CULTURE – Sept décennies de couleurs et de perspectives
L’Orient le Jour Mardi 24 Mars 2015
Exodes, spiritualité, souffle de la nuit et élégie de la nature sous le pinceau de Joseph Matar (galerie Surface libre) qui, à 80 ans, reste d’une débordante vitalité.
Cinquante œuvres (huile sur toile et masonite) de Joseph Matar à la galerie Surface libre pour illustrer le parcours de plus d’un demi-siècle d’intarissable inspiration.
Élève de Omar Ounsi, de Georges Corm et de Rachid Wehbé (pour cette touche d’un rigoureux impressionnisme), formé à Paris pour ses études supérieures en beaux-arts et vivant en retrait des mondanités dans le silence de ses ateliers, entre Byblos et Eddé, Joseph Matar est de ces artistes qui ne jurent que par le labeur. Intense et productif. Et délibérément à contre-courant de toute abstraction…
« C’est depuis l’âge de dix ans que je me bats et fusionne avec le chevalet, la palette, les couleurs, les pinceaux et les perspectives… Tout compte fait, cela fait presque soixante-dix ans de travail, dit cet octogénaire avec un sourire au coin des lèvres, et je suis toujours amoureux, comme au premier jour, de capter la lumière et de faire surgir des images… »
Péplum biblique
Révélation qui va de pair avec le tourbillon de tableaux de toute dimension qui tapissent à profusion les cimaises des lieux. Sans liens apparents ou secrètement soudées par leurs thèmes diversifiés, les images ont pris ici en toute péremption les rênes du pouvoir.
Pouvoir de l’imaginaire, de l’imagination, mais aussi celui du lyrisme échevelé où les paysages, la nature, l’incantation de la nuit et surtout les scènes d’exode, en foules massives et affolées, ont des allures de péplum échappé de l’âge biblique…
Si les exodes marquent et hantent les esprits aujourd’hui plus que jamais, dans un monde qui a mal et qui va mal, les toiles de Matar ont naturellement une résonance d’une brûlante actualité. Avec des personnages en panique devant le drame qui les poursuit et les devance, forcés de fuir la mère patrie et d’abandonner derrière eux biens et sédentarité, l’histoire, dans sa version tragique, est ici une représentation d’un éternel recommencement. Qu’on n’a pas fini de dénoncer et de subir.
Dans des toiles architecturées comme un cri de secours et un lamento contre l’adversité, mouvements amples et gestuelles de la misère humaine cohabitent dans un élan tissé de frayeur et de désarroi. Dans des déserts poussiéreux, sous des soleils implacables, des clairs de lune assassins ou des villages brusquement vidés de leurs âmes.
Bonjour, Kfar!
À côté de ce chahut et de ces déplacements houleux insoutenables se dressent, dans la quiétude et la sérénité, des hameaux à flanc de colline ou entre deux vallons serrés comme une rigole (bonjour, Kfar !) ou s’équilibrent en maisons paysannes aux toitures en paille sèche qui se télescopent tel un ensemble de boîtes d’allumettes délicatement entreposées en monticule…
Bourgs heureux et paisibles perdus entre sourire de végétation luxuriante et amandiers en fleurs. La nuit les surprend parfois avec sa clarté argentée, alors les ombres s’allongent, les esprits volent en toute liberté et le mystère s’épaissit. Mais aussi jaillit une lumière particulière, celle qui nourrit les rêves, porte aux épanchements nocturnes et irradie les toiles…
Dans ce pinceau, paradoxalement fiévreux et paisible à la fois, les toiles sont bien un miroir de la réalité. Des toiles certes décoratives, riches de couleurs vibrantes, habitées en douce (même si cela parfois frise le mélodramatique « gibranien » ) de fraternité humaine, mais des toiles qui traversent les espaces et les horizons avec la notion d’un certain message.
Derrière cette exubérance et ce maniérisme grandiloquent, il y a dans le pinceau de Joseph Matar l’héritage de tout âge vénérable, du chroniqueur, du témoin du temps, de l’historien qui traque la vérité, du croyant qui se plie à la mansuétude de Dieu, de l’amant de la nature, du poète, du chantre de la vie.
L’exposition, intitulée « Instants d’évasion », de Joseph Matar, à la galerie Surface libre (Jal el-Dib), se prolongera jusqu’au 28 mars.
Edgar DAVIDIAN