Alia – Ou la fillette de 80 ans
Nous sommes sur les hauteurs de Byblos, à quelques pas de Annaya, l’Ermitage de Charbel le Saint, non loin de la Lune et de la voûte céleste ; là se trouve une petite agglomération de ‘Métwalis’ voisins du couvent et de son clocher au son duquel tous les paysans de toutes confessions s’organisent dans le temps. Avec le lever du soleil, c’est la prière matinale ; à midi, la sexte, le soir, c’est l’angélus… Le temps n’est pas mesuré sur le cadran de l’horloge… Le temps a ses dimensions dans les esprits et dans l’éternité. La majorité des gens sont analphabètes. Les villageois, s’aiment et s’entraident, fils de la même nature, épanouis sous les mêmes rayons, respirant l’air sec des hauteurs… Certes, il y a la manière de penser, de croire, de rêver… qui est aussi déterminante, mais plus déterminante est la liberté dont jouissent les habitants…
Dans ce petit village portant le nom d’un grand patriarche maronite :’Héjoula’, les rochers sont patinés par le temps, quelques maisons et terrasses jaillissent, des arbres de toutes espèces ; un sentier mène vers la vallée qu’empruntent les chevriers tous les jours… Ici on n’est pas bousculé par le temps, on vit au rythme du soleil, observant les phases de la Lune pour toute activité (pleine lune, croissant, creuse…) pour tailler les arbres, planter, moissonner … Le calendrier est là-haut, même pour se couper les cheveux, on préfère les derniers jours de la phase lunaire… Les routes ‘romaines’ existent encore de nos jours allant de la côte jusqu’à Héliopolis dans la plaine de la Bekaa. Nombreux sont les sentiers pour l’âne et les quadrupèdes… Dans chaque foyer, l’équidé est présent ; chèvres, vaches, poules aussi…
L’eau ne coule pas encore des robinets … L’eau, on la puise dans les puits, où c’est les fillettes qui portent les jarres, allant s’approvisionner à la source du village… La nourriture ne pose pas de problèmes : c’est l’auto suffisance… Les bêtes domestiques, le blé, les légumes, les fruits, figuiers, oliviers, amandiers, vignes, caroubiers … La viande, on la consomme en une ou deux périodes de l’année… Avant le Carême, début février, chaque famille égorge un mouton bien gavé ; on en conserve la viande dans du lard salé et bouilli au feu ; ainsi elle se conserve plusieurs mois dans des jarres suspendues dans un puits, ou gardées dans un endroit frais ; on en prend les dimanches et les jours fériés pour préparer ragoûts et plats succulents… Si l’on est surpris par un invité ou en d’autres occasions, les coqs et les poules sont prêts à assaisonner le pot-au-feu… De temps à autre, tous les deux mois, passe un muletier avec ânes et mulets chargés de certains produits de ‘luxe’ : sel, sucre, tissus, chaussures … Des nouveautés ! Quel luxe !
La vie est baignée par la lumière et l’amour, une continuité, d’une génération à l’autre, de père en fils ; l’exigence est ignorée… Le soir, dans chaque foyer, c’est une prière au Seigneur qu’on adresse – les portes du paradis font suite aux sentiers du village… L’écho des prières du couvent se répand évoquant une musique céleste… Et le soir l’on dort tranquille dans la chaleur de l’âtre, des sentiments et de l’amour…
La maison, c’est une grande chambre et une grande terrasse sous laquelle est l’étable, la grande pièce est divisée par un rideau : une partie pour la réception et l’autre c’est le dortoir. La cuisine est dehors, dans la nature, car on utilise le seul feu de bois, même pour une tisane. Tout au long de la journée, la maison reste vide car de bon matin, toute la famille se dirige aux champs, pour ne rentrer que le soir. Les jours de neige et de grandes pluies, les occupations journalières sont perturbées. Les femmes s’occupent de la couture, rapiècent les vêtements, tricotent, nettoient … Quant aux hommes, ils affilent leurs serpes, haches, pics, sacs pour le travail des champs, les scies de menuiserie pour l’entretien de la maison, portes et fenêtres. Il y a aussi le nettoyage de l’étable et un tas de bricolage… L’oisiveté n’a pas encore vu le jour.
Quand une mère attend un bébé, tout le village est au courant, c’est un événement collectif ; chacun veut ‘partager’ avec le nouveau venu, aider et prouver son amour envers autrui. Des médecins, il n’y en a pas, quelques guérisseurs et beaucoup de recettes de bonnes femmes, si le cas d’un patient est très grave, on le transporte à dos d’âne vers la ville la plus proche ; ici, c’est Byblos, la gynécologie n’a pas encore vu le jour ; c’est des ‘sages femmes’, un peu les fées du village, qui assistent la femme enceinte…
C’est en plein champs, dans un sillon d’haricots, à l’ombre de quelques aubergines, qu’à peine née s’est retrouvée la petite Alia. Une petite poupée couverte de haillons dans une nurserie champêtre, ‘Dib’, le chien du troupeau est auprès d’elle, lui assurant sa protection, en plus du regard vigilant et permanent de sa maman qui non loin de là s’occupe de travaux, de désherbage, cueillette, arrosage, … et du troupeau. L’air est pur et parfumé, un enfant, un don du ciel venu au monde ; quoi de plus agréable dans la monotonie quotidienne. Quand Alia crie, la maman toute proche vient l’allaiter, pour la remettre ensuite dans son vert berceau. L’hygiène ? On ne connaît pas la pollution, la contamination n’a pas les mêmes envergures que de nos jours… Les gens tombent rarement malades et se soignent par les infusions et les plantes. On a recours aussi à des guérisseurs dans la région et aux Saintes et Saints, chaque agglomération a son Saint Patron.
Quand le soleil se prépare à se coucher, la mère prend l’enfant devançant les autres membres de la famille qui travaillent encore, elle se dirige vers la maison, allume le feu, chauffe l’eau, prépare le dîner familial, prépare les lits, s’occupe de l’enfant et d’un tas de choses. Le travail n’est pas encore terminé, il faut ramasser les œufs, traire les vaches bouillir le lait, ‘fabriquer’ le fromage et d’autres produits. Pauvres femmes ‘Métoualis’… dont l’époux peut en avoir trois ou quatre autres et qui toutes doivent se soumettre aux exigences du mari ; même la nuit, la maman d’Alia ne pourra pas s’endormir, les enfants… l’un crie, l’autre est découvert, etc.. Ils sont nombreux les enfants, tant mieux si avec deux ou trois femmes dont jouit l’époux, la femme, elle, pourra avoir un peu de repos. Rentrant des champs, Alia est posée dans un sac sur le dos de l’âne qui porte aussi les jarres des deux côtés pour l’équilibre du fardeau, du bois, du matériel… C’est un trajet que l’on fait tous les jours… Les points de repères dans le temps, c’est le soleil ou les sons des cloches qui tintent à des heures fixes, rappelant les paysans à la prière et à la présence de Dieu.
Le monde de Alia, est vaste mais limité, un sillon dans les près, elle joue, découvre le monde, et lie un début d’amitié avec les chèvres de la maison. Leila, la rousse, est têtue et traîne derrière elle deux petits chevreaux : Raad et Najem.
Le Antar aux oreilles pendantes avec une déchirure remarquable, la suissesse Hoda, qui rappelle celle de M. Seguin avec ses deux petits, considère Alia comme une troisième chevrette : toutes boivent le lait de Hoda, les uns tètent, et Alia dans un bol à la main boit et lèche le liquide sucré si nourrissant versant du lait sur son menton et ses habits, de telle sorte que les chevreaux pas assez rassasiés par leur mère viennent lécher les habits et les joues d’Alia. Quand arrive l’heure du repos, Alia et les chevrettes se collent heureuses sur Hoda. Pour toutes amies, Alia a les chèvres, les chattes, les poules, l’ânesse … et pour environnement toute la nature et l’air pur… Les papillons aussi, derrière lesquels coure Alia attirée par leurs agréables couleurs, les scarabées, les sauterelles … Quelquefois elle observe les longues files de fourmis en pleine activité…
A trois ans, elle connaît déjà tous les coins de l’étable et du poulailler, elle se dirige toute seule ramassant des œufs, les donnant à sa maman. A quatre ans, elle est une ‘baby Sitter’ ; elle garde frères et sœurs plus jeunes qu’elle, car dans les familles ‘Métoualis’, la maman est en permanence enceinte et donne un enfant ou plus tous les ans. En quelques mots, c’est le monde de Alia la gosse de quatre ans ; ai-je oublié le chien ou autres détails… La cueillette des fleurs, les jeux sous la neige…
Alia a cinq ans, maintenant elle assume de plus lourdes charges : elle rassemble des brindilles de bois, des branches pour cuire les repas et faire le pain, elle aide sa maman dans la maison et les champs, elle donne à manger à ses petits frères, elle balaie la maison et la terrasse ; le balai, c’est quelques branches tressées ensembles et liées par une ficelle… L’école, elle ne connaît pas, dans le bourg se trouve une petite école, elle est interdite aux filles…
A six ans, Alia coure derrière le troupeau dans les près : vaches, veaux, chèvres, moutons, le troupeau ne rentre que lorsqu’il est rassasié, elle doit le diriger vers un point d’eau pour boire, elle passe toute la journée seule, avec une tartine et une gourde d’eau. Chaque bête a son nom et toutes obéissent à Alia et la protègent. Alia travaille comme les adultes. Les enfants, c’est une main d’œuvre gratuite qui vient s’ajouter à la famille, en plus c’est une fille, et dans l’inconscient familial, un demi-être, elle n’a aucun droit, elle doit obéir, comme sa maman, sa tante, sa cousine et tout le genre féminin. Quand elle se blesse mains et pieds, elle se soigne elle-même : huile, sel, café en poudre, quelques plantes qu’elle connaît. La boîte pharmaceutique dans le temps, c’est quelques sacs où l’on trouve : des fleurs d’orangers, des queues de cerises, de la camomille, bois et écorces de chênes, d’amandes… orges, épis de maïs, sauge, racines… la liste est longue. Elle est un petit guérisseur à six ans ; de la même manière, elle soigne son troupeau ; elle parle merveilleusement bien le langage des bêtes qui obéissent sans crainte, elle doit ramasser les branches sèches et en faire un fagot qu’elle portera le soir en rentrant pour le feu. Une fois le troupeau dans l’étable, c’est-à-dire dans la maison car c’est un seul ensemble où vivent humains et bêtes séparés par une cloison en branches ou en pierre, ou bien en un étage inférieur, un sous sol ou presque, l’étage en dessus, une grande chambre qu’on appelle la ‘Haute’, ‘Aleyeh’. La petite Alia ; saute sur le dos de l’âne pour se diriger à un point d’eau pour remplir les bidons, elle doit attendre à la source pour qu’une personne l’aide, et tous les paysans aident Alia, elle est populaire, connue et aimée de tout le village… Arrivée à la maison, ses parents viennent décharger l’âne de ses bidons et Alia doit s’occuper d’autres choses… Puisque la main d’œuvre est gratuite, il faut en profiter. Il y a le feu, le pain à cuire, la cuisine, le ménage… Alia court souvent pieds nus : à quoi servent les chaussures ? Une fillette née pour servir avec le moins de dépenses possibles.
Les livres et les cahiers, elle ne les a jamais ni vus ni connus ni utilisés : à l’école maternelle du village, il n’y a que des garçons ; ces derniers portent le nom de la famille ; les filles on les prive de tous les biens, même certains pères demandent une avance monétaire avant de marier leur fille au prétendant, au futur époux. Pour marier une fille, on ne lui demande pas son opinion, elle ne voit même pas son futur mari qu’après le contrat de mariage ; quelquefois la fille est fiancée à son cousin le jour de sa naissance. C’est le père, le frère, l’oncle qui décident du sort de la petite créature gracieuse ; elle, elle doit obéir et se soumettre. Le souci de l’amour, de la compassion, du partage, de la compréhension et tout le domaine du sexe, sympathie, plaisir, acceptation ou refus… sentiment, affection… tout ces problème humains, individuels n’existent pas ou plutôt lui sont interdits. La fille doit être soumise, c’est son frère ou n’importe quel membre viril de la famille qui décide ; elle, elle n’ose même pas s’exprimer, elle se réfugie pleurnichant dans les robes de sa mère, qui elle aussi était écrasée par la domination masculine… Des traditions ancestrales que les temps modernes n’arrivent pas encore à dépasser.
Si par coïncidence Alia rencontre son cousin de sept ans, dans les près avec son troupeau, près de la source, dans les champs… Si elle échange quelques mots, un sourire, si elle observe de loin son petit cousin, elle est guettée par ses frères, et aussitôt grondée et quelquefois maltraitée… Jouer est interdit pour la petite Alia, les poupées, elle ne les a jamais connues… Elle est toute affection pour les petits de la maison, frères et sœurs, agneaux et chevreaux, veaux et ânons, poussins et oiseaux… Elle ramasse des fleurs, grimpe sur les arbres, mange des baies cueillies dans les champs, des noix, des amandes… Quant au lait, qui est en abondance à la maison, elle en boit toute la journée. Son école c’est la nature, l’environnement, les saisons, les éléments, le soleil, les étoiles… Elle voit des petites copines dans les localités chrétiennes, porter leurs sacs et se diriger vers les écoles des paroisses…
Une petite sœur lui est née ; ce sera un soutien pour elle, une consolation, c’est Alia qui l’élèvera, s’occupera d’elle, c’est sa joie, son bonheur d’avoir une compagne, de n’être plus seule, et la petite sœur devra subir le même sort…
Alia cependant est en train de grandir, ses frères aussi… Ses parents entrain de vieillir… Elle a maintenant presque 11 ans, une belle fille, svelte, vivante, naïve, simple, toute force et dynamisme.
Comment l’ai-je connue ? Il est important de le savoir avant de continuer mon récit. Je l’ai connue en 1980, il y a une trentaine d’années. Elle entra dans mes intimités et fut un membre de la famille. C’était durant les tristes événements qu’a connus le Liban, je venais de m’installer à Eddé dans la région de Byblos. J’avais besoin de main d’œuvre. A l’époque ; il y avait des Indiens et un groupe de femmes ‘Métoualis’, actives et consciencieuses. Elles venaient de la région de Amchit en voitures. Elles étaient payées à la journée chaque semaine ou deux. Um Ibrahim, um Abdallah, um Youssef etc… deux seulement, parmi elles se nommaient par leur prénom : Négibeh (l’intelligente) et Alia (la hautaine, la noble).
Parmi elles il y en avait une toute différente de caractère et de présence : Alia, courbée par les ans, la fatigue, les soucis… Silencieuse et excellente ouvrière, telle une fourmi. Je l’ai connue vieille, et durant trente cinq ans, elle garda les mêmes traits et la même expression. C’était un corps d’adulte à l’âme d’enfant, Alia vivait encore son enfance, elle n’avait pas grandi, elle m’appelait ‘mon maître’. En très peu de temps une amitié se noua entre nous. Elle était la cheftaine du groupe qui désherbait les jardins, nettoyait, ramassait les cailloux, plantait et cueillait. Il fallait surtout cueillir ; à l’époque on plantait des légumes. Les dizaines de femmes travaillaient des journées à la file pour cueillir des tonnes de haricots, tomates, courgettes, poivrons et aubergines ; tous les jours et durant les douze mois de l’année… Alia, spécialement, était entrée dans notre vie familiale ; elle s’occupait de tout, donnant des ordres, car elle se sentait responsable du domaine ; elle surveillait tout, si la récolte était bonne, si les oliviers portaient beaucoup d’olives, et toutes choses de ce genre, les fleurs d’orangers qu’il fallait ramasser à temps, les poules, les chèvres, la propreté autour de la maison … C’était une conscience vivante, un être qui travaillait avec amour. Mes enfants se sont habitués à elle, elle les aimait comme ses frères et sœurs.
Elle me racontait toutes ses intimités et sa vie passée. Si par erreur je la présentais comme ‘Madame Alia’, elle se mettait en colère m’expliquant qu’elle était Mademoiselle Alia, vierge, sans péchés et qu’elle n’avait jamais connu d’hommes. Tout au long de la journée, Alia ne faisait que répéter ‘ya Adra’, oh Madonne, ‘oh Vierge Marie’ ou ‘ya Yassouh’ oh Jésus. La Vierge est l’idéal féminin, chez elle et chez toutes les filles au Liban à n’importe quelle communauté qu’elles appartiennent. Toute fille en son inconscient souhaite être pure comme la Vierge Marie, avoir Marie comme modèle, c’est-à-dire être libre, partager, être présente et dépendre directement du Créateur.
Quelquefois, elle me grondait, j’allais dire m’invectivait, pour avoir négligé telle ou telle chose, pour avoir gardé par pitié un ouvrier qui ne travaillait pas, pour ne m’être pas occupé de tel olivier ou plante… Elle entrait à la maison et donnait des ordres à tout le monde, Andrée ma femme, mes enfants, les domestiques… Je lui souriais toujours et lui donnais toujours raison. Elle m’initiait à la connaissance des plantes sauvages comestibles et médicinales… Elle ramassait des plantes très estimées qu’elle nous cuisinait. Alia était végétarienne, jamais de viande ni de beurre, des œufs oui elle en consommait en plus des laitages, légumes et olives, et les confitures et autres douceurs qu’elle adorait… Elle venait travailler la journée qu’elle voulait ou chômait et passait la journée chez nous à la maison pour se détendre et se reposer. Je lui achetais tous les médicaments dont elle avait besoin et une douceur qu’on appelle ‘Halawi’ dont elle raffolait. Il s’agit d’une pâte à base de crème de sésame sucré et une racine aromatique : cette douceur en question est très répandue au Moyen-Orient, on la sert souvent après les repas. Les moines ermites ou même cénobites vivant dans les couvents, se mortifiaient et ne goûtaient au ‘Halawi’ qu’à la fête de Saint Antoine en Janvier, tradition que les moines conservent jusqu’à nos jours.
Elle me racontait qu’à onze ans déjà, elle travaillait plus qu’un homme. Un travail forcé, sans pitié. Sa journée débutait avant cinq heures du matin ; elle aidait sa mère, pour traire les bêtes et préparer le petit déjeuner pour ses frères et son paternel, pour reprendre le chemin des champs, et assumer toute responsabilité, cueillir, récolter… Des haricots qui, faute de les cueillir à temps, se desséchaient ; Alia les ramassait et les laissait au soleil pour assurer les provisions pour l’hiver. Elle devait penser à tout : ramasser les figues pour en faire des compotes ou les sécher, ramasser les oignons, l’ail, déterrer les pommes de terre, cueillir le raisin, bouillir du blé pour en faire un produit de concassé, le ‘bourghoul’, qui était un plat de base dans la consommation, ramasser le pois chiche, les noix, les amandes… Elle aidait aussi sa mère dans la fabrication du ‘kichk’ un produit laitier, fermenté, desséché et moulu comme la farine qui est très riche en protéines et matières grasses que l’on consomme en hiver surtout comme une soupe.
A onze ans, âge où les fillettes commencent à s’épanouir et s’ouvrir au printemps, à l’amour et à la vie… Alia bavardait avec le ruisseau, racontait à la source ses peines, sa misère, sa souffrance et confiait aux rochers tel des sphinx qui gardent nos montagnes, tous ses secrets. A onze ans, elle se réveille toujours dès cinq heures pour ne dormir que tard la nuit et servir ses frères sans pitié. Elle m’avoua un jour qu’à onze ans, elle avait salué un jeune garçon de son âge qu’elle sympathisait et ce jour-là, elle reçut une raclée de ses frères ; elle fut piétinée, battue, meurtrie ; elle jura ne plus jamais saluer personne et chaque fois qu’un prétendant se proposait (c’est-à-dire un cousin ou arrière cousin, car ils se mariaient entre eux dans la même famille) elle était giflée, battue, frappée, tirée par les cheveux, humiliée… Elle était née pour servir ses frères et plus tard les femmes de ses frères, et leurs rejetons. « Tu me demandes, maître, pourquoi je suis célibataire et vierge ? Je vivais dans une maison où mes frères et mon père étaient mes geôliers ; ni moi, ni ma sœur Négibeh, ne nous sommes mariées. »
Plus tard, j’ai connu ses frères et leur nombreux enfants et femmes, qui ont tous abusé de la bonté de Alia, car Alia servait dans les maisons, travaillait chez moi et l’argent qu’elle gagnait lui était arraché par ses frères et leur famille… Quelle injustice !…
Alia la musulmane chiite de naissance, était chrétienne en son âme et sa vie. Les chiites au Liban sont une grande communauté, attachée à la terre et au Liban et partagent leur existence avec les autres communautés. Les chiites de Byblos, du Kesrouan et de Baalbeck sont connus sous le nom de ‘Métwalis’ ceux du Jebel Amel, sous le nom des Chiites. Alia me disait : « Maître, c’est toi qui est mon père, mon frère et mon ami, toi, la Vierge Marie et le Christ Jésus. »
Alia me racontait qu’à douze ans, elle aimait se faire belle, se peigner ; elle avait du charme, sportive et svelte, mais elle n’osait pas, elle couvrait ses cheveux, et on ne voyait que ses mains et la plante de ses pieds. Elle me disait : « Je n’osais pas aller avec mes frères le 15 Août à la fête du village dont la Vierge est la Patronne ; j’étais enfermée à la maison, je bavardais avec l’âne de l’étable, tandis que mes frères, tels des paons, se dirigeaient là-bas, courtisaient les filles et sonnaient la cloche de l’église du village ». Au Liban, comme jadis en Occident qui a perdu son âme, chaque bourg, chaque agglomération avait son Saint Patron ou sa Sainte Protectrice, qui était invoqué pour des guérisons, succès, vœux, sacrifices, offrandes… Les saints et saintes sont plus nombreux que les jours de l’année… Les uns sont sollicités pour telle aide ou grâce… Saint Nohra pour les yeux, Sainte Rita pour les cas impossibles, Saint Antoine pour avoir un fiancé idéal, Saint Doumit pour les paralytiques… Pour la stérilité, les oreilles, la vue et l’ouïe et même pour les bêtes de la ferme, il y a Saint Challita… Pourquoi pas ? Jadis dans l’Olympe Grec n’y avait-il pas les dieux et déesses : abondance, musique, beaux-arts, guerres, chasse, amour, poésie, ciel et enfer, moisson et vendange, danse et agriculture… Au temps des Romains il y avait des dieux et déesses autant qu’il y avait des êtres… Chacun pouvait créer un dieu adéquat avec ses dimensions, et la fille qui se mariait, épousait aussi le dieu de son époux, et tout le monde était heureux et vivait en paix… Il y eut une mésentente quand ils durent croire en un seul Dieu et ils voulurent l’accaparer chacun à sa façon. La petite Alia avait une grande envergure d’intelligence et admettait la liberté de penser et que chacun puisse sauver son âme à sa façon personnelle.
A treize, puis quatorze ans, Alia toute belle se promenait dans la nature, dans les travaux agricoles quotidiens, elle n’avait aucun autre ami que la Vierge et Jésus.
Elle voulait aimer, réaliser des escapades et courir dans la nature, rêver, s’évader loin, très loin vers des horizons où elle ne verrait ni frères ni cousins ni oncles ni tous ceux du sexe masculin.
Alia à quinze ans, eut une inoubliable bastonnade ; elle saignait, car elle n’avait pas bien accompli son devoir envers la femme de son frère. Ainsi elle était maltraitée et malheureuse. Ses travaux avaient augmenté : maintenant, les femmes de ses frères et leurs nombreux enfants étaient à la charge de Alia, nourriture, lessive, travaux … Elle était chargée d’élever les enfants de ses frères, elle et sa sœur bien sûr, mais cette dernière était plus jeune, têtue, égoïste, maligne, se débrouillait et ne se laissait pas faire, et quelle différence pour Alia y avait-il entre élever une plante : tomate, concombre, chou, laitue… et élever un enfant ? Tous les deux sont petits et ont besoin de soin, d’amour, d’attention de tuteur ; tous deux sont épanouis par la lumière, l’eau, l’air ; tous deux veulent grandir et porter des fruits ; et elle, Alia, bébé avait dormi dans le sillon des haricots, avec les escargots, les scarabées, les libellules et les papillons… Pour Alia, c’était une tâche qu’elle devait accomplir avec conscience et amour. Dévouée pour tout labeur, elle se trouvait débordée dans cet enfer, avec des enfants turbulents, insupportables qui, grandissant, commencèrent à voler les économies de leur tante quand elle les cachait dans des coins de la maison.
Le repos, Alia ne l’avait jamais connu. Or l’ironie du sort voulut que Alia et sa sœur, héritent une parcelle de terrain dans le village. Que voulait dire une propriété pour Alia ? Absolument rien, puisqu’elle ne possédait pas sa propre personne, ni ses décisions ou ses choix…Elle était la propriété des autres ; on la bastonnait, on la maltraitait, on l’ignorait comme présence humaine… Cet héritage reçu préoccupa ses frères ; comment faire pour en profiter et abuser de la naïveté de Alia. A seize ans, dix-sept ou dix-huit ans, le temps passa et la seule consolation de Alia était la Vierge Marie et Jésus, c’était la seule vérité en laquelle elle croyait. Ses frères, l’agacèrent nuit et jour, lui demandant de vendre ce terrain, de placer l’argent dans une banque ; « Tu toucheras des intérêts, et c’est une garantie pour ta fin, pour tes derniers jours ! » Elle, qui était encore jeune et qui n’avait pas encore vécu ses premiers jours, elle qui ne pouvait prendre aucune décision sinon, c’étaient les coups meurtriers qui pleuvaient sur son joli corps. Elle et sa sœur acceptèrent de vendre leur bien et de placer l’argent dans une banque de Byblos. C’était au début des années soixante. L’argent obtenu fut placé à la banque avec un intérêt et à Alia, qui ne savait ni lire ni écrire, fut délivré un ‘carnet d’économie’ qu’elle cacha je ne sais où afin de garder cette somme pour les jours noirs, pour sa vieillesse, elle qui était née vieille et qui n’avait rien connu de la vie et de l’existence. En un mot ses frères avaient obtenu leur commission Dieu sait combien, et la somme versée au nom d’Alia dans la banque était de soixante dix mille livres libanaises ; à l’époque c’était une grande somme que Alia avait oubliée pour la fin de ses jours.
Je la voyais donc chez nous tous les jours. Depuis qu’elles avaient quitté la montagne elle et sa sœur s’étaient installées à Byblos, dans la banlieue. Elles avaient acquis une certaine indépendance. Un petit terrain de trois ares environ où elles construisirent deux chambres et une salle de bain. Chaque cellule de trois mètres par trois, laissant une petite superficie pour planter des fleurs autour des deux chambres ; une vigne entourait la terrasse devant la maison et un ou deux arbres… Une maison pour poupées, très propre, bien éclairée. Que feraient-elles d’une grande maison ? La chambre leur suffisait puisque toute la journée, elles étaient absentes et ne rentraient que le soir pour dormir ? Quand elles étaient chez elles, la terrasse était plus divertissante, une route passait juste devant leur porte ; elles pouvaient bavarder avec les voisines, saluer des passants, voir du monde…
Alia n’avait jamais été malade ; elle était saine, robuste, dynamique. Vieille je l’ai connue, et durant plus de trente cinq ans, aucun changement ne s’était manifesté en ses expressions ni attitudes. Un jour que je devais la ramener chez elle, elle insista pour que je lui rende visite et voir sa maison. J’étais curieux de la voir avec sa sœur dans leur intimité ; un lit, un sofa, une armoire et une petite table. C’était tout le mobilier, la cuisine était sur la terrasse avec la salle de bain.
Les murs étaient tapissés par les photos de la Vierge Marie, de Jésus, de Saint Charbel (ils sont les voisins du couvent et son père avait connu le Saint Ermite) et d’autres saints. C’était son monde, son idée sur le paradis où trônent Jésus et sa mère et les saints ; elle regrettait peut-être de n’être pas née dans une famille chrétienne où l’élément féminin est traité légalement devant la loi avec des normes et des libertés comme son compagnon l’homme ; il faut dire que tous les chiites vivent en parfaite harmonie avec leurs voisins chrétiens. Alia et sa sœur Négibeh, les deux filles célibataires et vierges toujours, m’accueillirent ce jour-là avec enthousiasme m’offrant du café, du chocolat, des douceurs…
Un jour Alia se dirigea vers moi ; je vis qu’elle allait me raconter quelque chose d’important : « Mon maître, m’a-t-elle dit, je désire te montrer ce carnet de comptes, dis-moi ce que je dois faire » ; elle me raconta la vente de sa propriété et l’histoire de la somme mise en banque depuis les années soixante. Le montant de la somme en 1960 avait un pouvoir d’achat équivalent à cinquante mille dollars ou plus. J’ai calculé les intérêts mentalement durant les quarante dernières années et la somme obtenue ne dépassait pas les deux cents dollars, car entre temps, il y avait eu la dévaluation, la livre libanaise avait perdu plus de mille fois de son pouvoir d’achats et tout ce carnet ne valait plus rien et Alia avait été volée par les argentiers qui se nomment ‘banque’. Que de personnes comme Alia ont ainsi perdu leur argent gardé pour leurs derniers jours. J’ai fait comprendre à Alia que tout ce carnet ne valait plus rien, qu’elle avait tout perdu ! Elle me dit alors : « Maître, pour ma fin je n’ai que toi sur terre ! Et de nombreux amis dans le ciel…». Sa sœur avait été volée autrement ; ce sont ses frères qui avaient pu la convaincre de leur prêter son argent et qu’ils lui donnaient un double intérêt et que ce serait plus avantageux que la banque, ce qui avait été réalisé ; mais l’argent n’a jamais été rendu à Négibeh. Il y a plusieurs manières de perdre, mais le moral était très élevée chez Alia : tous les biens de la terre ne l’intéressaient pas ; tout ce qui appartient à César elle le rendait à César ; ce qui l’intéressait c’est Marie et Jésus dont elle répétait le nom tout au long de la journée. Une fois, j’étais fatigué, débordé, surchargé j’ai prononcé le mot : ‘Aïe’ devant Alia ; elle en a été bouleversée. Elle ne voulait pas me voir souffrir, triste ou peiné, « Maître, tu es un lion, un tigre ; je ne veux pas que tu souffres, ne répète jamais de pareilles expressions devant moi ! »…
C’était l’automne, le village était presque vide de ses habitants – au Liban, beaucoup de gens ont une résidence sur la côte plus près de leur travail et de leurs activités… Beaucoup d’entre eux ne peuvent supporter l’hiver, la neige et le froid, surtout le va-et-vient sur les routes. Au début du printemps les villageois remontent vers les hauteurs et réaménagent leurs maisons pour l’été…
J’observais Alia, elle jeûnait tout le carême avec les Maronites ; et elle jeûnait aussi tout le mois de Ramadan ; la religion pour Alia était partage et toutes les routent mènent au ciel. Un jour, elle me montra une montre au bracelet chromé ; « Je l’ai trouvée dans les champs, mais qui a-t-il pu la perdre ? Personne ne passe par là ». Je lui ai dit que peut-être elle était tombée d’un avion et nombreux étaient les avions qui sillonnaient le ciel ; toute crédule, elle a cru et m’a donné la montre. Elle appartenait à l’un des ouvriers Indiens qui travaillaient pour aménager la terre, j’ai pu rendre la montre à son propriétaire.
Alia a vécu presque un siècle, tout le 20ème, elle n’avait jamais eu de carte d’identité. Malgré les centaines de barrages des milices et des forces de l’ordre ; elle grondait tout le monde et imposait son respect ; mais pour réaliser la vente de son terrain, on lui avait procuré un certificat de nationalité avec une ‘photo’ en entête, peut-être l’unique qu’elle avait réalisée. J’ai eu le souffle coupé en voyant la photo d’Alia ; car ce même certificat, je l’ai utilisé pour l’hospitaliser. Une jeune femme autonome, fière, le front dégagé, le regard agressif, et des yeux d’une grande beauté ; le tout, une belle fille de loin plus belle que les princesses qui nous ont harcelé par leurs décadences, leurs aventures, leur sexualité pendant plus de cinquante ans. Alia, la belle fille, la sublime créature, l’honnête et sage présence a passé une existence inaperçue, c’est pourquoi j’ai voulu relater son histoire. Elle a toujours refusé de poser pour un portrait : « Je préfère être comme cette violette inaperçue qui parfume les champs, me disait-elle, ce n’est pas la peine de te déranger »… Malgré son refus, j’ai pu réaliser d’elle quelques croquis et expressions de mémoire, j’ai voulu la sortir de l’ombre dans laquelle elle a vécu.
Elle se parfumait avec l’eau de rose ou des fleurs diverses ; jasmin, gardénia ; elle cueillait une branche de basilic ou de thym ou d’autres plantes aromatiques. Au Liban, cet unique pays au monde où se trouvent les jardins d’Eden ou Adonis, dans ce pays plus petit qu’un département français, on trouve plus de 3800 espèces de flores cataloguées par les botanistes ; or dans toute l’Europe, de la Sibérie jusqu’au Portugal, on ne connait seulement que 4500 espèces ! Pour expliquer ce phénomène, il faut creuser profondément dans la conscience de Dieu.
Je voyais avec quelle propreté Alia faisait la vaisselle et comment elle nettoyait la maison. Si un travail lui déplaisait, elle ordonnait aux domestiques de tout reprendre : notre maison comme les autres est équipée de tous les appareils électroménagers, mais Alia chez elle, n’a jamais voulu se brancher sur le courant électrique. Elle faisait bouillir l’eau, cuisinait, se chauffait sur le charbon et le bois. Nos ancêtres, avant d’être inondés par les détergents et tous les produits actuels, utilisaient les cendres des âtres qu’ils diluaient dans un réservoir avec une grande quantité d’eau, et laissaient l’eau se clarifier. Cette eau était mise au feu avec du savon d’olive ; le linge bouilli était ensuite rincé à plusieurs reprises avant de l’étendre au soleil… La cendre était riche en soude caustique, et autre sels bénéfiques.
Si Saint-Exupéry avait connu Alia, il l’aurait imaginée accompagnant le Petit Prince, car Alia est une petite princesse qui n’a jamais grandi et qui a vécu sur une planète de rêve où l’on cueille des étoiles sur des arbres féériques, où le péché n’existe pas, où les gens sont vêtus de rayons d’or, de lumières et d’amour…
Alia était née durant la première guerre mondiale dans les années 14-15-16… C’est un parent (un vieux bûcheron qui a passé trois semaines travaillant dans le nettoyage et la taille d’une petite forêt de chênes que je protège et conserve, et qui m’a fait une meule pour obtenir du charbon de bois, très utilisé pour les grillades et les narguilés…) qui m’a prouvé cela, me disant qu’elle avait l’âge de sa grand-mère et que cette dernière avait une carte d’identité qui remonte à 1916. Jadis, et durant l’occupation Ottomane, les registres et formalités étaient plus que médiocres ou n’existaient pas… Pire encore, les fonctionnaires du Sultanat enregistraient ce qu’ils voulaient, il n’y avait ni contrôle, ni responsabilité ; ils pouvaient inscrire 1916 au lieu de 1902… Dans les communautés chrétiennes les choses étaient plus précises et les marges d’erreurs très limitées, car chez ces derniers, on avait recours aux registres baptismaux dans les paroisses ; les dates étaient correctes et les marges d’erreur ne dépassaient pas une semaine ou deux. On baptisait souvent le nouveau né juste après sa naissance.
Le baptême, ce saint sacrement, était alors entièrement un acte religieux et Chrétien. Plus tard le baptême prit un autre aspect, un acte religieux et une fête familiale ; on invite à la cérémonie des amis, des parents, avec un grand repas et beaucoup de faste. Je me souviens que vers 1950, j’avais à peine 14ans ; j’assistais à une messe dans un village ; une femme est entrée avec son bébé sur le bras, demandant au curé de la baptiser. Il n’y avait personne à l’église ; le curé me demanda d’être le parrain ; je me souviens encore : elle nomma son bébé Thérèse. Actuellement, les familles riches au Liban, quand elles baptisent l’un de leurs nouveaux nés, c’est une fête qui coûte des milliers de dollars et l’événement perd son côté religieux poétique, mystique, spirituel pour devenir une cérémonie mondaine…
Un jour, j’ai vu Alia, cette enfant de 85 ans ou plus, désespérée, je l’ai vu pleurer, elle qui avait été mal comprise, brisée malheureuse… Voulant savoir en quoi je pouvais l’aider, elle me raconta que sa sœur Najibeh qui devait avoir plus de 80 ans était une lâche, une traîtresse, malhonnête, et indigne d’être sa sœur… et toutes sortes d’injures qu’elle pouvait prononcer… « Négibeh m’a-elle-dit, veut se marier et m’abandonner ! A cet âge, est-ce qu’on se marie ? Cher maître, c’est incroyable ! » Or c’était vrai : Négibeh s’était mariée toute vieille, usée qu’elle était ! J’ai su, que dans le quartier, au sud de Amchit la ville pittoresque ou se trouve le caveau de Renan, au nord de Byblos, un vieux chiite ou Metwali, âgé lui aussi de plus de 90 ans, devenu veuf, voulant trouver quelqu’une pour le servir, avait épousé Négibeh. Comme ce dernier était assez riche, les frères de Alia avaient imaginé qu’ils pouvaient réaliser une bonne affaire, vendre leur vieille sœur ! Ils l’ont assiégée, et ont pu la convaincre de se marier avec ce vieux : « …Au lieu d’être une servante, tu seras sa femme, la maîtresse de la maison ; il t’offrira six millions de livres libanaises, l’équivalent de quatre mille dollars… » Une bonne affaire ! Ils feront leur beurre dans les négociations, et d’ailleurs ils sont les uniques héritiers de leurs deux sœurs.
Le mariage fut donc célébré, une cérémonie nuptiale qui intrigua tous les curieux ; la lune de miel fut consumée en Egypte, car le vieux satyre avait contracté déjà plus de trois mariages, et ses enfants vivants en Egypte avaient l’âge de Négibeh. De retour du voyage, Négibeh vécut avec son mari, je veux dire c’était une servante gratuite au service du vieux tout au long de la journée. Il ne tarda pas à mourir, environ moins d’une année ! Négibeh seule de nouveau s’est vue obligée de retourner vivre auprès de sa sœur Alia dans leur petite chambre. Alia, la fière, la sublime, était profondément blessée de sa sœur, on ne vend pas son âme, son honneur pour tout l’argent du monde. Alia la fillette aux principes humains, pardonna. Son cœur était plein de candeur et ne garda pas rancune.
Un jour, elle me dit qu’elle n’arrivait plus à voir ; je l’ai emmenée en consultation chez un oculiste, il fallut opérer les deux yeux de la cataracte, et placer des lentilles. A deux reprises je l’ai hospitalisée. Les deux yeux ont été opérés et Alia a redécouvert la vue ce qui l’a rendue plus jeune. Elle priait tout au long de la journée afin que Dieu me protège. « Mes frères m’a-t-elle dit, n’ont même pas demandé de mes nouvelles, ils ne m’ont pas visitée, ils ne m’ont pas offert un bonbon. » Quant à moi, je sentais que je devais aider cette créature exceptionnelle, c’était comme un devoir. Alia tout en étant analphabète et illettrée, connaissait l’histoire de Lazare et du riche sans piété, elle connaissait beaucoup de passages de la Bonne Nouvelle, elle vivait ce en quoi elle croyait. Elle me disait : toutes les créatures sont égales devant Dieu. Toute personne naît libre devant Dieu et a droit comme les autres à l’éducation, et à l’assistance. Toute personne a le droit de choisir, d’aimer, de vivre ses convictions ; moi j’étais prisonnière des coutumes, des traditions, des lois, de mes frères, de mon milieu. La petite Alia pensait et raisonnait sainement.
Elle voulait travailler jusqu’à la fin de ses jours, mais elle était fatiguée, elle voulait gagner toujours son pain à la sueur de son front, ne dépendre jamais d’autrui. De temps à autre, je l’amenais chez moi passer la journée du matin au soir et lui donnais des provisions pour une semaine, avec les médicaments qu’elle prenait pour calmer son ulcère. Elle passait son temps devant leurs deux chambrettes sous la vigne, près de la route. Elle m’attendait, car chaque semaine je faisais un trajet chez elle, lui assurant les médicaments, du pain, fromage, œufs, douceurs, et un pourboire qu’elle acceptait de son ‘maître’ avec amour ; de temps en temps William mon fils, la prenait en voiture pour la promener, il lui achetait les cornets de glace, du chocolat comme les gosses, n’est elle pas un petit enfant révolutionnaire dans un vieux corps ?
Quand il y avait urgence et avait besoin de quoi que ce soit, ou malade et grippée, c’est de chez sa voisine qu’elle téléphonait me demandant de passer chez elle, me répétant « Je n’ai que toi, Jésus et la Vierge Marie ». Je l’emmenais alors chez un médecin ou ailleurs… Alia n’était pas un être nomade. Elle a passé toute sa vie entre son village à la montagne et sa chambre à Byblos. Elle me disait qu’elle avait été peu de fois à Beyrouth, une fois à Tripoli ; elle ne s’aventurait pas et n’aimait pas s’éloigner de sa maison.
Elle me posait souvent des questions : « Y-a-t-il vraiment des fées ? Et des sorcières à la baguette magique ? » Elle connaissait des contes et des histoires de princesses, des légendes, glanée par ci par là… Comment a-t-elle pu connaître tout cela… Cendrillon n’était-elle pas une misérable domestique ? Et d’autres ? Elle me confessa un jour qu’elle voyait les petits enfants et les petites filles se diriger vers le monastère du voisinage et que de temps à autre une fillette de son âge ‘Rafca’ Rebecca venait faire paître son troupeau avec elle. Rebecca, une petite maronite lui racontait ce que le curé de la paroisse ou le moine du couvent enseignait dans les leçons de catéchisme pour préparer à la première communion et plus d’une fois Alia s’était infiltrée avec les enfants pour écouter le moine enseignant, en complice avec Rebecca, cette dernière gardait les troupeaux et si quelqu’un cherchait Alia, Rebecca lui disait qu’elle était allée remplir un seau d’eau dans le voisinage. Alia connaissait l’histoire de Joseph chez les Pharaons, l’histoire de Tobie, des Paraboles dont l’Enfant Prodigue, le Sermon sur la montagne, le Notre Père, le Je vous salue Marie… le Samaritain, des miracles… Elle me disait que Dieu seul peut faire des miracles. Elle rêvait, elle aimait beaucoup les ‘lectures dans les tasses de café’ : après avoir bu sa tasse, elle la tournait dans l’assiette et me la présentait disant : « mon maître, regarde bien dans ma tasse et dis moi ce que tu vois. » Cela m’amusait et Alia était toute heureuse.
On raconte que dans un village il y avait un gardien très dévoué qui connaissait tous les gens, les arbres, les rochers, le moindre détail… Chaque fois qu’il y avait un enterrement, il était présent sur la grand place devant une ‘Urne’ dans laquelle il jetait un pion : un recensement. Vint un jour où il y avait un événement, et ce gardien était absent, demandant où il se trouvait, la réponse fut : Il est dans l’urne, il est décédé.
Négibeh la plus jeune était morte depuis six mois environ, Alia toute seule dans sa petite chambre, la solitude et la tristesse, l’âge et la souffrance la harcelaient… Un jour, je passai, je klaxonnai, la petite propriété était déserte, la voisine me dit que Alia était décédée depuis trois jours. Personne ne m’avait contacté pour participer à la cérémonie funèbre et dire mon adieu à Alia ; j’ai été à la maison du frère pour présenter les condoléances… Je dois reconnaître que ses frères, ses neveux et nièces avaient évolué : en présentant les condoléances, j’écoutais sonner des portables de tous les côtés, les uns sont équipés par des motos ‘New Age’, d’autres par des voitures, des lunettes solaires, jeans, cheveux longs hippies, bref !… Ils singent un peu l’Occident qu’ils observent à la télé et vivent émancipation et liberté virtuelle.
Le lendemain, j’ai été dans le village de Alia près du couvent de Saint Maron, dans le cimetière des chiites où la terre était encore fraîchement piochée et où repose désormais la petite Alia. J’ai mis quelques fleurs en souvenir de cette âme si belle, si humaine, et si unique…
Joseph Matar
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