André, le patron et l’ami
Les années vingt du siècle dernier. Du Cap de la Hague où tout autour, la Manche et la grande ouverture sur l’Atlantique qui mène au Nouveau Monde. A l’Est, il y a le Havre… au nom plein de résonances : Havre de la Paix, de l’esprit, de l’âme etc… Au Sud, c’est Saint Lo, puis Saint Malo, puis Brest, et toute la Bretagne… Tous ces noms de Saints, d’où viennent-ils?
Saint Hélier, l’apôtre des îles anglo-normandes, Saint Thomas Hélie apôtre du Cotentin, Saint Jean Eudes l’apôtre de la Basse Normandie… nous sommes dans un pays qui fut, qui est, et qui sera toujours, la Fille aînée de l’Eglise, malgré les crises passagères, qui soufflent, de temps à autres, au gré des idéologies, des systèmes, des mouvements spirituels… Dans cette France-là, il n’y a pas une ville, un village, un bourg, un hameau, une agglomération, rue, avenue… où ne se trouve un autel, un calvaire, une croix ou un édicule consacrés au Seigneur ou à la Vierge Marie.
Autour du baptême de Clovis… tous ses Saints et Saintes : Saint Michel (tout proche sur le mont fameux) Saint Martin, Bernard, Denis, Geneviève, Saint Louis, Rémy, François de Sales, Vincent de Paul, Jean Eudes, Jean Marie Vianney, Jeanne d’Arc ‘que les Anglais brûlèrent à Rouen’, Jeanne de Chantal, Thérèse (la petite Thérèse de Lisieux)…
La France a toujours persisté dans sa foi, sa grandeur, ses valeurs et sa civilisation.
Si de Cherbourg, nous nous éloignons un peu vers le Sud Ouest, ce sont les îles anglo-normandes qui nous accueillent, ‘Guernesey, Jersey’… là où le grand poète Victor Hugo se réfugia…
Du côté Nord-Est et l’Est, c’est Amiens et Paris la capitale ; au Sud-Est, c’est Chartres, puis Orléans.
Que de Beaux sites historiques et nostalgiques à la fois, les plaines du bassin parisien, les plus belles et les plus grandes Cathédrales d’Europe…
– Chartres, pensée du Moyen-Age au caractère vraiment encyclopédique.
– Amiens, messianique et prophétique
– Notre Dame de Paris, l’église de la Vierge reine de France.
– Laon, l’érudite, la scientifique
– Reims, la Cathédrale nationale du sacre des rois.
– Bourges, célèbre, les vertus des Saints
– Lyon, les merveilles de la Création…
Je crois que nous voilà bien situés sur la carte Nord-Ouest de la France dans les années 20….
Revenons à Cherbourg, ‘le Césaris burgum’, la ville de César…
Un arsenal et une usine de constructions navales de toutes sortes… deux centrales d’énergie atomique (La Hague et Flamanville), des écoles, un musée de peintures… (le peintre Millet, les glaneuses, l’angélus…), le port international de relâche avant la traversée de l’Atlantique, mais surtout la population, les gens, actifs, aimables : ils ont fait de Cherbourg un lieu d’avant-garde sur les plans technique, culturel et humain : les Burnoufs, découvreurs du sanscrit ; Tocqueville, le chantre de la démocratie ; barley d’Aurevilly, le Connétable des lettres…
Donc à Cherbourg en 1920…
Une famille nombreuse. Je les imagine autour du père et de la mère priant Jésus et la Vierge Marie de venir en aide à tous les êtres de la planète, d’éloigner les guerres, de semer la paix. La prière du soir se faisait en famille ensemble aux pieds d’une statuette de la Vierge Marie dont le vase de fleurs était renouvelé chaque jour.
La première guerre mondiale qui avait duré cinq ans venait de se terminer ; une seconde s’annonçait de revanche contre les traités de Versailles qui avaient humilié l’Allemagne.
Dans cette famille, unie autour du Seigneur, un petit garçon dont le front et les yeux brillaient d’intelligence et de bonté, s’appelait Jean (du nom du Baptiste, le visionnaire et l’illuminé précurseur de Jésus). Ce petit, jouait dans les landelles et les champs aux environs de Cherbourg comme tous les petits des villages voisins. Il allait à l’école, apprenait tous les soirs ses leçons, écrivait soigneusement ses devoirs à la lueur de la lampe à pétrole en ce temps là, obéissait à ses parents, et aimait ses frères et sœurs. Or, un jour, un Frère mariste venu du Liban envoie au hasard un prospectus à la maison. « Après un millénaire d’occupation, disait-il, le Liban devenait indépendant ». Les autorités civiles et religieuses faisaient appel à des congrégations enseignantes en Occident pour acculturer cette nouvelle nation multimillénaire…
Cette idée plait au petit dont on pensait qu’il irait un jour au séminaire. Il était enfant de chœur aux surplis blanc et rouge, son père chantre à l’église sur un ‘faldistoire’…
Le voilà parti : à 14-15 ans le noviciat ; là on lui choisit un nouveau nom : André ; il a quitté le monde, comme on dit ; c’est au noviciat que l’on change de nom en revêtant la soutane, on abandonne son nom terrestre pour en prendre un autre, celui choisi par l’Eglise ou la communauté…
Il vivait en son intérieur toute l’immensité de l’existence, il se sentait uni à cette œuvre divine qui est la nature… En son fort intérieur, il entendait cette voix qui l’appelait, celle du Baptiste qui revient de très loin, du désert au Levant ou celle de la Vierge Marie qui à plusieurs reprises s’était manifestée en France… un rayon lumineux, un esprit solaire l’attirait et le passionnait ! Une vocation, c’est un message intérieur qui invite à une vie donnée, sacerdotale, ou religieuse, ou spirituelle ?…
Une flamme étincelante qui vous suscite et vous oriente à la fois.
D’habitude, toutes les familles nombreuses étaient fières d’offrir l’un de leurs membres à Dieu, à l’Eglise de Jésus. Le petit Jean Baptiste en bon chrétien, plein d’ardeur de sûreté de soi, du courage rêva être un ‘Petit frère’ de Marie et voyager loin, jusqu’en Madagascar où en Océanie afin d’aider les êtres humains à découvrir le Christianisme, religion d’amour.
La Providence voulut que le soleil d’Orient et du Liban le retint, il aura la joie d’être sur des terres saintes et plus près des traces de Jésus notre Sauveur.
L’apôtre André, avait été le premier appelé des douze : il était le frère de Pierre à qui Jésus confiera son Eglise.
Avant de quitter la France, une rapide visite aux parents, à la famille, et le voilà en mer sur la Méditerranée pour l’Orient. Il a maintenant 16 ans, … il contemple les vagues successives, sujets de tant de rêves… l’évasion…
Il regardait les profondeurs de l’horizon lointain, les lumières traversant les nuages et se relevant à la surface de l’eau paraissant un diamant ou un prisme. Il écoutait le bruit sourd des vagues rythmées par le vent et que les âmes sensibles seules peuvent saisir… et les tempêtes et les orages, et les vents violents… et tous les éléments quand ils se déchaînent… le voilà parti…
Embarqué sur le ‘Brest’ à Marseille en 1934, car les ports qui desservaient l’Orient étaient Barcelone dans la péninsule Ibérique, Marseille en France, Napoli en Italie etc.
Le jeune garçon était solide, cheveux blonds, yeux bleus, nerveux, plein de mouvements et de vie, ses lèvres minces, son sourire enjôleur, le front large et toute une structure expressive reposant sur un cou svelte, on eût dit une sculpture de Phidias ou un ange voulant rattraper le Paradis et fourvoyé entre la France et le Liban sous une soutane noire avec cordon et rabat blanc semant de la lumière à tout vent.
En vrai religieux, il aura prononcé ses premiers vœux : la pauvreté, l’obéissance et la chasteté.
En Orient, comme en Grèce, en Russie et en tout l’Occident Chrétien, ces trois vœux sont primordiaux. Pourquoi ?
Une communauté ne peut survivre et durer, évoluer, se développer etc… sans l’obéissance. C’est accepter par amour un effacement de soi pour le bien de notre grande famille humaine, c’est accepter que notre énergie et notre vocation soient orientées, canalisées par un autre que soi religieusement mandaté. Obéir c’est accepter de dépendre d’un autre ou d’un cadre d’action, c’est sacrifier des ambitions peut être généreuses pour un idéal supérieur, voir le doigt de Dieu dans l’affectation à un lieu d’exercice et aux limites inhérentes.
« Si j’étais allé à Tyr et à Sidon, dit Jésus, ces peuples-là m’auraient mieux entendu, mais je n’ai été envoyé qu’au seul Israël et n’y ai dit que ce que le Père m’a demandé de dire » (Luc 10/13-14. Mathieu 15/4)
« …J’aurai pu dire bien de choses, mais j’ai dû ne dire que … » Jean 12/49 et la Pauvreté ? être pauvre ne veut pas dire être complètement démuni. Par pauvreté, l’Eglise affirme que le Christ n’abandonne pas ses brebis et que les oiseaux du ciel trouveront toujours gîte et nourriture…
La pauvreté est un acte de foi, un abandon à Notre Seigneur qui nous aime. La pauvreté n’est pas marcher pieds nus et porter de vieux habits… mais plutôt accepter de communier de partager le pain et l’amour avec notre prochain. Se contenter du seul nécessaire pour vivre et travailler. Pas d’ostentation, pas de superflu,… accueillir les contraintes de la vie en commun – Le troisième vœu, celui de la chasteté, c’est le respect des valeurs, de l’âme, du corps. Ces vœux qui sont trois me renvoient aux idéaux de la Révolution française qui sont trois aussi et en sont une autre approche : Liberté (obéissance), égalité (pauvreté), fraternité (chasteté)…
Et il arrive en Orient, cet Orient des mille et une nuits. J’imagine le jeune frère André…
Ses impressions, le choc émotionnel qu’il a eu en voyant apparaître au loin le Sannine étendre au Sommet son blanc manteau, un colosse aux neiges éternelles, aux couleurs uniques et merveilleuses…
Je l’imagine dans quel état d’âme, il pouvait être sous le soleil lumineux chaud et éclatant du Liban ?
A l’époque, la pollution n’existait pas encore, ou on n’en parlait pas. Il s’était un peu documenté : il avait lu des pages sur l’Orient et écouté d’anciens pionniers… Je ne sais comment il imaginait ce premier contact avec la terre sacrée du Liban ; il avait entendu parler de cet héroïque peuple Maronite qui sut résister durant des siècles à l’emprise des divers conquérants de sa terre mais non de son âme ; il avait entendu, lu, que c’était un pays où avaient vécu des milliers de moines et d’ermites ou anachorètes… il était convaincu qu’il débarquait dans un pays hospitalier…
Je le vois sur l’échelle escalier du navire, laissant derrière lui les souvenirs d’une France chérie.
Tu peux mettre tes pieds sur terre courageux André ! tu es sur une terre amie et accueillante. Sur le quai, il voit la foule, les portefaix, les marchands ambulants, le va et vient, des enfants, des jeunes de son âge, il les entend parler une langue sémitique étrange à ses oreilles ; plus loin, il voit le frère Fraternel levant son bras pour l’appeler et lui dire que les Frères l’attendent et le Liban aussi. Il lui sourit et va le rejoindre portant sa valise très légère : il avait quelques habits, des livres et cahiers, un chapelet dans sa poche, le chapeau tricorne, un peu rigolo alors, et que sa maman lui avait recommandé de mettre sur sa tête car le soleil est très chaud ; une maman prend soin de ses petits même s’ils sont loin d’elle.
Du port à la Place des canons (plus tard Place des martyrs), il y avait à peine quelques centaines de mètres jusqu’à la vieille Procure derrière le grand Théâtre. Pas le temps de visiter la ville : on est encore tout étourdi du voyage. Demain, les affaires sérieuses. On est en Septembre 1934 : il faut songer au travail qui nous attend.
Le lendemain, en voiture pour Amchit à quelques quarante kilomètres au Nord sur la côte. Le bus qui roule à une vitesse ne dépassant pas les trente à l’heure, une route des plus agréables entre les jardins de bananiers, orangers, amandiers… l’arrêt de temps à autre pour les achats de victuailles : pain, boucherie, légumes etc…un trajet très familial, personne n’est pressé. Le bus est archiplein ; on vient de franchir le fleuve ‘Nahr el Kalb’ c’est la baie de toute beauté qui apparaît bientôt, surplombée par Harissa, un joli monument à la Vierge du Liban.
André priait et rêvait, était-ce vrai tout ce qu’il voyait ? D’une surprise à une autre, on arrive à la maison des Frères à Amchit. Ce qu’il fait dès son arrivée : une visite et une prière à l’église. C’est une nouvelle vie qui commence… une période, la première au Liban… le rêve utopique d’André est en train de se réaliser. L’heure est crépusculaire ; c’est le temps de la prière et de la méditation dans la communauté. A l’époque les frères étaient nombreux, il s’est immédiatement intégré dans sa famille.
Prière, dîner, soirée… en bref la vie monastique en toutes ses formes. Les Frères Maristes sont une congrégation de laïcs consacrés à l’enseignement, les élèves, les professeurs, les activités scolaires… Ils étaient arrivés au Liban en 1895 à la demande des autorités civiles et religieuses. Ils avaient leurs maisons à Jounieh, Saïda, Deir el Kamar (le couvent de la lune), Jbeil, Amchit, Batroun, Zahlé…
André participa très activement dans la vie de tous les jours. Il avait un double, triple et quadruple travail :
1 : Il s’apprêtait à aider à l’école, les petites classes, enseigner le français, le catéchisme…
2 : Il devait s’occuper de sa propre formation, terminer ses études secondaires, le Bac.
3 : Il devait poursuivre l’approfondissement de sa vie spirituelle ; il en était encore à ses débuts.
4 : Il devait aussi oublier soi-même et penser, aimer, assister autrui. Ces petits qui lui furent confiés jour et nuit et ses condisciples en philo qu’il fallait aider.
Il devait écrire en France, rassurer sa chère maman, toute sa famille qu’il était entre les mains de Dieu. Il devait accomplir, obéissant… toutes les tâches demandées par ses supérieurs… Il devait admirer le soleil d’Orient et vivre dans cette lumière spectaculaire et spirituelle… Il devait être le bon exemple dans l’école, la communauté… Il était sur une terre sacrée et se voyait, et on le lui disait, attelé à une œuvre de salut culturel et spirituel envers un peuple jeune nouvellement libéré. Liban, pays de rêves, de prières, d’amour et d’ouverture vers l’Occident cultivé et Chrétien, en l’espèce, la France.
« La moisson est abondante et peu nombreux sont les ouvriers ». Il lisait la vie des saints (on lisait à table pendant les repas) Saint Bernard, la légende dorée, Saint Thomas etc… et surtout la vie des aventuriers apôtres des régions difficiles… le Grand-Nord des Oblats de Marie, l’Océanie et ses pionniers de la foi, l’Asie du Sud-Est et ses martyrs comme Théophane Vénard etc… et ce moine missionnaire, ermite hors de commun, ce stoïcien qu’on venait d’assassiner dans les sables du Sahara (Déc. 1916) : le Père Charles de Foucault. Il commence à se familiariser avec l’arabe. Il lisait beaucoup, visitait ces monastères maronites où vécurent de grands Saints. Son ambition effectivement était grande d’être à la hauteur de la tâche que l’on allait lui confier.
Il a commencé par Amchit (1934-1936) deux ans nécessaires à l’obtention des premiers diplômes. En même temps, que familiarisation avec l’air du pays. Temps d’études très serrés mais aussi de promenades à pied dans tous les environs. Il est allé à Annaya, y a entendu l’ermite, successeur du Saint Charbel. Il n’y avait pas encore les belles routes asphaltées d’aujourd’hui ; il fallait suivre des sentiers de moucres à travers les garrigues et les vallées raides de la montagne. Il fallait s’habituer aux cérémonies en syriaque et arabe, entendre la messe rythmée alors par les cymbales. C’était nouveau, c’était joli… En 1936, allez ! au travail ! à Jounieh le grand Collège et pensionnat des Frères plus au Sud sur la côte entre Amchit et Beyrouth. Il devient le 26ème Frère de la communauté, au bout de la table à midi. Le voilà surveillant de la division des petits en même temps qu’élève de Philo avec les grands et décrochera son Bac-philo en même temps qu’eux.
André organisait les sorties pour les élèves, les promenades vers le Nahr el Kalb, Zouk etc… ou vers Maameltein, Harissa, Ghazir etc… les élèves marchaient sur la route étroite Beirut-Tripoli. Peu, très peu de voitures passaient, une voiture toutes les demi-heures… Les Frères avaient d’autres maisons au Liban et en Syrie. Le jeune Frère André devait les connaître et découvrir tout le Liban. Les Frères, cette armée du salut…les Frères pouvaient être envoyés comme les militaires d’une de leurs écoles à une autre. Le Frère André se mit à connaître Saïda, Byblos, Amchit, Batroun, Deir el qamar etc…
Il poursuivait avec passion ses études, en littérature, en philosophie, en histoire et en Ecriture Sainte…
Il devient de plus en plus familier avec notre langue, il connaît très bien le pays, ses vallées, ses montagnes, ses villages, ses gens, son histoire multimillénaire… le Frère André assume des responsabilités, on le ramène à Amchit 1937-1939 professeur de ses confrères en retard (littérature, philo, histoire, religion et même mathématiques) tout en poursuivant ses propres études préparatoires à son entrée en Faculté.
Il se passionne dans les recherches sur les Ecritures Saintes qui plus tard seront un de ses hobbies de prédilection : Il suivra les cours des deux abbés Gelin, exégètes à Lyon en 1946… il aura la chance en 1963 de deux longs séjours à l’Ecole Biblique de Jérusalem. Deux ans d’études sous la direction des Pères Benoit, Boismard, Ternant… pour un approfondissement dans l’exégèse…
C’est quoi l’exégèse ?
1946-52 La guerre terminée, le Frère André put aller à Lyon poursuivre ses études en vue des licences en philosophie, littérature, religion… en même temps qu’il enseignait ses jeunes confrères du scolasticat de Saint-Genis : Laval en vue de leur obtention du Bac. Suivre des cours, donner des cours, préparer les uns et les autres, courir à Lyon en bus ou auto-stop, ce n’était pas rien, mais s’était exaltant. Le Pape Pie XII venait de publier en 1943 l’encyclique ‘Divino afflante Spiritu’ sur les Saintes Ecritures : oui inspirées, mais écrites par des hommes, des auteurs, plus ou moins habiles ; c’est humain.
Cette Lettre solennelle résolvait enfin un problème que beaucoup de lecteurs critiques des textes sacrés avaient en vain soulevé pendant les siècles de la Renaissance et des Lumières, et pour les réponses desquels le Magistère, l’autorité romaine, en avait condamné plus d’un au silence : Galilée en 1613, Richard Simon en 1680, le Père Lagrange en 1913.
Il devenait loisible maintenant, de dire qu’un texte sacré est inspiré de Dieu, mais composé à la manière des hommes, d’un auteur, avec des aléas d’une telle entreprise humaine : la faiblesse littéraire, la maladresse de la composition et de la traduction, la naïveté du climat culturel, les aléas de la transmission exacte des textes, etc…
Il se souvient de discussions pathétiques entre confrères ‘poissonistes’ et ‘non-poissonistes’ au sujet du ‘poisson de Jonas’ ! cette historiette était-elle une parabole, un roman pieux ou une histoire vraie ? L’Esprit-Saint qui inspira l’auteur peut-il avoir de l’humour ? la crédibilité de cette aventure de Jonas est elle en cause quand Jésus lui-même, s’y réfère ? que Jonas ait écrit un poème dans le ventre du poisson, poème que nous avons conservé, cela devenait surnaturellement comique. Jésus se réfère-t-il au poisson ou au texte ? Notre Frère André devint un expert en décortication des textes ; il en jouissait comme un poisson dans l’eau. Les noms des grands exégètes reconnus lui sont devenus familiers : Gunkel qui fit sentir l’importance des genres littéraires ; Dibélius qui fit voir l’assemblement conventionnel des unités de textes ; Jean Astruc qui repéra les sources dont se servit en les arrangeant le rédacteur final ; Richard Simon qui souligna dans ses textes l’impact du milieu socio-culturel historique… c’était à une relecture toute nouvelle de ces vieux écrits que l’exégèse contemporaine invitait. Les deux mille cochons jetés dans le lac, disaient l’instinctive aversion des juifs pour l’occupant romain, dont la légion (2000 hommes) était massée casernée à Gérasa à l’Est de l’embouchure du Jourdain…
Il me disait un jour : « Si vous me demandez, maintenant, ce que j’enseignais, comment je le faisais et dans quel esprit je le faisais, je dirais que j’ai toujours été passionné par mon activité professorale, heureux de communiquer mon propre savoir et de voir éclore l’intelligence de celui ou de ceux à qui je m’adressais ». J’aimais la littérature et désirais partager le plaisir que j’y prenais. Il n’y avait rien de doctoral dans ces cours. Debout toujours et animé, je découvrais le geste et l’intonation appropriée au texte dont je sortais toute la richesse sonore et humaine. Un beau poème suscite des émotions semblables à celles qu’éprouvait Jésus admirant une fleur des champs et s’exclamant : « Non, Salomon même dans toute sa gloire n’était pas vêtu comme l’une d’elle » Luc 12/27. Une laisse de la chanson de Roland, une strophe du Testament de Villon, ou un sonnet de Ronsard ou du Bellay, tels vers de Malherbe ou telle tirade de Corneille ou de Racine, ou telle méditation de Hugo, de Baudelaire ou de Mallarmé… m’ont toujours enchanté et ont obtenu de la part des jeunes le même effet sentimental et intellectuel magique. Je n’ai jamais pensé qu’il s’agissait de littérature étrangère à de jeunes Libanais : ceux-ci instinctivement s’accordaient à ma propre émotion et leurs souvenirs émus et joyeux me l’ont confirmé. Je le voyais dans leurs yeux, leurs sourires, leurs larmes. J’ai profondément joui à les voir communier avec moi. Les beautés naturelles de la Création, dès qu’on s’y arrête pour les contempler, et en admirer les aspects si variés, cèdent devant les beautés de la création artistique, littéraire, musicale, picturale, sculpturale, architecturale, ou autre. Les beautés d’une œuvre d’art sont parfois d’une richesse aux profondeurs inépuisables.
Passe, me direz-vous pour les leçons de littérature, mais vos cours de religion et de philosophie devaient paraître bien ternes en regard. Il n’en était rien. Toujours debout et aussi animé et aussi toujours joyeusement écoutés. M. Marcel Zakhia vous le dira : c’était plaisir de l’écouter nous parler de sa manière à lui de voir Dieu : non un potentat ou un juge mais un père ainsi que l’a très bien montré notre Seigneur tout au long de son Evangile. Les textes de référence étaient lus et expliqués selon toutes les approches de l’exégèse moderne. Cela devenait nouveau et audacieux. Il se souvient de l’étonnement et de l’inquiétude sur son orthodoxie, provoquée dans un cercle ecclésiastique : « Mais frère André, l’Eglise n’a pas dit ni vu tout cela au long des dix-huit siècles qu’elle réfléchit et enseigne ! « On venait de faire une découverte sensationnelle : les manuscrits de Qumran, les rouleaux d’une bibliothèque datant de deux cent ans avant Jésus et ‘miraculeusement’ préservés dans leurs jarres dans les grottes au dessus de la Mer Morte. Le texte même que nous lisons, le même, réapparaissant après deux mille ans ! Le bon Pape Jean-23 décidant d’ouvrir un concile Vatican 2 pour remettre les aiguilles à l’heure : aggiornamento, renouvellement de l’enseignement religieux, aménagement de la liturgie, coller davantage au monde moderne, ne pas se contenter de répéter, mais voir et revoir dans le reçu du passé un esprit nouveau, admirer l’élan de la vie spirituelle dans toutes les religions et confessions, auparavant regardées comme ennemie s et suspectes… nous avons assisté et avons vécu une vraie révolution intellectuelle dont les jeunes d’aujourd’hui ne mesurent pas l’étendue, n’ayant pas connu le climat qui précédait…
…Nous sommes en 1939- c’est Hitler et l’Allemagne qui déclenchent le feu de la terreur. Ce fut une guerre sans pitié. Le Traité de Versailles avaient été très dur pour l’Allemagne, le parti Nazi devenait lui-même dangereux pour les valeurs dites ‘Occidentales’ : raciste à outrance et surtout antisémite (les milliers de Juifs prirent les routes de l’exil, avant que Hitler décide leur extermination, la Shoah), le rétablissement d’une armée interdite, envahissement des territoires de race allemande : l’Autriche et les Sudètes puis du Couloir Polonais de Dantzig. C’était trop : l’Angleterre et la France déclarent la guerre. La Russie communiste de Staline d’abord avec l’Allemagne, le Japon et l’Italie aussi ! il faudra Perl-Harbor pour que l’Amérique intervienne. Toute la planète se vit alors concernée…
Les Frères sont alors très gênés : leurs ressortissants allemands et Italiens sont rappelés dans leur pays ; les Français sont mobilisés dans l’armée ou les bureaux. Mais puisque la guerre est en Europe, ici au Liban, on s’organise en vue de toute surprise : Rommel arrive aux portes de l’Egypte et est arrêté à Alameïn et Bir Hakim… des Frères mobilisés sont autorisés à revenir de temps à autre donner des cours en leurs écoles Jounieh, Saïda, Deir el Kamar. C’est ainsi que frère André fait la navette Beyrouth-Jounieh plusieurs fois par semaine tout en assurant le service militaire.
Le Liban pendant ce temps (1939-45) traverse une crise profonde. La défaite de la France et son envahissement par les armées allemandes est douloureusement ressentie. La division des autorités françaises entre partisans du Maréchal Pétain et ceux du général De Gaulle aboutira en 1941 à une guerre locale des Alliés au profit des gaullistes (Juillet 41). Le processus d’indépendance de l’Etat qui était en cours depuis 1920 (une constitution avait été adoptée en 1926 prévoyant une chambre de députés (de 55 membres en partie nommés d’abord et en partis élus : 18 maronites, 11 sunnites, 10 chiites, 4 druzes, 6 orthodoxes, 3 catholiques, 3 arméniens) et un Président de la République parfois nommé par le mandataire (ainsi Alfred Naccache) ou élus (tels Emile Eddé puis Béchara el Khoury). Ce processus fut mis à mal par les autorités françaises : De Gaulle, Catroux, Helleu). Ce dernier fit mettre en prison à Rachaya tout le gouvernement… ce qui provoqua le resserrement de tous les Libanais autour d’un Pacte National 1943, la proclamation de l’indépendance et le ‘chassement des français’, l’adoption d’un drapeau et d’un hymne national. Le Liban sortit donc de cette 2ème guerre mondiale Etat de plein droit et membre de la ligue des Etats arabes. Ce Liban commença donc une vie politique autonome qui allait, pendant 30 ans favoriser sa richesse matérielle et socio-culturelle. On dit volontiers : ‘les trente glorieuses’. A l’époque, j’avais en 1945, 10ans. Le frère André en avait 30. Les Frères au Liban depuis 50 ans (1895), célébrèrent ce cinquantenaire de leur présence au Liban avec éclat en 1953. Le Président Camille Chamoun qui avait été chez eux en classe à Deir el Kamar, vint en personne les féliciter. Tous les Vétérans du fameux exil de 1903 et qui avaient accompli un excellent travail auprès des jeunes, se voyaient mis à l’honneur. Ils le méritaient bien.
Les trente nouvelles années (1945-1975) sont pour les Frères à la fois riches de succès scolaires mais aussi d’inquiétudes… leur nombre diminue inexorablement : les anciens meurent, les jeunes volontaires européens et locaux se font rares, et pourtant les besoins s’accroissent de plus en plus. Frère André revenu de France en 1952 assure la direction de la maison à Jounieh et les cours dans le secondaire. Il s’en voit félicité par le Président le général Chehab qui le décore solennellement du mérite Libanais au cours d’une cérémonie mémorable en 1958. Il assure à Faraya dans la montagne des cours d’été à ses confrères plus jeunes ; en 1965, il devient Provincial de toutes les écoles maristes au Proche Orient et membre du Chapitre Général de l’Institut des Frères à Rome.
Quand je l’ai connu, quand je l’ai rencontré la première fois ? c’était en 1952 il venait d’arriver de France, j’étais dans le secondaire, ce fût la première approche. On le voyait de loin il était sous-directeur du Collège et professeur de littérature et philosophie en Terminales. On s’enthousiasmait, quel brave homme, quel aimable Frère, et nombreux étaient les Frères autour de lui ; on ne le connaissait pas encore ; mais en classe de troisième, il venait nous enseigner la littérature avec amour et passion ; toute la classe l’admirait et était influencée par son charme, sa bonté, sa magie. Il accompagnait le professeur de diction M. Héritier qui était un acteur merveilleux. Il passait souvent dans les couloirs pour rétablir l’ordre, et remettre le calme et le sérieux, surtout dans les classes de celui qui deviendra le futur Patriarche Maronite, le Père Sfeir à l’époque. Il était l’esprit et l’âme du Collège. Il débordait d’humanisme, de compréhension. Il se sacrifiait pour servir les jeunes, leur donner une bonne formation. Il lui aurait plu d’être prêtre, m’a-t-il dit plus tard, moins pour les cérémonies pour lesquelles il a grand respect encore qu’il les voudrait moins conventionnelles, mais pour enseigner les fidèles. Il lui aurait plu d’être dans un milieu d’accès culturel plus direct ; il lui a coûté de ne pas savoir l’arabe qui lui eût permis de communiquer et échanger des idées… il lui a fallu se résigner à n’être que soi et là ; et le tout dans la joie de servir. Il se consolait en voyant combien les Libanais communiaient naturellement, instinctivement à la langue française et à la culture occidentale.
Quand il passait par la division, on l’entourait et on le bombardait de questions ; nous étions heureux de l’écouter, et on sentait en lui un vrai disciple de Jésus et de Marie.
Notre situation familiale économique à l’époque m’obligea à quitter les études et à travailler. J’ai pataugé une année dans la gravure, l’illustration et les travaux d’imprimerie… puis dans l’enseignement. Je m’étais aussi inscrit dans des Instituts et je fréquentais des ateliers de peinture de sculpture : j’aimais ça ; c’était ma vie. Je n’ai pas pourtant alors perdu de vue le Frère André, et les Frères en général, Frère Hubert, François, Vivien, Louis etc… Je venais assister à la messe chez eux : le collège était à un pas de notre maison. Et puis est venu le jour où j’ai voyagé : je suis allé à Madrid en 1961 pour des études universitaires. J’ai dit adieu aux Frères et ai obtenu d’eux une recommandation pour les Frères de Madrid chez qui je casai ma Boîte Postale : Avemida del Valle 4 – Hermanos Maristas. Revenu au pays, les premiers à rencontrer ce furent les Frères qui m’engagèrent à m’occuper de la formation artistique dans leurs classes. C’est alors que j’ai commencé à découvrir un nouveau monde, l’univers, le cosmos, le Frère André.
La moindre des choses que, jeune peintre je pouvais faire, c’était d’inviter les Frères amis à voir mes premières œuvres et mon atelier. J’ai découvert alors que Frère André n’était pas seulement passionné et connaisseur en littérature, philo, religion, exégèse, mais un critique d’art très éveillé ; il voyait juste, analysait, commentait, jugeait et faisait une synthèse etc…
Une début d’amitié s’annonça bientôt. Il y avait toujours une ligne bleue qu’il fallait approcher avec respect.
Il était le professeur, le directeur, le supérieur un peu dans tous les domaines, je me sentais un élève en face d’un Platon, ou Socrate. Je le rencontrais souvent ; presque toujours, je l’approchais comme si j’étais devant un être qui mérite respect ; je sentais en lui le vrai, le sincère, le dévoué… Pendant les étés, à Faraya, que de jolies promenades nous fîmes tous les deux à la recherche d’un joli coin à peindre, un motif, une maison etc…
Il devint présent dans ma vie artistique, mes expositions, mes activités qui se déroulèrent à Jounieh, et les autoriser de sa présence. Fait nouveau,… son nom devint présent sur toutes les invitations de mes expositions au Liban et dans le monde…
Dans la presse aussi, il devint mon grand soutien : de longs articles d’une grande beauté. On me demandait : mais qui est ce Jean De la Lande ? je l’écoutais quand il parlait, analysait jugeait, avec quelle subtilité, il abordait les problèmes…
On se mit à visiter ensemble mes amis peintres. Nous avons passé ensemble des heures et de longs moments chez Omar Onsi à Mayrouba et Beyrouth. Les Onsi l’attendaient et aimaient engager la causerie enrichissante avec cet esprit universel et chrétien sans fanatisme. Pas une semaine bientôt ne passa sans venir prendre sa bénédiction et admirer son sourire et sa simplicité…
Il fut présent au baptême des enfants, il devint membre attendu de la famille. On se mit à fêter chez nous avec lui le 30 novembre, la fête de Saint André, le premier disciple de Jésus, fête aussi de Andrée mon épouse. Durant toute cette période qui précéda la malheureuse guerre au Liban (1975-1990), Jounieh continuait d’être un grand village de la banlieue de Beyrouth. Le calme régnait encore dans le pays. Les embouteillages n’existaient pas ; pas de sens unique dans les rues, pas d’étrangers, les gens se connaissaient et s’aimaient. L’urbanisation et l’autoroute mises en train durant le mandat du président Chehab, étaient encore acceptables et rendaient les accès plus aisés et libres etc… la plage était encore propre ; l’air qu’on respirait, le ciel, les nuits, les étoiles, l’eau des robinets etc… tout était joie et bonheur…
Le jour où nous passâmes deux nuits blanches, je peignais alors le feu de mon âme uni aux feux de la montagne de Harissa, oui un incendie monstre dévora toutes ses collines. Le feu atteignait presque les bases du monument de la Vierge prenant des extensions dans toutes les directions de Bkerké en direction de Ghosta n’épargnant rien. Les pompiers, la défense civile tout le monde était en état d’alerte… les fumées noires emplissaient l’atmosphère… un triste spectacle… enfin, on maîtrisa la flamme, et le peuple interpréta à sa manière cet incendie… c’était un mauvais présage… c’était un avertissement…quelque chose de grave nous attendait… un mauvais signe, la Vierge est triste et nous prévient, la calcination de cette forêt, c’est un poignard dans le corps de la nation, etc…
Des interprétations, symboles, signes, comme si l’on lisait une tasse à café ou dans l’horoscope et les étoiles. Et c’était vrai, croyez-moi, nous étions à la veille des événements sanglants qu’a connus le Liban… je me sentais dévêtu comme cette belle colline, je pleurai. De nouveau, saison après saison, et sous le regard vigilant de la Vierge, la forêt repoussa… et la paix se rétablit etc…
Le Frère André soumis à des impératifs de sa congrégation, fut envoyé dans leurs Collèges d’Alep en Syrie et Damas. On sait comment leurs écoles furent nationalisées par le parti Baas en Syrie ruinant ainsi toute entreprise culturelle.
… Je l’écoutais parler d’Alep, des élèves de la Syrie qu’il aimait et envers qui il avait beaucoup d’estime et d’amour, il disait s’être intéresser passionnément à l’histoire de ces villes où des chrétiens avaient réussi à subsister au cours d’un millénaire et demi de suprématie arabo-islamique. Il voyait les jeunes de ces villes, incroyablement ouverts à tout ce qui était culturel et humanisme occidental. Il s’y est fait des amis restés toujours fidèles.
A Jounieh, le Directeur était le Frère Mario, un Italien. Ce dernier était un pionnier qui voyait grand et voulait entrer d’avance dans le 3ème millénaire : au lieu de se contenter de deux hectares comme à Jounieh, il en acquit plus de 25 au Metn qu’il appela ‘Champville’ et y construisit un nouveau Collège formé de plusieurs blocs ou secteurs de quoi recevoir plus de trois mille élèves. L’ancienne maison de Jounieh, fut offerte pour presque rien aux moines Libanais et prit le nom d’Ecole Centrale.
Que de souvenirs le frère André garde de Jounieh ! Il raconte : cette ville, avait été pendant soixante ans, le centre vivant des écoles de la congrégation des Frères au Liban. C’était là qu’ils avaient trouvé un Havre de paix au sortir des lois de France qui les avaient exilés en 1903. La population leur avait manifesté estime et admiration. Les noms des directeurs successifs étaient devenus familiers à tous les braves gens de la localité ; on y songe aujourd’hui avec nostalgie.
En 1980, le Frère André fut nommé directeur de leur école à Byblos-Jbeil. J’allais souvent le voir et l’amener à Jounieh lui montrant ce que je réalisais…
Il aimait plus particulièrement mes toiles inspirées de la nature et de la vie libanaise : nos maisons de montagnes ; nos villages accrochés aux collines, la baie de Jounieh. L’art soi disant abstrait d’apprentis peintres le désoriente… Pour lui, une toile ou une planche peinte, reste un carré de joie pour les yeux comme dit Matisse… : un jeu de lignes, de formes et de couleurs, propice à l’évasion ou à la découverte de celle d’un lieu ou celle de l’auteur peintre. Toute toile révèle et juge son auteur.
Les anciens Frères Français vieillissant et ne pouvant assurer des responsabilités. ce sont des Frères Espagnols, Syriens et Libanais qui ont pris la relève…
En 1975, au moment des derniers événements meurtriers qui affligèrent le Liban, je m’étais vu obligé d’abandonner Jounieh et de m’installer à Eddé, à quatre kilomètres de Jbeil… et dès lors, nous nous trouvâmes séparés… Andrée, William et moi nous étions à Eddé ; Marina, Madona et Jean-Pierre restaient à Jounieh. Nous faisions la navette entre les deux maisons. Cela me rapprocha de Byblos. William y devint élève chez les Frères. Mes relations et mon amitié avec le Frère André se virent alors rapprochées. Nous étions dans la même région. Je voulus présenter une Thèse de Beaux Arts à la Sorbonne sur ‘les technologies en matière de peinture’ ; Frère André accepta de suivre mon travail, car ses connaissances et son savoir englobaient beaucoup de domaines. J’ai su qu’il avait aidé plusieurs fois des anciens élèves à monter leurs travaux de candidature aux examens. Il m’aida gentiment. Je réussis haut la main et devint ‘Docteur ès Arts’. C’est de là que je l’appelle familièrement ‘mon patron’…
A Byblos, nous avons découvert des amis communs que nous visitions ensemble. De même, c’est ensemble, lui et moi que nous suivons volontiers toutes les activités artistiques qui se déploient au Liban, des pièces de théâtre, des festivals, des événements nationaux, des concerts, des sorties dans la Bekaa, ou le Sud, ou le Nord ou à Byblos et sa Citadelle en particulier son site archéologique étendu sur huit mille ans de présence urbaine ininterrompue, il est devenu et en est reconnu un des bons connaisseurs du passé de cette ville. Il se fait volontiers le guide touristique de ceux qui s’intéressent à ces huit mille ans de présence urbaine continue et aux cinq ou six civilisations qui se sont succédé là : le néolithique, le Chalcolithique, les Cananéens, les Phéniciens, les Assyro-Babyloniens, les Grecs, les Romains, les Arabes, les Francs, les Mamelouks, les Ottomans, les Européens…
On fait appel à lui pour guider là les hauts personnages étrangers. C’est un puits de science comme dit M. Gay-Para. Il a participé à la Fondation Cardahi centre de recherches sur le passé de la ville. Il s’y rend régulièrement présent et s’offre à guider là les jeunes chercheurs que ce passé de Byblos intéresse et qui le fascine.
Il y conduit chaque année sur le site les classes de son école, heureux de montrer à ces jeunes, les titres à leur noblesse enviée de beaucoup moins chanceux qu’eux. C’est avec plaisir qu’il montre aux visiteurs étrangers intéressés tous les vestiges restés à ciel ouvert de cette antique cité.
Il m’a confié qu’à un âge déjà avancé, il occupe encore tout son temps dès 4 heures du matin jusque tard dans la nuit : en tant que religieux laïc, il s’acquitte des prières de la tradition Chrétienne, s’occupe de ses Frères, âgés, aide des élèves en difficulté dans leurs études, assiste des amis etc… mais pour moi surtout, il s’intéresse vivement à mes activités dans les divers domaines poétiques, littéraires et artistiques….
Cinq temps de prières rythment la journée chez les religieux et Mohammad les a imposés à tous les musulmans du monde lorsqu’il les eut vus pratiqués chez les Chrétiens de Bosra.
Il débutent la journée par une prière qu’on appelle les ‘matines’ prières avant le lever du jour puis les landes (louanges)’que suit la sainte messe. Après aussi les religieux se livre à leurs travaux dans plusieurs domaines : enseignement, agriculture, œuvres sociales etc… travaux d’artisans, recherches culturelles etc…
A midi vient une autre prière : la ‘prière mariale’, puis reprennent les activités jusqu’au crépuscule la quatrième ce sont les Vêpres au coucher du soleil, la cinquième et dernière prière se sont les ‘Complies’ qui sanctifient le repos de la nuit. Le soir, se disent les ‘Vêpres’ (mot qui veut dire du soir).
Il me dit entendre le muezzin de la mosquée appeler lui aussi de son côté les fidèles à louer Dieu cinq fois par jour. Les cinq prières comme les cinq doigts de la main ! Prières dont il faut s’acquitter avec foi et joie, tous les jours pour être le plus près du Seigneur et garder la clarté de son âme…
Les Frères, quand j’étais à l’école s’acquittaient ensemble de la récitation du chapelet dont ils ont toujours un en poche. Du temps perdu, le Frère André l’a ignoré et l’ignore : chaque seconde dans sa vie est un hymne glorieux à la lumière du Seigneur. Pour former une communauté, il faut être trois au moins, ce qui devient de plus en plus difficile dans les temps actuels.
Il m’a dit, qu’il voyage chaque trois ans en France pour voir ses frères et sœurs, neveux et nièces… il passe là un mois avec eux qui sont très nombreux. Mais sa vraie famille, c’est au Liban qu’elle existe, ses amis, ses élèves, et toutes les personnes qu’il a aimées. Il a passé ici plus de 70 ans de sa vie…
Actuellement, il a la joie de voir le corps professoral tout à fait accordé aux principes pédagogiques qui lui sont chers et ce sont eux qui tiennent les établissements des Frères. Le Frère André prie de tout son cœur afin que le ‘Seigneur envoie des ouvriers au champ de sa moisson’ comme a dit Jésus (Mathieu 9/36-38). Il me signale avec tristesse que dans toute l’Europe il n’y a plus ces temps-ci aucune vocation de Frère Mariste. Etre ‘Frère’ est difficile : c’est plus exigeant qu’être prêtre ou moine. Quand et après quoi, le miracle d’une reprise aura-t-elle lieu ? et les Croyants retourneront-ils à Dieu ?
Sa vie est des plus simple, aucun luxe, pas de gaspillage, un ascète qui ne demande rien et se suffit du strict nécessaire…
Il assiste recueilli à la messe du matin où les voisins de Collège viennent nombreux aussi. A 11 heures, c’est lui qui prépare l’église pour la messe par groupes aux élèves de l’école. Il est toujours là debout parmi ses brebis comme un bon Pasteur, tachant de donner toujours le bon exemple. Le chemin du Paradis, il le connaît : il est là où lui-même se trouve, et toutes les difficultés s’inclinent devant sa bonne volonté authentique. Depuis les années 75 ; une proximité de vie de plus de trente ans.
Je l’écoute, je l’estime, je suis ses conseils et quelle encyclopédie ?
Il n’y a pas une seule question à laquelle il n’ait de réponses ; il entre dans les détails des choses comme le plus expert des spécialistes.
Infatigable Frère André, un vrai moissonneur dans le champ du Seigneur. Que de choses vous me racontez tous les samedis matin dans nos tournées, ou quand nous sommes parmi nos anciens élèves dont vous êtes le Patron comme ils m’entendent vous appeler.
Il m’a raconté que de fois il a fait Jounieh-Beyrouth-Jounieh-Byblos et toute la montagne à pied souvent. Que de printemps, de Noël, de semaines saintes, il a passé sous le ciel et les lumières du Liban.
Toujours optimiste, toujours accueillant, il souffrait quand le Liban passait par des crises ou des événements meurtriers. Il a toujours rêvé un Liban plus qu’une Nation, un message à toute l’humanité par son esprit d’accueil et la convivialité apaisée entretenue entre les diverses confessions religieuses…
Un Liban terre de dialogue et d’amour, un Liban berceau de la culture et de la civilisation, un Liban jardin d’Eden, Paradis et refuge humain, ;ses ambitions pour le Liban, la Syrie, la France et toute la planète étaient de grande envergure.
Il a fallu des siècles pour que les diverses confessions religieuses se connaissent vraiment, non pour des ennemis potentiels (et hélas réels si souvent) mais comme des acteurs de bonne volonté cherchant chacun à sa façon et dans des conditions historiques très particulières, comment approcher Dieu et l’honorer. Il se souvient du plaisir qu’il prenait à commenter à ses élèves le texte de Voltaire sur les prétentions à la vraie vérité des croyants de tous bords. « C’est à Sammonocodon qu’il faut croire ! » disaient les uns etc. Quand je passe le voir, deux ou trois fois par semaine, Micheline la standardiste me fait signe qu’il est là ; il descend. Le Patron arrive toujours dynamique et souriant, sa bonté n’a pas de limites, son grand cœur est plein d’amitié et d’amour. Il a bien appris la leçon de Saint Marcellin Champagnat : il a bien imité Notre Seigneur laissant venir à Lui les enfants. Il sait avec Lui, que c’est à eux qu’appartient le ‘royaume des Cieux’ ce vocable utilisé par Jésus est plein de profondeurs et Jésus le dit à Pilate : mon royaume n’est pas de ce monde comme le vôtre politiciens, gens d’affaires et de plaisirs douteux (Jean 18/36), mais l’autre, infini, sans frontière fait de valeurs supérieures et intérieures, même au sein de l’activité la plus naturelle et la plus sociale, valeurs où se découvrent Dieu, son dessein et sa gloire.
Je l’observe du fond de l’église : il est assis au premier banc, priant, méditant en s’unissant au Seigneur dans l’Hostie. Il me dit que le Christianisme est une religion vivante dynamique dont la compréhension est toujours en évolution…
Les Chrétiens d’hier, d’aujourd’hui et de demain se veulent tous des Chrétiens, mais sont en fait très différents. L’inertie n’a pas de place dans le ‘royaume des cieux’ de Jésus. Il dit avec Saint Paul aux Ephésiens 3/18 : « ses profondeurs, largeurs, longueurs et hauteurs surpassent toutes connaissances… ». Il n’est pas loin de rejoindre André Malraux dans sa vision du 3ème millénaire et pense que ce siècle sera celui de l’Esprit de l’avenir et que l’Esprit de Dieu soufflera de nouveau, bien qu’autrement attendu peut être sur notre Planète.
Nous entrons dans le temps de la rencontre des religions, non plus sur le plan des affrontements identitaires et meurtriers comme ce fut dans le passé mais sur la saisie de l’exigence humaine commune à toutes et dont les différentes présentations tiennent à des conditions aléatoires de lieu, de tempérament et d’histoire que l’esprit aujourd’hui invite à reconnaître et dépasser. Il y aura toujours des saints (Rafca, Charbel, Hardini, Père Jacques etc…) c’est-à-dire des gens épris de hautes valeurs spirituelles aux quelles ils conformeront leur vie jusqu’à l’héroïsme (Hébreux 12/14) ; nous pensons par exemple, à notre Saint Charbel qui vécut en ermite non loin de Jbeil pendant des années… ou à Sainte Rafca qui vécut ici moniale et fut paralysée, disloquée et joyeuse également pendant des années… nous pensons à Père Jacques Haddad, un héraut de la charité, bâtisseur d’hospices qui font l’honneur de notre pays… ou à ce grand ascète et mystique que fut le saint Hardini, le maître des novices de saint Charbel à Kfifane… il me parle du vieux couvent Ilige où se refugièrent les patriarches maronites au temps des Mamlouk et où fut trouvée une belle Vierge à l’Enfant peinte par un artiste libanais il y a mille ans !
Oui, Liban lieu divin, terre céleste; Liban terre et hommes, protégés par le Christ et Marie. Les mains criminelles qui font couler le sang de ses fils, le sang noble et héroïque des martyrs… ces mains damnés ne font qu’aviver notre énergie à défendre la Nation, sa souveraineté, son indépendance et notre amour pour les valeurs les plus hautes. Entré dans ce Liban du troisième millénaire, le Frère André me dit : « les Frères se voient devenir de moins en moins nombreux. Peut-être ont-ils eu leur temps. Maintenant, ce sont les laïcs, leurs aides si précieux, aimables et passionnés comme eux auprès de la jeunesse, qui vont prendre la relève. Il espère que la vocation de service auprès des enfants et des jeunes aura toujours des répondants, des hommes et des générations les bienfaits de la Culture, du savoir-faire et de la religion. Une religion vivante, ouverte, chaleureuse… Jésus disait : « Je suis venu pour qu’ils aient la vie et la vie en abondance » (Jean 10/10).
Joseph Matar
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