Amour innocent et passager
En 1952-53, je m’étais inscrit à suivre des cours de soir pour travailler durant la journée et assurer nos besoins ma mère et moi, mère toute jeune encore, mais elle paraissait vieille fatiguée, cardiaque, asthmatique ; je voulais lui donner une retraite heureuse, calme, sans souci. Elle se promenait, visitant tantôt mes sœurs, tantôt des voisins et amis, entourée par ses petits enfants, habillée toujours en noir, serviable, active devant sa petite machine à coudre, confectionnant des vêtements pour les enfants.
Une première année, j’étais jeune encore pour tenir une classe, et sans expérience, je fus engagé à l’école gratuite des frères où se trouvaient une vingtaine d’enseignants et dont le directeur était un Frère d’une grande capacité pédagogique. Très souvent, on avait des réunions, des débats, des commentaires, le Frère Stanislas Tabet était présent partout. Dans leur stratégie scolaire, humaine, sociale etc… les Frères Maristes avaient à côté de chaque grande école, une autre école gratuite dont le niveau était cependant très élevé supérieur même à celui de l’école payante, c’était dans l’objective de leur fondateur Saint Marcellin Champagnat. Cette année-là fut une année d’expérience et de formation. Je maitrisais malgré mon jeune âge, toute classe ou j’entrais.
Les écoles du soir qui ont disparu actuellement étaient nombreuses : préparer le bac chez soi, comptabilité, secrétariat, art graphique etc… cours de rattrapage etc…
L’année scolaire terminée, ce furent les grandes vacances. Cet été-là le ministère de l’Education nationale décida d’engager des instituteurs dans ses nombreuses écoles. Cela m’intéressa : je pourrais toujours étudier et travailler, je fus admis après un concours où je rencontrai plusieurs de mes copains de classe, des voisins même : et je fus nommé dans un village, un grand centre d’estivage, actuellement une ville bien structurée et moderne, desservie par un axe routier très vital, l’autoroute qui amène aux centres de ski et d’hivernage, et qui relie le mont Liban, les hauteurs du Kesrouan à la plaine de la Békaa et la Syrie.
Ajaltoun était avant l’autoroute à une demi-heure de Jounieh, ma maison. Durant les 9 mois scolaires, automne, hiver, printemps des centaines d’habitations étaient vides… Les locataires, estivants, venaient dès le début de juillet. Des amis m’offrirent bénévolement leur grande maison située dans un jardin de pommiers et où passait un petit ruisseau pour l’irrigation ; en hiver, l’eau se perdait dans la vallée ; il n’y avait pas de clôture séparant une propriété de l’autre… Comme si le village entier appartenait à la même famille et c’était vrai, un esprit familial régnait dans les lieux ; les habitants de cette région avaient la réputation : la fidélité, l’amitié. Dans la périphérie de ce village, il y avait encore des champs de murier, cet arbre forestier et résistant donnant des baies blanches ; mais il était planté pour ses feuilles tendres, vertes et abondantes qu’on taillait deux à trois fois par an. Les feuilles étaient utilisées comme nourriture aux vers à soie. Durant plusieurs siècles, la sériculture était d’une grande rentabilité comme plus tard le tabac.
Dans ce genre d’activités, on récupérait l’argent investi ; ici, il n’y avait pas de capital à investir mais un travail et une patience saisonnière pour toucher un bénéfice global, un montant sur lequel se planifiait le budget de toute l’année, et à qui le propriétaire des terrains avançait de l’argent en cas de besoin, quitte à le retrancher après la moisson. Plusieurs centres de ‘filature’ se trouvaient sur tout le sol libanais. Ces derniers achetaient les cocons en gros pour les traiter à temps et recueillir les précieux fils à soie qu’on vendait sur le marché local ou méditerranéen. Des villages entiers tissaient ces fils pour en faire des tissus nobles très recherchés.
A Ajaltoun, à l’époque, il y avait encore quelques anciennes maisons à arcades où le merveilleux vers était élevé et j’emportais chez moi une dizaine de vers dans un carton pour les élever et observer toute leur métamorphose. A leur début, les vers broutent ces feuilles découpées ou hachis, puis on jetait les feuilles ensuite complètes et on faisait jeuner les vers d’après un calendrier et on posait des branches ou des taillis où grimpaient ces vers pour se plier sur soi et s’enfermer dans le cocon, une maison prison où le vers se transformait en papillon. J’étais émerveillé ; que de choses dans cette création restent des mystères et des secrets du Créateur.
Je dormais à Ajaltoun 3 à 4 jours par semaine pour être trois autres soirs à Beyrouth où j’avais des activités et des études et à Jounieh pour être près de ma mère.
Ma mère me préparait des provisions pour la nourriture.
L’école était une maison près de l’église, quatre pièces et un grand hall au centre avec le square du village où les élèves jouaient. Nous devrions être trois instituteurs : un collègue qui s’appelait aussi Joseph et une institutrice Yvonne que je n’ai jamais vue. Elle était absente en permanence ; je lisais son nom sur le registre de l’école c’est tout, mais elle laissait une classe vacante qu’il fallait enseigner.
Il y avait cinq niveaux primaires dans la petite école ; mon collègue s’occupait du niveau un et deux je devais prendre à ma charge les trois autres. L’école était mixte. Les parents venaient souvent demander si tout allait bien, si le comportement de leurs enfants était satisfaisant, s’ils étaient appliqués et studieux etc… et nous invitaient souvent chez eux.
Les cours se terminaient à quatre heures. Je devais programmer pour remplir mon temps ; de l’école à ma résidence il y avait à peine trois cents mètres.
L’année précédente dans l’école gratuite des Frères m’avait donné beaucoup d’expériences de savoir faire, de formation de capacité. Mon collègue était très aimable mais tout à fait incapable ; aussi il pouvait à peine diriger une séance de lecture ‘arabe’ tout ce qui était français, arithmétique, sciences, etc… tombait à ma charge. J’ai créé là un dynamisme, une vision nouvelle des relations, de la formation.
J’intéressais les élèves aux activités d’éveil, de créativité, du formation de soi etc…
Je quittais l’école à 4h ; l’un des élèves fermait les portes ; d’autres nettoyaient les salles et la cours, effaçaient les tableaux, entretenaient la propreté, arrosaient des fleurs (les basiliques et roses) juste devant l’entrée. Pour atteindre ce court trajet de l’école à la maison, il me fallait trois à 4h quelquefois plus.
C’est vrai, je me promenais souvent, observant les merveilleux couchers de soleil, les perspectives des étendues, Ajaltoun se trouve sur une colline dégagée des quatre côtés. J’étais invité tout le long du trajet par différents élèves pour entrer prendre un jus etc… alors moi qui ne connaissait pas l’oisiveté, rester sans rien faire n’était pas dans mes gênes, je devais voir ce que les enfants faisaient : devoirs, leçons, conversations. Je restais de temps à autres dîner chez eux. C’est-à-dire que j’avais trois à quatre heures d’enseignement supplémentaire tous les soirs, ce qui me rappelle les études du soir dans l’école des Frères. C’était des leçons particulières gratuites, élèves, parents, le curé, tout le village m’aimait et je leur rendais leur fidèle amitié. J’étais satisfait de pouvoir donner une correcte formation à des jeunes… jusqu’à ce jour, c’est-à-dire, après 60 ans, j’ai encore des élèves de Ajaltoun qui gardent de moi un excellent souvenir et qui me visitent. Ici, un dicton dit : ‘fais du bien, et jette ce bien à la mer si tu veux’ car rien ne se perd dans l’existence. Ce dicton est dit bien sûre par des gens qui croient en Dieu qui connait tout et dans les anges gardiens qui surveillent chacun d’entre nous, et tout acte de bienfait, de charité, est vu et approuvé par Dieu. Je faisais un travail de nègre, nuit et jour sans relâche. Rentrer le soir dans ma résidence où j’occupais une petite chambre donnant sur la rue, je pouvais observais la rue et les humbles va et vient. Je lisais, j’écrivais, je dessinais surtout, j’avais une boite d’aquarelle ; je réalisais des essais ; je n’avais ni TV ni radio et à quoi eussent-elles servi ? Puisque je n’avais pas le temps de m’en occuper. Jamais je ne me suis ennuyé : les travaux que je ne pouvais achever s’accumulaient. Je passais de temps à autre un samedi, dimanche pour remettre mes activités à jour et régler tout ce qui traînait.
Des élèves, le matin m’attendaient près de la maison pour m’accompagner à l’école ils étaient fiers d’être à mes côtés, voyant en moi, un père, un ami. Ils me racontaient leurs occupations, leurs parents, jeux etc… et à ma demande : ‘qui vit en cette maison voisine à la mienne ;’ ils me disaient un certain ‘Awad’, joueur du ‘oud’, genre de guitare orientale. Je savais que tous les ‘Awad’ Liban étaient originaires d’un village du nord ‘Hassoun’ une très belle et calme cartée où toutes les maisons sont en tuiles rouges et où, en hiver, la neige glisse et ne tient pas longtemps ; moi, ma grand-mère est une Awad. Je me dis : ‘il faut le visiter un jour ; c’est mon voisin le plus près !’ Je voyais en permanence un va et vient devant sa maison…
Un soir, je sonnai à sa porte, c’est lui qui m’ouvrit et me reconnut étant l’enseignant à l’école ; il me reçut chaleureusement ; il était assis près d’une cheminée, fumant un narguilhé menant calmement sa vie. Il me raconta qu’il était un ancien ‘douanier’ du temps des Français quand le Liban était sous mandat et qu’il était maintenant retraité, mais il continuait ses activités bénévolement. Il avait appris et pratiqué le métier de ‘toubib’ le guérisseur, et il était consulté tous les jours et il avait dans sa bibliothèque de riches documents et d’anciennes archives et manuscrits qui traitaient du sujet, et qu’il se promenait les matins, dans les forêts proches ramassant herbes, racines, fleurs, baies etc… qu’il utilisait dans ses ordonnances. J’ai compris qu’il vivait seul, vieux garçon ou divorcé, je n’en savais rien.
En lui racontant que j’étais issu d’une ‘Awad’, il me dit qu’il connaissait la famille de ma grand-mère et ses frères. Il m’invita souvent à prendre un café, j’appris de lui quelques recettes secrètes, quelques noms, tel Avireme, Hippocrate et d’autres et que les anciens passaient les secrets de leur métier de père en fils et qu’il y avait dans des familles plusieurs générations de guérisseurs. Il était sage, calme, il parlait lentement sûr de lui-même ; il fumait du matin au soir et aimait les ‘paraboles’ les histoires qui ont un ‘symbole’, un peu philosophe. Il aura passé sa vie en dehors de son village à Ahaltoun ; il se considérait comme l’enfant prodigue de retour sur la terre de ses ancêtres car il avait été douanier et surveillait la frontière à cheval dans sa compagnie poursuivant les ‘contre bandiers’ et c’est là qu’il avait appris les notions de médecine d’une tribu à l’autre, bref ! une vie d’aventures dans laquelle il devait appliquer la loi et l’ordre.
Ce ‘Khalil’ (il s’appelait Khalil) prêchait, enseignait ; rien n’avait de la valeur que ce qu’il racontait. Je l’écoutais sans contester ; j’ai appris beaucoup de choses de son expérience dans la vie. Le dicton dit : « plus âgé de toi d’un jour, plus expérimenté d’un an »… On compare un jour d’âge comme une année de vie, d’expériences, sous entendu écoutons nos vieux, les plus âgées, écoutons l’ancienne génération…
Il me considérait et quoique jeune comme un ‘lettré’, cultivé, parlant plusieurs langues étrangères… et j’étais plus apte à l’entendre et le comprendre ; il avait envers moi une certaine admiration pourtant j’étais plus ignorant que les braves villageois.
J’ai connu chez lui plusieurs personnes avec qui j’ai sympathisé. L’un d’eux était un chasseur chevronné ; la chasse était sa vie, sa passion, un vrai chasseur qui à l’époque s’intéressait à l’environnement et à la nature.
Par exemple, quand les grands oiseaux faisaient leurs nids et couvant leurs oisillons, il ne chassait jamais ces oiseaux, vivant parmi les maisons, tels les moineaux… Tourterelles et autres. C’était un professionnel : il préférait les perdrix ou les .ailles qui sont de passage etc… Il chassait dans les forêts ; il m’invita à l’accompagner un jour de chômage et me demanda d’être prêt à partir de 3h – 3h 30 du matin avant le lever du jour. Il passa chez moi, m’appela, j’étais prêt. Nous marchâmes une demi heure dans une vallée au nord-ouest du village, il avait en main une cage où il y avait une perdrix mâle et son fusil et un sac de munitions, une gourde et un petit déjeuner. Au coin choisi, il avait construit une petite muraille en pierre, de quoi pouvoir se cacher et être invisible ; il prit la cage ou se trouvait la perdrix ; il la plaça en un point visible et la protégea de notre côté par une pierre, il m’expliqua : durant cette période, les femelles couvent les œufs, les mâles se trouvaient seuls car les perdrix ne forment pas un couple comme les pigeons, ils caquètent pour appeler d’autres mâles. Il avait apporté avec lui un thermos où il y avait du café chaud ; il était bien organisé et il me dit que : ‘A partir de cet instant, tu dois te taire, te couper le souffle, ne faire aucun bruit’. Avant les premiers rayons, notre perdrix commença à cacaber… Lui, il avait pris une position de tir, les autres perdrix dans la vallée répondaient aux appels de la nôtre et à peine une perdrix s’était-elle approchée de la cage ; qu’un coup de feu l’atteignait et un grand silence suivait cet instant ; il me demanda d’aller ramasser le pauvre oiseau qu’il venait de tirer, car il n’avait pas de chien de chasse. Il était fier comme les soldats de l’empereur à Austerlitz. Il était enthousiasmé excité ; il me grondait si je faisais le moindre bruit, il en tua ainsi trois.
Dès que le soleil s’éleva un peu haut dans le ciel, les perdrix ne répondirent plus aux écoutes. Nous avons apporté un casse croûte et nous remboursâmes chemin. Il m’expliqua que son épouse ne cuisinait pas les perdrix qu’après une ou deux journées, et qu’il fallait laisser la chair de ces oiseaux se ‘reposer’ avant la consommation. Plus tard j’ai entendu dire par la dame de maison : ‘Perdrix una mano sobre la naso’ c’est-à-dire ‘perdrix une main sur le nez’. Ils doivent sentir l’odeur de la volaille avant leur préparation.
Vers les dix heures j’étais revenu chez moi, triste pour ces pauvres oiseaux pris au piège… Je fus une autre journée, aider un agriculteur à tailler des pommiers et des poiriers : nombreux sont les jardins en cette région, il m’expliquait où couper, et quelle branche etc… or je voyais qu’il ramassait les longues tiges coupées ; il m’expliqua qu’il tissait avec ces coupures des paniers, la branches encore vivante et souple se plie à volonté et il me montra de gros paniers très solides qu’il avait tissés la veille.
Ma vie était ainsi tranquille, paisible, mon temps plein, sans incident.
Mais une nuit, il y eut un grand événement à l’échelle de tout le pays : un tremblement de terre de forte magnitude ; son épicentre était au ‘Chouf’il avait détruit plusieurs villages environnants, et fut ressentit partout au Liban.
Je sentis bien les secousses, mais je n’avais pas branché, je dormais, je m’assis sur une chaise attendant des explications. J’entendais dans la rue, des voitures qui klaxonnaient, des voisins qui faisaient du bruit et qui m’appelaient à quitter la maison et rester dehors dans le jardin. Je ne bougeais pas, j’étais cloué sur mon siège, lorsqu’on tapa à la porte, en ouvrant, je vis sur la porte ‘Madeleine’ un peu effrayée elle rentra me demandant ‘qu’attends-tu pour sortir, car il se peut que d’autres secousses arrivent ! Reste dehors, ou viens chez nous : notre maison est solide !’
En fait je les avais visités : c’était la mère de deux garçons et deux filles de l’école, dont la maison était en arcade, aux murailles de deux mètres d’épaisseur. Dans son inconscient j’ai senti Madeleine me dire : « Restons ici ensemble » que veut dire vivre ou mourir ? périr près d’une personne qu’on aime est plus agréable que de vivre et de créer une famille sans amour…’ J’ai senti qu’elle voulait rester défiant tous les dangers. Je la remerciai en lui disant ‘Advienne que pourra ; je n’ai aucune envie de rester dans la rue et personne ne peut prévenir les secousses’ ! elle me tira par le bras me demandant, insistant qu’il faut ‘finir’ comme tous les gens du village et être dehors ; je consentis et Madeleine se senti soulagée ; rapidement je m’habillai et je me trouvai près d’un arbre où les voisins s’étaient rassemblés, cette attente dura jusqu’au lever du soleil. Ce jour-là il n’y eut pas de classe ; on ne parlait que des secousses et moi, en tant qu’enseignant, c’est-à-dire qui sait et qui doit expliquer et se croyant ‘perdant’, je leur expliquai ce fait et ce que j’aurais appris à l’école et que le centre des secousses est profond sur une grande plaque souterraine et il se peut que son centre soit à Damas, à Lattaquieh ou à Jérusalem ; en réalité les ondes avaient diffusé que le centre était à ‘Chrim’ non loin de Sidon et que le Président de la république et plusieurs responsables et la Croix Rouge, les pompiers, et l’armée et les secouristes étaient déjà sur les lieux.
Les jours qui suivirent, la vie reprit son plein, je pu savoir tout ce qui faisait de madeleine un être malheureux et pourquoi elle était voiler par une tristesse, angoisse, inquiétude…
Madeleine, petite fille, issue d’un milieu distingué, avait perdu son père et s’était trouvée unique et orpheline, sa mère fort belle, attirante, toute charme et grâce, s’était remarié et avait placé Madeleine dans une école orphelinat et elle avait eu une grande famille de son nouvel époux, je la connus là. Quoiqu’âgée, elle conservait sa beauté et ses attraits etc…
Adolescente, toute pure et innocente, les prétendants la voyant quand elle venait chez sa mère étaient nombreux. Mais que pouvait elle faire, elle, pauvre Madeleine, toute jeune, mais sans opinion et décision. C’est sa mère et son époux qui décidèrent de son sort.
Ils décidèrent de la ‘livrer’ à un richissime Monsieur, grand propriétaire et aisé, ayant l’âge de son père et presque illettré. Elle eut quatre enfants, sans découvrir l’amour. Elle obéissait, elle élevait ses enfants, elle tenait à merveille sa maison, mais elle se sentait seule, mal comprise, sans échange, sans présence etc… isolée.
On m’a raconté qu’elle avait quitté sa maison laissant ses enfants avec leur père et s’était refugiée chez l’une de ses amies d’école son beau père, sa mère, curés, évêques, notables s’étaient précipités pour régler cette ‘affaire’ et redonner une unité à ce foyer. Ce qui obligea Madeleine à s’intégrer à son foyer de nouveau à condition que le vieux satyre restât loin d’elle. Elle m’avoua qu’elle avait accepté ce martyre par amour et sacrifice pour ses enfants qu’elle aimait tant.
Madeleine était cette gracieuse femme, belle, gaie au sourire mystérieux telle la Joconde, svelte, très sportive, je la voyais marcher passant devant ma maison, elle faisait du jogging deux kilomètres par jour, elle était pieuse, entre sa maison et l’église il y avait un kilomètre, le va et vient tous les matins pour participer à l’office. C’étaient ses seules sorties. Elle aimait les chansons et la musique, elle écoutait Feyrouz en permanence, elle tricotait et brodait…
Elle m’envoya un jour avec sa fille à l’école six mouchoirs blancs, rayés en bleu et sur lesquelles elle broda J.M. mes initiales.
Elle était plutôt brune, cheveux noirs, éveillée, alerte, vivant sur ses nerfs, une noblesse se dégageait de ses traits, et humanisme des plus tendres.
Elle ne se plaignait jamais, elle respectait les décisions de sa mère qu’elle voyait rarement, croyant en la liberté de chacun. Elle avait alors une trentaine d’années, mais à la voir on aurait dit dix-huit ans.
Dans toute conversation, on voyait ses expressions et émotions, simple, j’allais dire naïve.
Quand j’étais invité chez eux, j’étais aimablement reçus, les enfants m’entouraient et étaient fiers de voir leur prof chez eux. Une sympathie régnait sur cette relation, le papa assez âgé insistait à ce que je passe souvent chez eux et me considérait comme membre indispensable de sa famille : ‘les enfants t’aiment ; ma jeune épouse est au septième paradis quand tu viens et je désire la voir heureuse.’ Pauvre être ! que pourrai-je faire pour toi ? Il me raconta qu’il avait eu une mésentente avec Madeleine et que ma présence calmait l’atmosphère. Je ne savais quoi répondre. En réalité, je sentais me trouver dans cet entourage aimable surtout Madeleine qui était séduisante et épanouie. J’avais à peine atteint mes 18 ans. J’étais idéaliste, l’amitié était sacro-sainte, en plus du peu d’expérience, je m’enthousiasmais avec naïveté et pudeur.
C’était mutuel, voir aussi j’aimais cette famille, père, mère, enfants. Madeleine préparait un thé et venait près de nous me raconta ce qu’elle faisait à l’école, me posant un tas de questions concernant mes sœurs, ma mère, me montrant des romans qu’elle lisait, à savoir que les Sœurs de Charité, les Lazaristes avaient un niveau de français égalant celui des Maristes ; Madeleine parlait le Français beaucoup mieux que moi, et elle avait son accent roulant les ‘r’ quelquefois.
Me parlant d’un rêve, celui de voyager en Europe et spécialement en France. Le papa intervenait souvent commentant ses propos : ‘carte blanche, tu peux voyager à partir de demain ; tu prendras si tu veux deux des enfants pour t’accompagner…’ et s’adressant à moi : ‘je suis prêt à t’offrir le ticket de ce voyage si tu veux, de la sorte je suis plus tranquille pour ses déplacements…’ et moi de m’excuser formellement, que pour le moment de pareils projets étaient impossibles. Je sentis que ce pauvre vieux désirait tant faire pour satisfaire Madeleine, lui qui dans sa jeunesse s’était occupé seulement de ses propriétés, ses rentrées, son économie, ses affaires.
Après ce tremblement de terre, ces secousses qui avaient balayés une partie du Chouf et de la Bekaa-Ouest, un autre orage souffla en mon âme et me bouleversa. Je sentais naître un amour en moi envers Madeleine, je sentais que cet être si isolé se protégeait en ma présence.
Une nuit vers 10h :30, j’entendis qu’on frappait à ma porte, le temps était pluvieux ; qui pouvait se hasarder la nuit venir m’annoncer un événement ; je pensais à ma mère, à Jounieh à quelqu’un qui vient de loin? Mon cœur battait, j’ouvris la porte et à ma grande surprise c’était Madeleine qui apparut, une écharpe bleue sur la tête pour la protéger de la pluie et un manteau dont elle éleva le col, lui cachant les oreilles et la protégeant du froid, elle rentra avant de me permettre de parler claqua la porte derrière elle : ‘Enfin je suis seule avec toi, cette visite m’a couté beaucoup de temps, d’audace, de réflexion, de crise, de joie et de chagrin avant de la décider. Elle se blottit contre moi m’embrassant : ‘idiot, m’a-t-elle dit, tu es un gosse, n’as-tu pas senti que je t’aime, que tu est la personne la plus proche de mon âme, que tu es ma lumière mon salut et que ta présence a rempli ma vie etc.. tu es un enfant…’
Je sentais cet amour… mais dans ma tête, si idéaliste, ‘l’idée que tu es la femme de mon ami me retenait. Et ton foyer, tes enfants, ton époux et notre pure amitié ?’ ‘Si tu t’éloigne de moi, tu vas briser l’union de notre foyer, je ne rentrerai plus ce soir chez mes enfants…’ Elle m’embrassa, se jeta contre moi : ‘Je suis victime de cet esclavage social, je n’ai jamais pu choisir, décider, ni l’école, ni l’époux, ni ma liberté ; c’est peut-être la première fois que je rencontre l’être que j’aime, je ne sors pas d’ici avant que tu me déclares ton amour et tes étreintes.
En réalité, c’était mutuel, la première femme que j’avais aimé et j’ai aimée, c’était ma pauvre mère et Madeleine était la seconde en ma vie ; un amour maternel et un autre amical qui évolua pour se transformer en orage qui bouleversa mes sentiments, calme, agréable d’une beauté mystérieuse ; l’évasion entre ses bras était un rêve paradisiaque. Je sentais qu’elle était malheureuse, et que la force des choses l’avait rendue contestataire, révolutionnaire. Comme une tigresse elle défendait et protégeait ses enfants… et tel un chérubin, elle se donnait à ses amours.
Ne t’en fais pas, m’a-t-elle dit, mon époux m’a vue quitter la maison et que je suis chez toi et que par la force des choses depuis longtemps on fait chambre à part et que mon époux ne s’intéresse plus à moi. Durant toute mon existence j’ai vécu seule dans ce désert des traditions orpheline à la maison, seule à l’école, plus isolée encore dans mon mariage, forcée, mes seules compagnons ce sont les enfants ; mais toi, en toi je sens l’âme sœur, une attraction vers ton univers. Je me refoulais dans les romans, mes lectures, mes prières, mais maintenant je suis à toi qu’importe l’âge, qu’est-ce-que dix ans en plus ou en moins face à l’éternité, je désire vivre quelque instants de cette éternité épanouie et heureuse etc…
Une nouvelle étape de ma vie a débuté’.
Oui j’aimais Madeleine, je ne pouvais plus mentir et que n’importe que diraient les gens ? j’ai demandé à Madeleine en l’aimant de garder notre amour discret par respect de ses enfants surtout, Madeleine ne voulant pas m’abandonner que tard le matin, vers quatre heures pour aller s’occuper et préparer le déjeuner des enfants qui devaient quitter la maison pour l’école.
Le premier matin de l’amour se levait comme le soleil dans le beau ciel du Liban.
En plus de toutes mes occupations il fallait ajouter mes évasions dans le monde sublime de l’amour. Depuis cet instant j’ai commencé à m’occuper de ‘Marie-Madeleine’ cette déesse qui et fut mal comprise et rejetée. Je rassemblais tous les documents sur ‘Marie Madeleine’ la disciple et l’amie du Christ, la super apôtre. Je lisais dans l’histoire dorée la vie des saints, mais surtout celle de Madeleine. J’ai trouvé qu’elle était cananéenne, phénicienne de père et israélite de mère, richissime, tenant un château le ‘Magdelon’ un parfumeur individuel, une princesse, elle était unique mais malheureuse et comment elle vit le Ressuscité la première, ce n’est pas par hasard, c’était la Providence divine qui l’avait voulu. Et qu’après être échouée avec son navire sur les côtes françaises, … et sa retraite dans une grotte où un ange lui apportait de ciel tous les jours un repas divin, une nourriture céleste…
C’est vrai, c’est dans la légende, mais les légendes expriment le souhait des humains, et comment elle prêcha en vraie apôtres et missionnaire etc…
Marie Madeleine est devenue mon hobby, ma sainte préférée et je trouvais qu’un amour sans Madeleine était voué à l’échec. Depuis ce premier matin d’amour je n’avais plus de temps, je ne dormais plus, je faisais une course pour arrêter le temps. Mon amour et mon attachement aux quatre enfants de Madeleine augmentait de jour en jour, et eux m’échangeaient leur amour, et savaient que j’étais le favori de leur mère, et que leur père, pauvre père, m’aimait comme ses enfants.
Oui pauvre père, car toute sa vie avait été mal programmée : quelques fois la charrue était placée devant les bœufs ; d’autres fois, il restait à la gare laissant le train le dépasser, ou dormait quand il devait agir et le contraire aussi… Jusqu’au jour ou assez vieux, il s’est vue face à une jeune orpheline madeleine, et par pitié peut-être, ou voulant des héritiers, ou une infirmière et servante pour la fin de ses jours, il l’a épousée. Il a été compréhensif, bienveillant, indulgent, excusant volontiers les autres pour ce qu’il n’avait pas pu leur prouver ou les satisfaire. Il me priait d’être toujours près de sa famille ; en réalité j’aimais ce malheureux père, je le respectais en sa vieillesse, impuissant, indécis, laissant toute décision à Madeleine, la mère de ses quatre petits.
On dit qu’il ne faut jamais regretter une chose, un acte qu’on n’a pas réalisé à temps.
La saison de la soie venait de débuter : le début du printemps dans lequel je vivais était éternel lumineux enchanteur…
J’accompagnai Madeleine plus d’une fois pour observer ces merveilleux, ces laborieux, vers à soie et suivre leur métamorphose.
L’année scolaire terminée, on organisa une grande cérémonie où tout le village participa avec joie.
Je devais être à Beyrouth presque tous les jours dans les ateliers des maîtres que je fréquentais ; je passais souvent à Ajaltoun mes amis car Madeleine était inséparable de ses enfants et son époux. J’étais heureux de voir le calme, la paix, la compréhension revenus dans ce foyer.
La nouvelle année scolaire débutait en septembre, je repris mes activités, mais je devais être de plus en plus à la capitale…
Il se passa, que dans un village près de Ajaltoun, il n’y avait aucun instituteur sur place. On me demanda de remplir cette place vacante et de poser les infrastructures d’une nouvelle école. Je devais m’éloigner de Ajaltoun, mais pas de mes amis.
A mon arrivé, il y avait une dizaine d’élèves de niveaux différents. A peine un mois passa, leur nombre dépassa la quarantaine répartis sur cinq niveaux, et voyant le sérieux de l’organisation, du dévouement, du nombre toujours augmentant des élèves, les uns étaient inscrits dans d’autres écoles plus lointaines mutèrent leur inscriptions à cette école. Deux autres instituteurs furent nommés, ce qui me permit de respirer et ultérieurement de ne retirer dans une école à Jounieh près de Beyrouth. J’ai commencé à participer à des expositions collectives. Je savais que mon amour à Madeleine était passagé et que mon amitié à la famille était éternelle.
J’espaçais mes visites à Ajaltoun, Madeleine m’avoua qu’elle comprenait le calvaire dans lequel je vis, je passais souvent des nuits blanches, je dormais dans les taxis et services. Je disais d’avance au conducteur où il devait m’amener.
Mes visites écartées, mais toujours reçues avec enthousiasme et chaleur, les enfants grandissaient, mon obligatoire éloignement se faisait sentir ; Madeleine était toujours souriante et compréhensive. Je lui faisais comprendre que j’avais encore un long et dur chemin à parcourir dans ma formation dans les centres d’art et de culture en Europe. Je lui annonçai mon futur voyage à Madrid. Six ans avaient passé depuis les secousses sismiques et celles de mon âme et de la création d’un nouvel être en moi. J’avais d’autres amitiés aussi passionnantes à Beyrouth.
Madeleine avec beaucoup de malice m’avoua : « Ma fille a déjà plus de dix huit ans et toi à peine les 24 ans ; ma fille est belle, je t’aurais proposé une union avec elle ; mais par respect et par conviction, je lui laisserai toute sa liberté dans ce choix si humain, je ne veux pas qu’elle subisse mon expérience. Je compris que Madeleine avait été une bonne élève et qu’elle avait compris mes idées, ma vision.
La dernière année avant mon départ en Espagne, j’ai vécu des aventures passionnantes… J’étais perdu, surmené, égaré vivant dans un autre monde. Le départ à Madrid était une fuite bénéfique, une retraite pour me retrouver pour me former et acquérir une certaine maîtrise, et affirmer ma personnalité et devenir ce que je suis. De Madrid, j’envoyai deux cartes postales à Madeleine et à sa famille.
Je n’avais pas d’inquiétudes à propos de Madeleine, elle avait toute les capacités pour affronter la vie.
Une quinzaine d’année avaient passé ; un dimanche de Rameaux, je me suis vu face à face dans la procession devant une jeune dame entourée de ses cinq enfants, c’était la fille de Madeleine, mariée heureuse et mère d’une agréable famille, son époux était près d’elle, c’est elle qui m’a reconnu et s’est précipitée vers moi. Elle m’a dit que Madeleine avait vieilli, mais qu’elle était toujours belle et que Madeleine n’a eu que cet éphémère amour près de toi le seul amour. Il y avait deux Madeleines, la première avant ton apparition et la seconde épanouie, mondaine, aimable, capable de sacrifice etc… Elle a découvert sa personnalité, le bonheur, l’héroïsme, près de toi. Mon père est décédé, Madeleine passe son temps entre ses enfants et petits enfants et s’occupe de l’héritage de papa et des affaires ; les deux garçons sont dans les Émirats : l’un dans l’hôtellerie, l’autre dans les affaires. Ma sœur et moi et nos enfants nous vivons entre Jounieh et Ajaltoun. Ma mère ne pourra jamais t’oublier, tu nous as marqués par ta présence si humaine et par ton amour…. »
Elle m’invita à passer les voir. Ce qui n’a jamais eu lieu. Je ne veux pas réveiller des plaies cicatrisées, et Dieu sait mon amour et mon attachement à Madeleine et à sa famille.
Joseph Matar
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