Sami ou le Cheikh paysan

Il est un lieu sur la planète où l’on peut vivre pleinement les quatre saisons réparties obéissant aux divisions de l’année par les équinoxes et les solstices. Le climat, l’atmosphère les activités de la nature correspondent harmonieusement à cette division. Floraison, récolte, moisson, cueillette, feu près des âtres etc… ce sont le printemps, l’été, l’automne et l’hiver. En plus des saisons de l’âme dont l’orbite est personnelle, de durée illimitée ou éphémère, en rapport avec les variations des états d’âme.

Les uns ou les autres se sentent en leur assiette en automne, en hiver, ou l’été…

Elèves nous attendions les grandes vacances de l’été, plus de trois mois qui débutaient avec l’équinoxe de juin, la fête du Baptiste et se terminaient après le solstice de l’automne, et la rentrée scolaire !

Des années, nous passions l’été à Jounieh même, au bord de la mer ; la plage, la natation, la pêche, les sorties dans la nature ; d’autres années, nous nous dirigions sur les hauteurs, dans la montagne toute proche, à plus de mille cinq cents mètres d’altitudes où trois villages au sommet du Kesrouan nous hébergeaient. Meyrouba ‘les eaux des monts’, Hrajel, ou Faraya séparés par quelques minutes de marche. Là, il fallait louer une maisonnette, une chambre, de quoi s’abriter, ou partager une maison avec les propriétaires, une cohabitation. Là aussi nous rencontrions des amis nouveaux qui venaient de partout, ou choisi un autre axe, celui de Feytroun, Kfar Zebian !

On aimait changer de lieu, pour découvrir des régions et connaître d’autres gens, nouer d’autres relations.

Tous ces centres d’estivages, de tourismes sont encadrés par des dizaines de sources d’eau, de ruisseaux et de rivières, des arbres forestiers et fruitiers de toutes espèces ; la nature était encore vierge, rappelant les premiers matins de la Création, les ponts enjambant les rivières étaient érigés avec des troncs d’arbres, des branches et de la terre entassées en dessus ; une voiture pouvant passer avec vigilance ; souvent le pont était rompu, nous nous rassemblions, nous les enfants, pour aider, curieux, et voir de près les étapes des travaux, car cela était fait bénévolement, une entraide par les habitants et les gens de bonne volonté ; nous attendions voir comment l’autocar allait passer ces quelques mètres périlleux.

Ma mère se dirigeait en avril-mai faire une tournée dans le village choisi et rencontrer le maire qui avait une liste des maisons à louer ; elle payait une avance et donnait un rendez vous pour la fin juin, juste après la fin de l’année scolaire. Toute la famille participait à ce grand jour. On préparait lits, matelas, provisions pour consommer, en plus des livres et matériels scolaires. Quand aux poules, elles nous accompagnaient, il fallait préparer une ou de caisses de carton pour les ligoter et transporter ; chien et chats étaient les derniers invités.

Une camionnette chargeait tout ce matériel d’un long pique-nique et nous transportait au village. Là on déchargeait, installait, nettoyait, ordonnait, on s’installait pour un premier repas et s’endormir, fatigués par tout ce ménage.

Le lendemain, chacun de son côté avait un programme. Le programme familial était respecté par toute la famille. C’est-à-dire à tour de rôle : balayage, remplir l’eau de la fontaine, achat de pain, vaisselle, faire paître le mouton ou la chevrette qu’on achetait au début de l’été… le feu de bois pour les cuissons car le gaz et l’électricité n’existaient pas, mais des lampes à pétrole très variées.

Un été, et c’est la Providence qui l’avait ainsi voulu, ma mère ne trouva aucun trou à louer et par hasard, elle rencontra une richissime dame qui, elle lui proposa : « Venez habiter notre maison annexe, spacieuse et vide, mes enfants trouveront une agréable compagnie » ; elle avait deux filles et un garçon unique en bas âge (huit à douze ans) que nous avions déjà connus. Leur grande résidence se trouvait sur la pente de la colline ; un fleuve, passait plus bas dans la vallée ; des arbres et peupliers courraient la région ; à quelques dizaines de mètres il y avait l’annexe, un étage, le rez de chaussée utilisé comme dépôt agricole et où dormait un gardien, jardinier. Nous avons occupé le premier étage, ce fut la plus belle des maisons où nous avons passé l’été… Je me souviens qu’un été nous avions loué une maison inachevée sans portes ni fenêtres que le propriétaire avait promis d’installer ; or il n’en avait rien fait tout l’été. Pour la sécurité, on ne craignait rien ; d’ailleurs, on n’avait rien de valeureux, précieux dans la maison, et les gens étaient si aimables si accueillants, si dévoués ; c’était une grande famille, le village entier était concerné face à chaque événement. Cet été là, c’était Faraya traversé par plusieurs ruisseaux et où des sources surgissent partout, des cafés et petits restaurants se trouvaient dans les coins pittoresques.

Par endroit, on avait installé une table de ping-pong ou un panier pour basket ball ou jeux d’échecs et tric trac etc…

Là les enfants, garçons et filles se rencontraient pour s’amuser, bavarder, passer le temps ou siroter un de ces jus limonade à eau gazeuse. Les grandes marques de compétition actuelles n’existaient pas, ou bien, on commandait un sandwich de labneh ou de fromage de chèvres… on venait de partout, d’écoles différentes, de milieu différents… ce qui était enrichissant.

Des peupliers géants ou l’écorce était lisse et plane étaient utilisés pour entailler nos noms, prénoms, cœurs, symboles, qu’on venait observer d’année en année, si le temps ne les effaçait pas.

L’endroit était facile pour jouer à cache cache, des rochers, buissons, arbres, fleuves, des endroits pour se cacher, courir, sauter, s’épanouir. Pommiers, poiriers, cerisiers, pruniers etc… y étaient les arbres les plus plantés. On pouvait cueillir de ces fruits, les consommer… les paysans propriétaires nous offraient même leur cœur. La nature donnait ses fruits en abondance. Un dicton dit ici au Liban : si ton voisin, ton frère est aisé est heureux, est satisfait, toi aussi tu l’es.

On s’évadait dans la nature des journées entières sans aucun souci, accompagné souvent par mon chien, car enfant à Jounieh j’avais une passion pour cet ami de l’homme. Une race seule était à notre disposition celle de ‘Canan’ le ‘Geari’ l’aboyeur. Un excellent berger, très doux, et très fort ; on voyait là des caniches et chez les gens riches des chiens loups et bergers allemands importés de l’Europe.

Quleque fois, on était accompagnés par notre mouton, ou chevreau, pour le promener et le nourrir. Un endroit nous était favori : ‘la cascade’ ; une chute d’eau de plus de vingt mètres où les herbes poussaient en abondance et où une haute falaise délimitait la région.

Nous partions de temps à autre vers le sud du village où les Frères Maristes avaient leur maison d’été pour des colonies et réceptions de groupes de jeunes. C’était une occasion pour rencontrer nos professeurs et amis. Cet été-là, j’ai approfondi mon amitié avec Sami.

Qui est Sami ?

Je l’avais connu depuis plus de quatre ‘étés’ ; c’était une compagnie un peu superficielle et légère… rencontre, promenade, jeux près de l’hôtel, ou au bord du fleuve… on avait fixé une balançoire sur un haut peuplier et chacun se balançait à tour de rôle… Sami était le fils du Cheikh qui nous avait offert une petite habitation pour cet été-là. Sami avait deux sœurs avec qui on se sentait en famille. Sami était un enfant très doux, communicatif, généreux, rêveur, courageux, qui avait de l’admiration pour le cheikh son père. Il savait remplir son temps, il trouvait des activités à exécuter et qui l’occupaient, il était choyé et aimé de toute la famille, des voisins et des enfants qui l’on connu. Cet été là nous étions très près l’un de l’autre. A part les jeux dans la place aménagée près de leur maison, se trouvait une table de ping-pong, une estrade utilisée comme théâtre. A l’intérieur de la maison, s’il était dans la cuisine, il préparait, je me souviens encore, une pâte de biscuit qu’on cuisait au four ; je l’aidais, et lui il distribuait sa cuisson aux enfants ; le même jour il donnait aux oiseaux et pigeons ce qui restait.

Sami aimait dessiner et il avait une bonne observation. Je l’aidais à étaler des couleurs (gouache à eau) ; on dessinait ensemble, des figures géométriques qu’il remplissait de couleur ; c’était un peu de gribouillage coloré, d’une individuelle originalité.

Je me souviens qu’un jour, Sami était seul à la maison, un visiteur arrive, Sami lui annonçant que ses parents sont absents, s’excuser de ne pouvoir le recevoir et le faire attendre… Sami avait oublié son nom. Quand ses parents furent de retour, Sami leur raconta la visite et qu’il avait oublié le nom du visiteur mais il ajouta : « je me souviens de ses traits et je peux le dessiner », ce qui fut fait, et il fut reconnu immédiatement… on raconte que les ‘Cheikhs’ sont ou débiles et idiots ou d’une intelligence exceptionnelle et géniale le cas de Sami, car les cheikhs se mariaient souvent entre eux… une cousine, une nièce etc…
La maman de Sami était du peuple et qui n’avait aucune parenté avec le père. Leur trois enfants étaient des surdoués, surtout Hoda l’aînée.

Notre programme était trop chargé, on ne s’ennuyait pas. On se levait tôt pour se diriger à l’église du village et servir la sainte messe au vieux curé ‘Père Youssef’ qui était très fier de nous voir tous les deux l’un tenait l’encensoir, l’autre l’encens. L’église était le plus souvent vide. Le Saint Patron était un certain Saint Challita le protecteur des bêtes domestiques : si une poule tombait malade, si une vache se sentait mal ou si le lait tarissait, si un mouton était maigrichon etc… on faisait les vœux à Saint Challita qui répondait positivement aux vœux des croyants. U n jour, juste après la messe, je voulais quitter l’église avec Sami ; le curé m’appela et me demanda de rester et être un témoin parrain d’une petite fille que sa maman portait et désirait baptiser ; on l’a appelée ‘Thérésa’ c’était en septembre, le début de la fin de l’été.
D’après les traditions les gens baptisaient leurs enfants au plus tard une semaine après leur naissance.

On écrivait nos devoirs de vacances, on grimpait les hauteurs pour ramasser du thym, la maman de Sami me disait prends soin de Sami aide le, contre tout danger. Elle était heureuse de ma compagnie avec son fils. Sami me racontait ce qu’il pensait faire une fois le ‘High school’ terminé. Moi j’étais dans une école française, Sami son école était anglaise, mais il possédait parfaitement bien son français, il me disait qu’il n’aimait pas le droit ni la médecine, mais qu’il était passionné pour les carrières : architecture, décoration, dessin, création et poésie. Le dessin était son passe temps, la couture faisait partie de son passe temps, je le rencontrais quelquefois en train de tricoter ou coudre. Les travaux ‘manuels’ l’amusaient ; de même la pâtisserie dans leur cuisine, expérimenter des recettes nouvelles. Il aimait la mimique, l’exagération dans l’imitation ; il faisait des scènes représentant le diable, se maquillant et s’habillant en démon, pour faire peur et impressionner les enfants, ses copains.

On admettait tout ce qu’il faisait vu sa bonté, son cœur pur, sa gentillesse.

Sur le fleuve juste près de leur maison, il y avait un moulin à eau qui fonctionnait presque jour et nuit, et où des clients venaient nombreux moudre le blé ou le Borghol ou ce produit à base de lait fermenté ‘le Keshk’. On visitait ce moulin et on bavardait avec le meunier et on observait comment les graines de blé se transformaient en farine.

Un jour, il me montra un portrait d’un cheikh, réalisé à l’huile à la demande de son père. A l’époque, je devais accomplir tout ce que ma mère me demandait, allumer du feu de bois ou de charbon, nettoyer, pétrir la farine pour faire du pain, aider en mille et une choses. Sami était à mes côtés et me donnait un coup de main pour accélérer et partir jouer.

L’été terminé, et presque la même semaine, Faraya se vidait de ses habitants. C’était le retour et le début d’une nouvelle année scolaire.

On s’échangeait des lettres tous les deux mois ; à Noël, Sami venait à Jounieh visitait ses tantes et oncles et parents ; il passait chez moi à la maison pour une courte visite… on se donnait rendez-vous pour l’été prochain, et nous grandissions, et nous devenions plus sérieux, nous étions dans le complémentaire et bientôt le secondaire, deux ou trois ans après ce serait l’Université, nous devions affronter le monde autrement. De ma part, je m’en allais peu à Beyrouth mais c’était très facile de prendre le train way qui amenait à Furn el Chebbak. Là je saluais tout le monde, surtout les sœurs de Sami, dont l’ainée émouvait mon âme ; elle était intelligente, communicative, transparente, et à dire vrai Sami était un ami de l’enfance, mais en sa sœur ainée je rencontrais une âme sœur, un idéal, un amour innocent, une sensation sublime. Une autre amitié vit alors le jour plus sérieuse, responsable. La grande sœur de Sami trouvait aussi en moi un ami à qui elle communiquait ses pensées, ses peines, ses ambitions, surtout que le père était un candidat mal chanceux aux élections législatives et qu’il manquait de charisme, mais plein de bonté.

Le dimanche, jour des élections, elle passait chez moi pour l’accompagner en sa tournée dans les bureaux de vote à Jounieh, ma circonscription.

Sami vint à voyager vivre à Paris poursuivre des études en Art, intérieurs et décoratifs, réalisant de grandes réussites. Il fut chargé de réaliser de grands projets partout dans le monde. Il installa son bureau à Beyrouth que j’ai visité deux ou trois fois. Entre temps, sa sœur mourut toute jeune d’un accident de voiture, je l’ai accompagnée jusqu’au caveau familial enterrant aussi tout un passé nostalgique. Sami je le voyais de moins en moins, mais j’avais toujours de ses nouvelles. A mon tour, j’ai voyagé pour poursuivre des études en Europe Madrid, Paris, et à mon retour et à la demande du doyen de l’école des Beaux-arts où j’enseignais, j’ai été dans le bureau de Sami qui m’a reçu chaleureusement, lui demandant s’il acceptait de venir enseigner aux Beaux-arts ou de donner quelques cours ou conférences etc… bref, avoir à l’Ecole un grand artiste comme lui.

Il refusa me disant qu’il n’avait pas de temps à perdre et que l’enseignement lui prendrait son temps.

Il me montra quelques études d’avant projets qu’il était en train d’exécuter…

Un jour, l’un de mes étudiants me raconta qu’il tenait le bureau de Sami, et qu’il le saluait de ma part. Et cette solide amitié de l’enfance s’est peu à peu éteinte.

Je savais de mon élève que Sami était malade et que sa maladie évoluait de mal en pire, tout jeune encore qu’il était … pour savoir plus tard qu’il était hospitalisé et qu’il était condamné, pas d’espoir, sa maladie était intraitable à l’époque. Je demandais souvent de son état, s’il s’améliorait…

On m’annonça un jour son décès, ce qui m’attrista très profondément. Sami était une grande et pure amitié. Il n’était pas un compagnon de classe, ni un voisin du quartier. Sami était une découverte parmi des dizaines d’autres que je rencontrais en été et durant les vacances, il occupait tout mon esprit toute mon existence, il était en mon esprit matin et soir, un autre moi, loin de moi. Cette sensation était mutuelle. Je le sentais à travers ses lettres et les rencontres qui devenaient de plus en plus rares avant de s’interrompre presque totalement. Cette amitié est restée incrustée dans mon cœur soixante ans après, cet être inoubliable qu’était Sami, je le revois comme si c’était hier. Sa sœur que j’adorai était décédée, Sami aussi, son père,… Sa maman… je l’ai rencontrée plusieurs fois, c’était une belle femme, mondaine, communicative, compréhensive, charitable, intelligente, dévouée etc…

Elle était consciente de cette amitié pure et innocente qui emplissait le cœur de ces deux enfants Sami et moi.

Quand je la rencontrais, elle était souriante accueillante m’invitant à passer les voir, sentant en moi la nostalgie de ses enfants Sami et Hoda. Quant à la petite sœur, je la rencontrais de temps à autre.
Je n’ai rien su de leur maison et leur vastes propriétés dans ce village, mais quand je passe à Faraya en été et rarement, je sens que tout ce passé a été détruit ; le manque d’urbanisme, les constructions sauvages qui massacrent le paysage et la beauté de la nature, les horizons se rétrécissent et malgré les efforts des responsables, la pollution ronge les bords des rivières, des routes…

Ces coins qui étaient si animés jadis sont entrain d’agoniser ; même la colonie des Frères ; j’ai perdu son emplacement, l’autoroute traversant la région l’a découpée en zones, des ruelles, des constructions… je me sens perdu. Faut-il retourner à l’enfance pour retrouver toute la pureté de l’enfant Jésus dans sa crèche ou près de Saint Jean ; enfants, l’un est prophète, l’autre est un Dieu. Des enfants dont le cœur ne connait ni la haine, ni le mal, ni le péché, les cœurs des enfants sont des cœurs d’amour. Faut-il que les peuples, les Etats en belligérance retournent à leur enfance pour retrouver la paix et le bonheur et la prospérité ? Faut-il retourner à l’enfance pour savoir pardonner ?

Joseph Matar
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