Nouhad ou l’aventure

J’avais une petite sœur, la benjamine du nid familial, peu brillante en ses études, une petite poupée, belle, espiègle, éveillée, astucieuse, en plus de la malice, de l’habilité, de la finesse.

Nous jouions ensemble ‘la maison des maisons’ on avait presque le même âge, elle, Nouhad et les enfants du voisinage, … Le jeu consiste à meubler une maison fictive, dans un coin du jardin, sur le balcon ou ailleurs. Les uns jouent le rôle du père, de la mère, des invités etc… On reçoit des visiteurs, on dialogue, on offre du café, des douceurs, on salue les bienvenus etc…

Ou le jeu de l’école ; l’un ou l’autre est chargé d’être le maître instructeur, les autres sont des élèves, assis sur des chaises ou par terre écoutent les ordres du maître qui est tout puissant, l’un efface le tableau, l’autre récite une leçon etc… Le maître ou maîtresse a une règle ou un bâton à la main (car à l’époque frapper n’était pas interdit et punir les paresseux, négligents, et mal élevés était nécessaire; souvent on recevait une raclée ou on devait se mettre à genoux dans un coin ou à la porte.
Nous jouions aux poupées qu’on confectionnait nous-mêmes avec des tissus, des fils en coton etc… ou à cache-cache, ou à la course devant la maison et les ruelles tout autour.

Nouhad, qu’on appelait ‘Nouna’ avait une taille moyenne, le teint clair, ses yeux et ses cheveux étaient noirs. Une jolie fille, très câline, débrouillarde, aimant s’amuser plus qu’étudier.

A la rentrée, le soir on se mettait autour d’une table pour écrire les devoirs et étudier les leçons. Je l’aidais souvent, je lui expliquais ce qu’elle ne comprenait pas.
Mes cinq sœurs étaient inscrites dans l’école des religieuses des Saints Cœurs, école toute proche de notre maison. Le système éducatif était autrement conçu, la liberté n’existait pas. On était sévère, les cours débutaient à 6h du matin jusqu’à 4h30 de l’après-midi. A 5 heures, l’étude du soir commençait.

Notre troisième sœur Isabelle qui était la plus studieuse et laborieuse, aidait tout le groupe, et elle se considérait elle-même comme une autre mère, voyant ce qu’endurait notre maman pour nous éduquer.

A peine née, ayant vingt jours seulement, Nouhad devint orpheline de père, moi j’avais une année de plus qu’elle. Notre père est décédé à la suite d’un accident médical, laissant la charge à sa jeune épouse, et une famille de sept enfants.

Notre mère affronta l’existence avec courage, amour, donnant une éducation chrétienne à ses enfants; nous étions humbles et simples et nous formions une seule unité scellée par l’amour et le sacrifice : tous pour chacun et chacun pour tous. Celui qui a donne à celui qui n’a pas.

Esprit chrétien, familial où les valeurs sont respectées, la liberté, la fraternité, l’égalité…

Je me souviens par exemple du mois de Marie: mai. Tous les soirs on célébrait une prière, l’Angélus, chantant des cantiques à Marie, les voisins se joignaient à nous. Ou durant les grandes fêtes et la Semaine Sainte, les neuvaines se poursuivaient, le jeûne, notre maison était comme un cloître.

La mater-Dolorosa. La mère aux sept douleurs. Sept enfants fruits d’un amour pur et fidèle. Mon père et ma mère ne vécurent pas ensemble plus de dix ans.

Veuve à 26 ou 27 ans, ma mère avait fait une seconde promesse à mon feu père: elle porta son anneau de mariage, ‘l’alliance’, dans la même main jusqu’à son décès. Son seul souci était ses enfants, leur éducation, leur avenir…

Je peux assurer que notre mère n’a pas connu le péché, elle vivait les commandements de Dieu et de l’Eglise dans leur essence ; élevée chez les religieuses, elle était dévouée à la Sainte Vierge.

Elle jeûnait tous les jours de la semaine. Le mardi à l’intention de Saint Antoine, le saint Patron de mon frère, le mercredi était dédié à Saint Joseph mon patron, le jeudi c’est le Saint Sacrement, le vendredi au Christ Crucifié, le samedi c’était le jour de la Vierge Marie en plus du jeûne elle ne mangeait ni fruits ni douceurs.

Les Libanais de toutes les confessions, vénèrent et prient la Sainte Vierge comme étant l’exemple idéal pour l’éducation de leurs filles.

L’année 1936 avait été l’année du décès de mon père, né, lui vers la fin du XIXème siècle.

1939, ce fut la deuxième guerre mondiale. Durant toute la période des belligérances jusqu’à l’armistice en 1945, la pauvre, aimable et dévouée maman eut pas mal d’ennuis, de peines, de responsabilités à assumer, de déceptions etc…

Eté et hiver, nous étions; ensemble, durant les vacances, nous étions aussi ensemble à la plage, à l’église, ou parfois estivant sur les hauteurs à Faraya.

Entre nous, il n’y eut jamais de querelles majeures; nous nous aimions, frères et sœurs. L’esprit d’entraide, de compréhension régnait.

Ma grande sœur, l’ainée se maria toute jeune, puis la cadette et ensuite Isabelle la troisième.

La grande famille devint de plus en plus petite et enfin je restai seul avec ma mère.

Le mariage au Liban est un événement sacré. Les mariés étaient préparés spirituellement pour recevoir ce Saint Sacrement.

Les filles préparaient leur trousseau qu’elles exposaient quelques jours avant le mariage. Les curieux venaient admirer les robes, les sous-vêtements, les draps et nappes brodés, manteaux, chapeaux et autres fantaisies.

Les mariages se célébraient surtout, et jusqu’à nos jours en août, autour du 15 du mois: fête de l’Assomption de la Vierge; et le jour préféré des mariages était le Samedi, durant tout le mois de mai, mois de Marie, et la semaine avant le Carême, les unions se faisaient par dizaines. Le célibataire qui ne se mariait pas avant le Carême, on disait de lui ‘qu’il avait reçu un coup de pied du carnaval’ et qu’il devait attendre la fin du Carême, car dans l’Eglise il était interdit de se marier durant les quarante jours de jeûne; mais il y a toujours des exceptions: voyages, maladies, problèmes divers, enlèvement ou rapt.

Les mariages après le coucher du soleil étaient aussi interdits.

Il était d’usage d’enlever une fille, de la garder chez les parents, ou amis, ou religieuses, puis on demandait aux parents d’accélérer les formalités nécessaires pour célébrer le mariage, car une fille qui quitte sa maison (toujours avec le consentement des parents) doit partir dans la maison de son époux en passant par la chapelle.

Pour se marier, il fallait un acte de baptême, une permission du curé et de l’archevêque ; il fallait l’annoncer publiquement deux dimanches de suite à la messe après l’Evangile et le sermon afin que s’il y avait la moindre objection, de la déclarer ; on appelait cela ‘chuchotement’, sinon le couple devait payer une petite rançon à l’église.
Le silence même avait un prix. Adieux curés, coutumes, paroisses, évêques, clergés, certificats etc…

C’étaient des coutumes ancestrales oui, mais elles avaient leur charme. L’être humain sentait un respect, une valeur, un lien entre l’individu et son environnement social.
Ma petite sœur Nouna toute jeune et innocente avait connu discrètement un voisin qui lui avait promis de la faire vivre comme une princesse dans les contes d’enfants. Il était hâbleur, fourbe, faux, menteur; son sadisme pouvait le pousser au crime; d’une rare méchanceté, féroce et possédé sans aucun sentiment, et peu humain. Tout cela était voilé. Excellent comédien, il présentait une mine d’ange, de bonté et de douceur.

Il déclara son faux amour à la petite Nouhad, cette dernière le crut et fut enivrée par ce rêve flatteur.

Un bon matin, Nouhad disparut. On contacta la police et accéléra les recherches pour apprendre après des heures de temps que Nouhad, avec son accord, avait été enlevée par ce maudit et satanique satyre.

Au Liban, chez les chrétiens surtout, pas d’obligation; la fille décide elle-même de son sort. Elle a son mot à dire, son choix etc… Nouhad avait déclaré qu’elle avait choisi et qu’elle se mariait de son plein gré.

Les formalités furent réalisées en quelques heures. Les témoins et les mariés étaient dans la chapelle célébrant le mariage, contre le consentement et la bénédiction de ses parents et de sa mère surtout. Personne ne pouvait soupçonner l’énigme de cet être si dégradé, une bête sauvage derrière le voile trompeur.

Deux ou trois jours s’écoulèrent et il fut découvert sous sa vraie nature. On commenca à le découvrir. Les cascades de malheurs tombèrent sur la petite Nouna : il la battait, la piétinait, la rouait de coups, un sanguinaire assoiffé de sang et de crime.

Nouna fut emprisonnée à clef en sa maison. Elle passait deux, trois jours sans aucune nourriture, il la torturait, il éteignait sa cigarette sur sa douce peau, il cherchait à l’étouffer à l’étrangler, un monstre sans pareil. Des crises de jalousies dans sa maison-prison; il n’osa jamais affronter la vie…

Enceinte, il essaya de la faire avorter, la frappant et lui piétinant le ventre, quels supplices !

Nouhad a vécu ainsi un chemin de croix. Il avait de la haine au cœur. Comment le Dieu tout-puissant permettait-il à des monstres pareils d’exister; il aurait dû ne pas naître. J’ai su plus tard que sa propre mère l’avait maudit et chassé ne voulant rien savoir de lui. Nouhad n’osait rien dire. Quand on la rencontrait, par crainte de sa méchanceté et de ses réprimandes, et aussi par amour propre, elle se disait heureuse ne voulant pas qu’on sache que son mariage avait échoué… Mais le cœur d’une mère a toujours un 6ème sens; ma mère sentait que Nouna vivait un calvaire, dans la souffrance et la misère et qu’elle était martyrisée, notre sœur Isabelle s’inquiétait.
Un enfant naquit, une fille, Marie-Thérèse, Sainte Thérèse et Sainte Marie. Bébé encore elle était battue à s’évanouir; si elle pleurait, elle était rouée de coups, si elle pissait dans ses langes, etc… Enfin, c’était le martyr et la révolte ! La situation empira et devint insupportable : misère, sans argent, souffrance, terreur, sans aucun soutien, Nouhad abandonna la maison de son époux pour se réfugier avec sa fille chez ma sœur Isabelle qui nous alerta. Son mari vint hurler voulant sa femme qu’il aimait à la folie, crise de nerfs et de pleurs mais sans résultat. Nouhad trouva une garderie où elle laissa sa fille, elle passa quelques jours chez nous auprès de sa mère, trouva un travail et put assumer ses besoins.

Quand on est naïf et croit tout ce qu’on raconte, on tombe dans des erreurs fatales. Toute personne qui rencontrait Nouhad, la trouvait sympathique et adorable, il en devenait amoureux. Un certain Augustin, propriétaire d’une petite usine, travailleur sérieux, technicien très capable, se mit à genoux devant elle lui jurant d’adopter la petite fille, de la soigner et de s’occuper d’elle. Il était vraiment bon et généreux mais d’une rare jalousie, ce qui fait que Nouhad se vit devant un autre problème. Elle décida de divorcer après une année de mariage et jura qu’elle ne serait jamais plus sous l’emprise d’un homme. Promesse tenue cette fois. Elle trouva une autre école pour sa fille, me chargea de m’occuper d’elle, de la visiter, de l’amener voir sa grand-mère et ses tantes et elle partit à l’étranger dans un atelier de faux bijoux. Elle se fit beaucoup de connaissances devenant une femme d’affaire, débrouillarde, autoritaire, sachant ce qu’elle voulait pour voyager ensuite aux Etats Unis d’Amérique où elle résida une quinzaine d’années, travaillant, envoyant tous les frais de scolarité à Marie-Thérèse; elle venait durant ses vacances au Liban chez nous en particulier pour être au près de sa fille et de sa mère.

Vous allez vous demander, comment peut-on se marier deux fois au Liban sans divorcer. Oui, le premier mariage était le mariage légal enregistré dans les administrations ecclésiastiques catholiques et les registres civils.

Au Liban, et jusqu’à nos jours le mariage civil n’existe pas. Ceux qui désirent se marier ou divorcer civilement peuvent voyager en Turquie, Chypre et en Europe. Jadis il y avait au Liban certains curés orthodoxes (grecs, syriaques, chaldéens, assyriens,…) qui se permettaient de contourner les lois et permettaient en changeant le rite de se remarier en leur Eglise. Ils considéraient que tout contrat avant sa conversion à un rite choisi était nul. Ils menaient ces opérations pour une petite somme de cinquante dollars. Le curé pouvait marier ou divorcer ses concitoyens à leur demande. Ces démarches trompeuses furent interdites par les autorités civiles qui ne reconnaissaient que le premier mariage et celui qui cherchait à tromper était puni et emprisonné. En ce temps, il était permis de changer de rite, passer du maronitisme à l’orthodoxie ou à l’islam, qui ces deux derniers ne reconnaissaient pas les contrats antérieurs.

Si l’un des époux désirait changer de rite ou de religion, il lui fallait l’accord de son conjoint. Actuellement, un chrétien marié dans le cadre de l’Eglise ne peut divorcer et se remarier sous d’autres rites qu’après l’accord de son conjoint.

Revenant à Nouhad et son sadique époux, il s’était réfugié dans les tribunaux et les soutanes du clergé. Tous les jours des défilés de curés, de prêtres… venaient chez nous à la maison voulant arranger la mésentente et soi-disant sauver un foyer. En vain, ce qui avait été décidé était décidé. Et l’intervention n’avait pas eu de suite.

Le monstre et je sais ce que je dis, voyagea en France, en Amérique essayant de reconquérir son innocente victime; il dut se mêler d’affaires de renseignements, de drogues et de contrebandes.

Je lus un jour dans la presse son nom et les accusations contre lui par les autorités françaises, il fut emprisonné et il mourut dans sa geôle.

Aucune larme n’a été versée en son mauvais souvenir.

J’ai gardé une grande amitié avec Nouna qui m’écrivait des lettres pleines de fautes d’orthographe, sa vie bouleversée et turbulente s’est transformée en existence épanouie, calme ou agitée, mais c’était l’individualisme, la liberté, les amitiés…

Nouna en Amérique a connu beaucoup de prétendants qui l’ont adorée, mais elle ne voulait plus entendre parler de liens, de mariage. Elle travaillait et gagnait amplement sa vie. Mais enfin, elle connut un être qui l’a vraiment aimée. Leur amour étaient mutuel et intime ce fut l’amour de sa vie, mais elle refusa de se marier malgré les insistances de son ami. Celui-ci voulait la présenter à ses parents comme son épouse légale mais ce fut sans résultat.

Ils voyagèrent et vécurent entre l’Amérique, la France et l’Allemagne venant de moins en moins au Liban. Ma mère dans son testament m’avait demandé de m’occuper de mon frère et ses sœurs et surtout de Nouna.

Les vœux de ma mère ont été exaucés. La dernière fois où elle est venue au Liban c’était pour prendre Marie-Thérèse sa fille et être à côté d’elle et accomplir son devoir de mère.

Mari-Thérèse s’est mariée avec un charmant et aimable musicien Brésilien et elle résidait à Toulouse où j’ai été à deux reprises la visiter lui apportant des cadeaux nostalgiques du Liban. Arrivé à Toulouse c’était pour moi l’occasion de prendre le train de Tarbes et de visiter Notre-Dame de Lourdes. En attendant, j’avais d’elle des nouvelles communiquées par ma sœur Isabelle car elles se parlaient souvent au téléphone.

Nouna était encore jeune quand sa santé se dégrada. Elle passa sa vie entre clinique et hôpitaux. Son ami ne l’a jamais abandonnée, il était toujours à ses côtés. Une tumeur dans le système osseux la martyrisait, des souffrances atroces à subir sans résultat. Tout lui était assuré, dépenses, hospitalisation, amour… Isabelle qui se considérait être une seconde mère alla deux ou trois fois en France et en Allemagne pour la visiter. Quand elle agonisa, Isabelle ne l’a pas abandonnée jusqu’à son dernier souffle. Elle a pleuré, prié, assisté aux funérailles arrosant la terre germanique par ses larmes et mettant une rose sur sa tombe avant de rentrer au Liban.
Quand à Marie-Thérèse, elle pleura sa malheureuse mère qui avait tant souffert et enduré.

Si vous me demandez mon opinion, je vous répondrai que je suis avec la déclaration des droits de l’homme, sa liberté, ses décisions etc… Son émancipation, nous sommes tous nés sous le même ciel bleu et que le Paradis est très spacieux; il y a de la place pour tout le monde. J’ajoute: Tout lien, union réalisée au nom de Dieu ne devait être rompu par l’homme, le divorce. Il y a trop de divorce actuellement parce qu’il y a très peu de vrai mariage.

Les unions qui manquent de sérieux, de sacré se terminent fatalement si l’éducation est formatrice, imbibée d’amour, de sacrifice d’humanisme, il y aura moins de problèmes.

Je crois aussi en l’amour, une des capacités de tout être; tout être peut aimer les autres créatures, et l’être doit pardonner et aimer ses propres ennemis. C’est pourquoi je dis à cet aventurier qui a fait tant souffrir ma sœur: « tu n’es qu’un pauvre diable et que Dieu te pardonne. »

Joseph Matar
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