une ‘Fée’ tombée du ciel. En la regardant, je fus sidéré, bouleversé, une beauté comme je n’en avais jamais vu; mon souffle était coupé. Vêtue de noir, cheveux noirs et longs, bien coiffée, peau blanche rosée, lignes et formes dignes de Vénus, d’Aphrodite ou d’Hélène… je lisais en ce temps-là, le Faust de Goethe ; je me demandais était-ce Marguerite ou Hélène qui avait surgi de la mythologie, ou une déesse qui n’avait pas encore de nom ?

Une sculpture vivante parachutée parmi ce public… son front angélique, ses yeux de biches, son regard fascinant, une bouche, des lèvres d’une sensualité sereine, un sourire mystérieux rappelant celui de Léonard dans sa Joconde, un cou vivant, ciselé dans l’ivoire pour soutenir sa belle et expressive figure. Elle était toute expression et provocation, elle ne pouvait jamais passer inconnue ; un courant de vie l’animait et sa beauté était émise comme les ondes. Epaules et poitrine gracieusement structurées, les flancs, sa croupe, le postérieur projeté un peu à l’arrière, ses cuisses et jambes qui soutenaient une taille harmonieuse. Le tout était un chef d’œuvre des pays des merveilles. J’étais cloué sur place, puis j’ai saisi que ce public sidéré était devant un panneau où étaient exposées deux peintures d’une médiocrité totale et le nom de Rita était inscrit sur un carton sur le panneau, que ces êtres étaient en admiration devant Rita, et non pas devant ses œuvres qui étaient un prétexte et qu’ils commentaient émerveillés.

Je voulus intervenir. Sachant que je n’avais aucune chance, je m’avançai tenant un bout de papier sur lequel j’avais écrit: « Rita numéro téléphone». Je lui présentai avec un très sérieux regard le papier et le crayon que j’avais toujours en poche ; elle pouvait me répondre ; je n’avais pas de ligne… mais il se passa qu’en quelques secondes, elle nota les six chiffres demandés. Pour le Liban entier, il y avait les numéros à six chiffres ; l’index par région n’existait pas. Quel soulagement ! J’ai enfin respiré… je me suis retiré de cet embouteillage pour suivre de loin l’évolution de cette scène théâtrale, en mettant soigneusement bien ce précieux numéro en ma poche. Tout le salon ne m’intéressait plus, une seule œuvre me passionnait : celle modelée par les mains du Créateur. Je voyais une ‘prétendue grande figure de l’art’ saisir un cheveu de Rita en admiration et la garder dans son mouchoir, un autre lui présenter le catalogue du salon pour le signer comme autographe, … tout le public était à ses soins.

Je me disais : vous êtes des stupides ; le jeu ne se fait pas de la sorte : pour une valeur, il faut une valeur égale.

Les gens commençaient à se retirer tard dans la nuit ; je vois une voiture d’un grand représentant d’un organisme mondial tel (UNESCO, FMI, FMS, Croix Rouge etc… je ne désire pas le nommer car nous sommes devenus des amis plus tard), l’emmener dans sa voiture. Ce fut ce soir-là le début d’une aventure si importante dans ma vie. Une aventure qui dura plus d’une année.

Je rentrai à la maison tard cette nuit-là. Ma mère avait l’habitude d’attendre mon retour ; elle ne dormait pas dans son lit mais assise somnolant sur une chaise, tenant le chapelet en main sur le balcon ou près de la fenêtre d’une chambre d’où elle pouvait observer Harissa Notre Dame. Elle priait. Moi je poursuivais mes activités très variées…

Comme toutes les nuits, ma pauvre mère s’était mise debout me demandant si j’avais diné. Si je voulais quoi que ce soit ? Si tout allait bien… pour se revoir le lendemain matin ; ma mère et moi nous étions très matinaux ; ma mère se dirigeait vers l’église des Frères pour assister à la messe de 6 heure, et moi, une plonger dans mes interminables activités.

Ce soir-là, mon âme troublée, je n’ai pas vu le sommeil ; j’étais en évasion dans d’autres mondes. La silhouette de Rita planait partout. Et ces quelques chiffres qui me mettront en contact avec ma fée à l’autre bout de la ligne…

Téléphoner à 6 heure du matin, 7h, 8h, elle dort peut-être ; je trouvai intelligent d’appeler après onze heures. Que fallait-il lui dire ? De quoi parler ? Et si elle m’expédiait et fermait son appareil ? Je décidai ce que je devrais dire… L’appareil, je l’écoutais sonner, et mon cœur battait de plus en plus fort. Elle répond : « Rita, je lui ai dis, tu m’as inscrit ton numéro de téléphone hier ; je viens cet après midi te voir pour discuter sincèrement tes deux toiles et pouvoir t’être utile ; est-ce possible de passer et où ?… »

– Tu viendras à Karm-el-Zeitoun (l’oliveraie) à Achrafieh, tel endroit, à 4 heures. 1er étage… tu peux appeler de nouveau si c’est nécessaire…

Je racontai à ma mère que ce soir-là, j’avais de sérieuses occupations, visites, rendez-vous etc…

Le seul passe temps de ma mère était cuisiner, coudre, et surtout prier, ayant un missel et le chapelet en main. On n’avait pas de télé. Seule une vieille radio qui était en permanence hors d’usage ; je ne l’avais jamais écoutée. La radio était pour la décoration, un meuble, comme une chaise, mais inutile. Les petits transistors étaient à leur début. Un prof à l’école avait sept enfants ; son épouse travaillant comme une esclave pour que la maison fonctionne. On avait décidé, les professeurs du collège, de lui faire une surprise et de lui offrir une ‘machine à laver’ ; chacun avait payé sa part, de la sorte son épouse pouvait se reposer un peu.

Mais, quand on l’eut visité, nous avons trouvé la machine enveloppée de mika au salon et sur laquelle il avait déposé un vase de fleurs. La machine à laver était utilisée ici comme mobilier de décors. Pauvre épouse, tu laveras des vêtements avec ta main jusqu’à la fin de tes jours. La question qui se pose, comment chacun de nous conçoit-il l’existence ? Les choses ? Le Dieu tout Puissant n’est pas le même aux yeux de deux personnes, communautés, peuples etc… et que dire alors des outils ordinaires de tous les jours ? Un événement est vu de plusieurs angles différents souvent ou se rapprochant. La prière, c’est quoi ? Lorsqu’elle est adressée à Dieu ou à une autre personne, ou un astre ou à la lune ? Que dire des sentiments et de l’amour qui a son cachet individuel et intime ? Actuellement et dans les négociations entre nations et belligérants on se met d’accord sur le sens de chaque mot. Un terroriste pour les uns est révolutionnaire, libérateur pour d’autres. Les traditions, us et coutumes ont un sens de conservateurs pour les uns, de retardataires et de décadents pour d’autres; alors on utilise un dictionnaire où chaque mot a une portée spécifique dès le début de tout échange. Qu’allais-je dire à Rita: en entrant est-ce elle qui allait m’ouvrir ou une servante qui m’inviterait au salon pour attendre l’arrivée de ma vedette. En montant l’escalier, ce n’est pas la peine de prendre l’ascenseur, c’était au première étage, mon cœur accélérait son battement … Avant de sonner, la porte s’est ouverte ; j’ai su que Rita par sa fenêtre contrôlait mon arrivé.

Elle m’a reçu au salon, m’a présenté sa mère avec qui elle vivait pour le moment car son époux et ses enfants étaient au Paraguay ; elle était vive, heureuse, enthousiaste…

Je lui ai demandé où se trouvait son atelier, ses œuvres, et de me montrer ce qu’elle fait etc… elle n’était pas pressée… elle m’avoua qu’elle était gênée bien par ses faux admirateurs. Elle me faisait songer à la plus belle femme qui ait existé : Marie Madeleine et ses faux amants jusqu’au jour où Madeleine eut trouvé son Vrai amour dans le Christ. A l’époque, et humblement je le dis, je n’avais que cinq ou six ans d’expériences dans les arts, mais une formation solide au près de mes Maîtres. Dans une chambre adjacente à la salle à manger, elle avait réuni ce qu’elle avait : un petit chevalet, quelques toiles, cahiers de dessin et une palette très ‘sale’, pinceaux sur lesquels la peinture s’était séchée et devenaient comme un bout de bois.

Sans demander son autorisation, je saisi un couteau, je nettoyai la palette ou des couches de peinture étaient collées en relief comme de la glu. Je demandai : « Y-a-t-il une cuisine en cette maison ? » je pris un petit récipient rempli d’eau chauffée sur un petit feu, additionné d’un détergent et frottai entre mes doigts les pinceaux pour obtenir des ‘poils’ lisses et tendres, ce qui permit à la peinture de s’étendre plus homogène et souple. Je mis l’une de ses toiles sur le chevalet, je donnai quelques lumières par endroits et l’œuvre jaillit comme si c’eut été une ‘résurrection’ Rita était sidérée ; me disant qu’elle n’avait jamais appris cela ; qu’elle était plus ou moins autodidacte et qu’elle se rendait compte comme ses toiles exposées à l’Unesco manquaient de structure, de composition, de dessin, de couleurs et elle me remerciait pour mon aide. Je sentis qu’un courant de sympathie, de bonheur circulait entre nous. C’était ma première leçon pour Rita, et pour mon cœur une première aussi. Assise près de moi, son parfum emplissait mon environnement, sa douceur et ses petits soins m’émouvaient. Elle débrancha l’appareil téléphonique pour ne recevoir aucune communication ; elle m’avoua qu’elle avait été troublée par ma présence au salon et par mon geste. Je dinai ce soir-là chez elle et je quittai sa maison vers minuit. Une idylle était née entre nous ; voire un amour tendre s’emparait de ma naïveté. J’étais pris dans les filets de charme de Rita si excitante, provocatrice, sensuelle.
Et depuis, une nouvelle occupation, charge, activité etc… s’était ajoutée à mon horaire déjà trop chargé ; je cherchais la 25ème heure ; j’étais surpassé ; je vivais contre la montre et depuis cet instant j’avais carte blanche : j’étais en Famille chez Rita je venais sans m’annoncer, je faisais partie de sa vie même intime. J’étais devenu un membre indispensable de cette famille.

Rita m’avait présenté sa sœur, mariée à un richissime homme d’affaires dans une grande maison à Achrafieh ; elle avait mis à notre disposition l’un des salons pour en faire un atelier ou allaient poser plusieurs de nos amis. C’est la sœur de Rita, aussi belle que sa sœur qui posa la première. Mon ami le grand portraitiste Rachid Wehbé était toujours en ma compagnie. Rita posa aussi plusieurs fois; la servante noire, une africaine à la figure très expressive, la nièce, le beau frère ; des copines à sa nièce etc… Je savais que Rachid adorait le portrait. Rita réalisa quelques peintures, des fleurs, des compositions, de groupes etc… une lune de miel sans fin. J’apprenais aussi en travaillant et en échangeant des opinions avec Rachid. Rita ne me refusait aucune demande. Je l’avais présentée à mes amis entre autre Omar Onsi ; il aima Rita et l’admira me demandant si je n’avais pas encore réalisé d’elle des nus. J’avais étudié le nu d’après le modèle vivant dans un atelier de l’Ecole des Lettres dirigé par Georges Cyr. Il y avait une française qui venait poser deux fois par semaine ; des étudiants et des artistes venaient travailler ; c’était comme un atelier libre. Georges Cyr était présent, aimable mais n’ayant aucune ‘présence technique’ ou formatrice, tout lui plaisait et il trouvait tout bon et excellent.
A la question d’Omar, Rita n’eut pas d’objection ; elle était prête à poser pour nous deux ; Omar un grand artiste et poète et moi, qu’elle aimait et dont elle appréciait ce que je réalisais.

Mme Marie l’épouse de Omar qui enseignait au Collège protestant de Beyrouth, n’aimait pas voir des nus ; les œuvres nues de Omar étaient placées face contre mur ; mais elle n’avait pas d’objection. Mme Marie qui m’aimait sincèrement ne me refusait rien. L’atelier d’Omar était devenu un atelier de modèle vivant où Rita posait pour deux artistes seulement. Omar modelait ses figures qu’on allait saisir, telles des sculptures, lui qui travaillait le nu depuis plus de quarante ans et qui sentait les formes, ayant observé des centaines de modèles à Paris et ailleurs et ayant modelé avec Youssef el Hoayek des centaines de figures en terre glaise et cuites.

Le nu pour moi, j’étais à mes débuts avec un si beau modèle, couleurs et proportions, tout était harmonieux en Rita, je dessinais avec amour, plaisir, volonté. Rita était heureuse d’observer mes dessins. Omar lui dédicaça une sanguine ; quant à moi, il m’offrit plusieurs dessins… je les conserve dans dossier ‘Rita’ jusqu’à ce jour. Rita dans ma vie professionnelle affective, amicale aura été un élément indispensable, merveilleux, une unique expérience.

On partait de temps à autre au cinéma voir un film, et si le spectacle était émouvant, Rita pleurait et je devais essuyer ses larmes. Elle souffrait d’une vie antérieure agitée et se réfugiait tendrement en mes bras. J’étais sa consolation. Elle m’avoua, qu’elle avait deux garçons et une fille qui étaient avec leur père en Amérique Latine ; ils n’étaient pas divorcées, mais séparés ; elle ne pouvait plus continuer sa vie avec son époux qui l’avait rendue si malheureuse mais que si un jour il venait à sa recherche, elle irait avec lui car elle souffrait d’être éloignée de ses enfants.

Rita vivait le drame de tous les couples qui échouent dans leur union.

J’étais son amour et je remplissais son existence monotone ; elle ne pouvait plus se séparer de moi ; pourtant elle avait beaucoup d’admirateurs hauts placés, richissimes (un directeur d’une grande institution Internationale tel que je ne peux mentionner) venait à Jounieh pleurnicher devant ma mère me priant de le rapprocher de Rita, qu’il en mourait. Ce fut peine perdue. Je passai plus d’une année avec Rita. Je savais qu’elle retournerait tôt ou tard chez ses enfants ; je me préparais à cette séparation ; je voulus la devancer. J’obtins une bourse pour l’Université de Madrid que j’allais rejeter pour être près de Rita. Non. Il fallait une décision très dure à prendre. Je savais que je passais mes dernières nuits au Liban. J’avais arrêté l’enseignement ; je n’allais plus à l’école ; j’étais absent en permanence, le directeur s’inquiétant, voulant me couvrir d’une manière légale, me présenta une demande pour des vacances non payées.

Rita qui venait souvent chez nous à la maison bavarder et aider maman, cette dernière l’avait beaucoup aimée, mais elle savait que cet amour était utopique et que nos relations ne pourraient durer longtemps…

Ici, on dit : ‘qu’une lettre est comprise rien qu’à l’adresse’ et aussi le nom de l’expéditeur c’est-à-dire il y a des choses qui sont comprises d’avance. Ma mère comprenait quel drame je vivais ; me séparer de Rita sans garder des séquelles était une chose impossible comme si quelqu’un se séparant de son âme, de sa vision, de son idylle… j’ai aimé Rita jusqu’à la folie ; elle partageait cet amour ; jamais de malentendu. Pour celui qui sait lire dans les expressions, Rita dissimulait une tristesse, elle en souffrait, des centaines de fois, j’avais essuyé ses larmes.
Par contre avec moi et à mes côtés elle réalisait plusieurs œuvres ; elle se formait ; sa personnalité s’affirmait ; elle devenait courageuse pour affronter toute situation, je sentais en elle Marie Madeleine, la Phénicienne qui avait été la victime de sa beauté et de ses charmes et fut sauvée par son divin amour face au Messie. Une chose est certaine ; une autre Rita était née en elle c’était mon œuvre. Nous vivions un calvaire, Rita et moi, car nous sentions que les dernières nuits allaient prendre fin.

Ambitieux comme je suis et par la force des choses. Tout peintre, sculpteur, artiste, doit passer dans les ateliers de l’Europe. Paris, Rome, Londres, Madrid etc… et vint un soir où j’allais vers onze heures la nuit, dire mon adieu à Rita, pour m’envoler de Beyrouth à 2h du matin; mon frère qui me conduisait m’attendait dans sa voiture. Le seul nostalgique souvenir que j’ai gardé de Rita c’est un mouchoir imbibé de son parfum et de ses larmes. Et de cet instant jusqu’à 2003 je n’ai plus eu de nouvelles de Rita. A Madrid et à Paris, j’étais noyé dans mes occupations et mes activités, Rachid et Omar avaient perdu un modèle unique, et moi, une partie de mon âme m’échappa, s’évada. Je pensais souvent à ma belle ; je priais Dieu et la Vierge pour qu’elle puisse réunir sa famille, et j’étais sûr qu’elle réussirait, car elle avait appris beaucoup de choses; ne plus succomber aux flatteries, être humble, de passer inaperçue comme une violette, de ne pas s’aventurer, de prier l’ange gardien d’être toujours près d’elle, de ne jamais commettre un péché, une erreur… d’œuvrer avec conviction, etc… s’il fallait retourner en Amérique Latine au Paraguay et présenter les œuvres qui sont nombreuses en une exposition, et de savoir pardonner etc… de donner de tout son cœur…

Je suis revenu de Madrid et depuis 1964 je me suis activé dans tous les domaines… en 2003, je fus invité à une exposition à Abou Dhabi, la secrétaire d’un de mes élèves haut placé dans la banque centrale, qui m’appelait me communiquant le nom de son Patron Joseph ; nous nous connaissions au téléphone, je lui racontai que je voyageais à Abou Dhabi. Elle me dit : « j’ai mon oncle maternel à Dubaï avec son épouse ; si tu passes là, tu pourras les visiter, ils seront très heureux : l’épouse de mon oncle est la sœur de Rita ! J’ai vu depuis longtemps tes peintures, et j’ai souvent entendu parler de toi… » Elle me donna les coordonnés de son oncle. Un matin, je me suis dirigé à Dubaï en voiture ; j’arrive, j’avais annoncé mon arrivé. Quelle fête ! Quelle belle journée, que de souvenirs ! La sœur de Rita et son époux avaient quitté le Liban pour diriger leurs affaires dans les Emirats. Et de me dire que Rita était à Beyrouth pour le moment ; on la demanda au téléphone ; je pris la ligne, je saluai dans l’espoir de la rencontrer à Beyrouth après mon retour.

Ce fut fait ; le lendemain, dès mon arrivée j’allai à Yarzé où Rita résidait et qu’une séparation de 45 ans nous avait éloignés. Je rentre, nous nous jetons dans les bras l’un de l’autre ; je sentais qu’un bloc de glace nous avait séparés, on dit que l’éloignement dessèche l’âme et que l’amour est habitude aussi. On a passé ensemble deux heures à bavarder : elle me racontait que ses enfants et sa fille avaient grandi et s’étaient mariés, qu’elle était déjà grand-mère, et que les relations s’étaient rétablies avec son époux etc… et qu’elle passait au Liban pour peu de temps ; qu’elle avait des formalités à faire pour des terrains qu’elle possédait au Liban et elle me demanda de la conduire à Achrafieh dans une banque où elle avait des affaires à régler.
Rita avait vieilli de 45 ans mais elle était toujours belle, séduisante, classe.

Etrange nature humaine ! Les ‘moi’ de l’âme évoluent comme la civilisation. Les êtres qu’on adorait ne nous disent presque plus rien. Le cœur humain tel une éponge absorbe tantôt ce qui l’emplit, le charge l’émeut et rejette dans l’oubli, avec le temps ce qui s’éloigne, s’absente, s’efface. On raconte trop d’histoires d’amour, dans nos légendes Paul, Romeo, Yamileh, Leila etc… qui souvent se sont terminées par des drames.

Mon amour pour Rita, si humain et amical s’était dilué dans le temps dans la durée et volatilisé dans l’espace qui nous séparait. On était devenus autres, elle et moi… Nostalgie!

Joseph Matar
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