Elisabeth

Une des plus anciennes professions que l’homme a connue est la pêche, tout autant que la chasse ; tous les êtres vivants vont à la recherche de nourritures ; on pouvait parfois passer des journées sans presque rien manger ; mais grâce à sa supériorité et à ses facultés ; mémoire, pensée, astuces etc… La pêche est devenue une des activités quotidiennes de tous les habitants peuplant les bords de la Méditerranée. Ce n’était pas au début une profession, mais un savoir faire, une manière de vivre. Imaginer un affamé qui vient d’attraper un poisson de deux, trois ou quatre kilos, quelle joie ! Le métier de pêcheur pratiqué par héritage a évolué pour devenir une vraie profession pratiquée à travers des siècles sur tous les bords de mer. Il existe plusieurs disciplines pour capturer du poisson: la ligne, les filets, les paniers etc… Les barques, grandes et petites étaient fabriquées sur place par des artisans très capables. A Jounieh, jusqu’à ce jour même, Abou Talal rassemble ses instruments et en artisan expert, il me montre une grande barque me disant que ce « navire » a été conçu pour pouvoir vaguer entre Jounieh et Chypre.

Avec les techniques actuelles toute barque de pêche ou de plaisance, est dotée d’un moteur Diesel ; on ne rame plus que seulement lors des pannes.

Les filets étaient tissés et réparés sur la plage ; le savoir faire « marin » se passait de père en fils, sur l’étroite bande côtière ; l’agriculture et l’élevage étaient aussi très pratiqués.

Sur la côte, trois ou quatre points de rassemblement; des pêcheurs paraissaient très animés, nuit et jour ; il y avait une présence poissonnière importante. La pêche se pratique jour et nuit : des poissons ne mordent plus après le lever du soleil ; d’autres qu’il fallait entourer et capturer en « bancs » ; etc… Petits encore, on connaissait les noms de chaque poisson, comme les noms de nos copains.

Dans la pêche d’alors, il n’y avait pas cette destruction écologique et sauvage qu’on a connue avec les méthodes actuelles dites « évoluées » et qui détruisent la faune et la flore marine. On ne s’aventurait pas dans la haute mer à la recherche du poisson; ces derniers venaient eux-mêmes dans la baie, sur la côte.

Enfants, nous étions heureux d’observer les haleurs, les pêcheurs tirant leurs filets et, en s’approchant sur la plage, voir les poissons sautiller dans les filets ; les curieux étaient nombreux voulant acheter « tout frais ». Les poissons étaient triés par espèces, grandeurs, et déposés dans des gros paniers qu’on emportait sur le marché, ce qui restait était porté à travers les maisons ; les vendeurs annonçaient leur venue en criant : « Samak » ; le travail était quotidien ; on ne gardait presque pas du poisson, d’un jour à l’autre. Le meilleur jour de vente, était le vendredi ; dans ce quartier chrétien les gens ne consommaient pas de la viande le vendredi ; et même d’autres jours, le mercredi et le samedi. Le poisson était frit à l’huile ou cuit au four de bois, de charbon, ou bien cuisiné avec le riz et d’autres ingrédients.

De nombreux pêcheurs consommaient du poisson tous les jours ; en rentrant chez eux dans leurs maisons, on ne sentait pas l’odeur de la friture et du poisson, car tout ce qui dégage des odeurs, des vapeurs, etc… était cuisiné en dehors de la maison ; sous un arbre, (le mûrier souvent) ou dans un coin du local, une pièce, en dehors de la maison. On se nourrissait au quotidien : pas de frigos, ni des provisions ; au jour le jour, de produits frais. Les provisions étaient limitées à l’huile et olives, des graines et des céréales, de la farine, des ails et des oignons, des pommes de terre, du sel et du sucre, etc…

A Jounieh, on se rencontrait à la plage, à l’école, ou sur la place de l’église ; pas de cinémas, de spectacles, de restaurants… plutôt des pèlerinages, des processions, des fêtes religieuses… etc…

La famille de Hanna, Abou Elias, vivait à cent mètres de la plage ; lui, il passait presque toutes ses journées au bord de la mer afin d’assurer les besoins de sa famille.

Son fils Elie ou Elias était pour moi un copain de classe: énergique, vif, studieux, ne s’absentant jamais, simple et ambitieux ; il partageait un peu les activités de son père ; il l’aidait car il était conscient de toutes les difficultés qu’affrontait son papa pour leur assurer le bien-être. Il n’avait pas honte de remplir des paniers de poissons pour les vendre dans les ruelles et les maisons d’une porte à l’autre ; il m’avouait quelquefois à l’école qu’il avait passé toute sa nuit éveillé, aidant son père, ou des jours fériés à peindre, restaurer, nettoyer leur barque, les filets etc… Il était habile dans la réalisation de nœuds ; il m’expliquait que tel nœud était pour fixer le hameçon au bout du fil ; tel autre etc…

Elie n’avait pas honte d’être le fils d’un pauvre pêcheur ; il voulait améliorer la situation familiale ; il encourageait ses frères et ses sœurs à étudier à profiter de chaque minute.

Je le rencontrais souvent sur la plage ; c’était un bavardage d’écolier, d’amitié pure et naïve ; sur la grande page de sable balayée par les vagues, on dessinait les figures géométriques correspondantes aux derniers cours de mathématique ; on cherchait à résoudre des exercices et comprendre mieux certains théorèmes ; on attendait qu’une vague plus forte que ses antécédentes vienne effacer notre « tableau » marin ; ou nous jouions à des jeux dont le support était le sable et les pièces des cailloux noirs et blancs ou des coquillages ramassés dans le gravier. Quelquefois nous étions trois ou quatre copains au plus ; parfois nous étions accompagnés par le frère surveillant.

Elie accostait sa barque le plus près de la côte pour nous emmener faire une tournée dans la baie ; nous offrant, les galettes au thym qu’il s’était achetées d’avance d’un vendeur ambulant, ayant toujours une jarre d’eau fraîche et une cruche en terre glaise pour se rafraîchir. Les loisirs existaient bien sûr mais ils n’avaient ni un ministère spécialisé ni leurs grandes variétés actuelles ; d’ailleurs on n’avait pas le choix : visites, excursions et quelques jeux et disciplines sportives.

Bonheurs et tristesses étaient partagés en cette grande famille qui était notre bourg.

Dans la barque de Hanna, il y avait toujours un livre, un cahier… qui traînaient. Elie avait prévu un pot en terre cuite où il gardait son matériel scolaire.

Non loin de notre maison, vivait un autre copain d’école, très communicatif, bon, généreux, aimable ; mais il semblait qu’il s’ennuyait ; il était en permanence près de nous, il se plaisait en notre compagnie et était avec nous dans la même classe. De temps à autre, quand nos sœurs étaient en notre compagnie, Charles venait accompagné par sa sœur « Sabat ». Un ancien nom biblique qui n’était plus à la mode dans une famille riche ou voulant l’être ; alors, sa maman surtout, une parvenue, l’appelait Elisabeth, nom de la mère de St. Jean Baptiste, épouse de Zacharie, et nom de plusieurs reines de France, d’Angleterre, d’Espagne etc… un grand nom ! Pourtant « Sabat », était simple, aimable, calme et jolie fille. Charles avait été nommé ainsi par son père, car ce dernier avait un professeur qu’il admirait et qui s’appelait « Frère Charles Marcel ». Un bon choix.

Nous étions en 1952. Nous autres chez les Frères, externes et studieux ; Sabat et mes sœurs étaient chez les religieuses des Saints-Cœurs, école toute proche. L’ordre, la discipline, la politesse, une règle de caserne, presque militaire, y était de rigueur.

Elie se réjouissait : sa tournée de vente de poissons était assurée, il avait ses clients et savait d’avance chez qui il allait passer ; une tournée « de vente » se passait en moins d’une heure. Parmi ses clients, se trouvait la maison de Charles et de Sabat ; il savait leurs horaires, et faisait de telle sorte qu’il pouvait rencontrer Charles et sa sœur ; chaque fois, en plus du poisson vendu, il en offrait une ou deux pièces pour Sabat lui disant : « c’est pour tes beaux yeux ! ».

De son côté, Sabat avait toujours des questions à poser à Elie : rédaction, problème, textes, etc… Elie était son aîné de six ans, c’est-à-dire plus grand il préparait son bac, Sabat était encore dans la classe de 6ème ou le début du complémentaire.

Camarade de Charles, Elie sympathisait toute la famille de Sabat et trouvait cette dernière fort aimable ; de son côté Sabat cherchait à plaire à Elie et le trouvait débrouillard, intelligent, communicatif, charmant et bel homme. Elie m’avouait que Sabat était adorable, et qu’il espérait un jour accéder à une meilleure situation, digne d’elle.

En plus de l’école, ses devoirs et obligations, et de l’aide à son père, il tenait l’économie de la maison. Tout ce qu’on gagnait, toutes les ressources de cette modeste famille étaient gérées par Elie. Il planifiait un budget pour chaque mois ; ils n’avaient pas de loyer à payer, mais la consommation quotidienne, l’école, les achats et les vêtements et tous les imprévus… Toutes les décisions devaient passer par Elie ; il avait atteint la maturité très tôt ; en ce temps ancien, on dépensait par piastres ; il se faisait des soucis pour le jour où il devait aller à l’Université ; il ne pourrait plus consacrer une seule minute à sa famille. Son père Hanna était conscient que bientôt, il porterait un lourd fardeau tout seul. Elie avait pu convaincre un oncle maternel, d’être un associé de son père Hanna : l’accompagnement avait bien réussi, et Elie se voyait plus libre pour réussir au Bacc et préparait l’Université. Ce qui est désagréable dans l’accès à l’Univesité, c’est le début de nouvelles relations et la rupture avec les amitiés scolaires. A l’Université chacun se dirige de son côté, pour faire sa carrière; on se voit de moins en moins et quelquefois, on ne se voit plus jamais.

Des camarades de la même classe avec qui j’ai passé à l’école sur les mêmes bancs plus de huit ou dix ans, je ne les ai plus vus, ou même l’un deux, je l’ai rencontré après plus de 20 ans ; il était devenu moine dans un couvent, fidèle à sa vocation ; un autre, j’ai rencontré son fils à l’Université ; il était mon élève ; son père avait émigré en Afrique, etc… En passant dans une rue de Broumana, je lus sur une enseigne un nom de médecin qui m’était connu ; je m’arrête, je descends ; dès qu’il m’a vu, il a sauté m’embrasser, m’appelant par mon nom Joseph, après plus de 35 ans d’oubli…

Un autre, j’ai lu son nom, nommé ministre dans un gouvernement après plus de 40 ans de séparation ; moi à l’époque, j’étais le capitaine de l’équipe de Basket ; lui un passionné de ballon. J’arrive au ministère des travaux publics ; je demande à la secrétaire d’entrer voir Son Excellence le ministre sans dire mon nom. J’étais encore sur le seuil de la porte : il cria : « Joseph ! pas vrai ! » et se jeta sur moi m’embrassant… et que d’histoires pareilles !..

Oui, l’Université dans un certain sens nous a séparés, c’est logique ; de l’enfance et de l’école, il ne reste que la nostalgie… Pourtant Elie, qui était un voisin, venait de temps à autre m’étaler ses intimités, ses projets, ses rêves, ses projets futurs ; mais toujours, il avait gardé le « mal de mer », un faible pour cet élément eau, sur lequel il avait passé une partie de son existence à vaguer des fois, des jours entiers ; il me demandait parfois de l’accompagner dans une sortie nocturne pour pêcher.

Je me souviens qu’une nuit nous partîmes vers l’aventure, chaque sortie en mer est une aventure. Elie préparait les filets, les hameçons, les crochets, les appâts pour prendre du poisson… ma mère m’avait préparé quelques tartines et des oranges. Elie me disait : « C’est la carrière la plus humaine et noble que l’homme ait connue ; … imagine-toi, cher Zouzou (Joseph) qu’un pêcheur travaille sur une grande étendue illimitée qui appartient au Créateur ; il ne dépend de personne ; ni d’un directeur, ni d’un inspecteur, etc… Comme le berger qui mène son troupeau paître sur les vastes champs qui appartiennent au bon Dieu. L’eau, la mer, c’est un lieu public, humain, universel ; Elie faisait l’apologie de la pêche et des pêcheurs, de son travail indépendant, il jetait ses filets là où le bon Dieu le guidait ; pourtant sur la côte, la majorité des pêcheurs sont réputés consommer trop d’alcool ; c’est logique, avec le poisson frais, cuit ou frit et un bon appétit, cela suscite de consommer de « l’arak », de la bière ou du vin.

Elie me posait beaucoup de questions sur « les filles », et si j’avais une amie … pour arriver enfin à Charles et sa sœur « Sabat », ou Elisabeth. Elle était parvenue à sa 18ème année, belle comme une déesse, gracieuse, simple, communicative ; il me disait qu’il se sentait d’affection envers elle et qu’il remarquait même chose de sa part et que cette sensation était mutuelle. Il ne savait pas à quel point sa mère était égoïste, orgueilleuse et parvenue. Pour la maman de Sabat, Elie resterait toujours un fils de pêcheur, de poissonnier malgré le titre qu’il allait décrocher bientôt dans le génie mécanique.

Aucun obstacle ne pouvait freiner les ambitions d’Elie ; en peu de temps il perfectionna sa langue anglaise et il s’était inscrit à l’A.U.B pour un génie mécanique, tel un ingénieur qui a beaucoup d’ambitions.

Je parlais de cette nuit-là de pêche en mer avec lui. Quel pêcheur professionnel il était ; je l’observais à l’œuvre, habile, méthodique, conscient de tout acte… Nous étions à plus de deux kilomètres de la côte. La Vierge Notre Dame du Liban était éclairée et paraissait dans le ciel comme un Astre, les montagnes avec la nuit paraissaient, plus massives. Elie alluma une forte lumière de « Luxe » pour attirer les poissons et il jeta des piqués d’appâts. Nous avons bavardé, raconté des histoires, formé des projets etc… Une idée fixe dominait toute la conversation : Elie, Sabat ; à la longue, je me suis endormi quelques minutes ; vers les quatre heures du matin, je m’étais réveillé.. Elie se préparait à tirer ses filets (ses lignes) … je sautais de joie en voyant tant de poissons dans la barque. Je crois qu’on avait attrapé plus de quarante gros poissons : de quoi remplir le coffre de notre voiture. J’ai demandé à Elie de faire une tournée chez nos amis, parents, … il était d’accord, à condition de passer chez Charles ; pour ce dernier, il avait choisi trois gros poissons et les a livrés lui-même à « Sabat ». Nous fîmes une grande tournée distribuant les cadeaux du bon Dieu.

Elie m’avait dit : « cette pêche, cette nuit, ce n’était pas pour la vente ; elle sera destinée à nos amis ». Je me souviens encore ; nous passâmes par plusieurs maisons de nos amis, ma sœur, mes voisins, le curé de la paroisse, etc… et chez Sabat qui fut ravie par ce cadeau. A l’époque, j’avais une certaine expérience dans ma carrière d’artiste peintre ; j’ai demandé à Sabat de passer chez moi pour lui offrir une étude, un portrait ! sa mère en fut réjouie ; j’ai prévenu Elie de me rejoindre à ma maison un samedi matin ; ce fut fait ; Charles, Sabat, Elie arrivèrent en même temps ; ma mère avait préparé des galettes au thym pour le petit déjeuner. Charles a dit qu’il reviendrait nous revoir au bout de trois heures ; il s’excusa. Charles n’ignorait pas le drame que vivait Elie.

Sabat s’est assise toute émue, et a déclaré qu’elle était heureuse de rencontrer Elie chez moi ; c’était une déclaration d’amour pour celui qui sait lire entre les lignes. Elie, courageux, heureux d’être près de Sabat lui assura qu’elle occupait son âme depuis plus de dix ans et que le temps était devenu opportun de lui déclarer « je t’aime » etc.. Ils se sont entendus de se rencontrer le plus souvent possible ; le lendemain dimanche, Elie invita Sabat à l’accompagner au Sud à Sidon ; Charles était présent, mais très discret et respectant les sentiments de son ami Elie et la situation de sa sœur. Le portrait de Sabat était agréable: c’était une monochromie en terre de sienne brûlée remontée par des touches de lumière ; il plairait sûrement à la mère de Sabat. J’ai donné le coup d’envoi. Les rendez-vous et les sorties d’Elie et de Sabat arrivaient à leur terme ; ils passaient quelquefois me visiter et me montraient leur grand attachement.

Des prétendants venaient, admirant Sabat qui refusait toute avance.
La mère, s’était rendu compte de l’attachement de sa fille pour Elie ; elle m’appela et m’expliqua qu’elle s’opposerait à une union de sa fille avec ce poissonnier Elie. Ce fut ma dernière rencontre avec elle ; Charles était vexé et humilié par sa mère, Sabat pleurait.

A Jounieh, Elie avait été contacté par de grands industriels, qui installaient des usines dans les Emirats et l’Arabie Saoudite ; cela nécessitait un ingénieur mécanique de grande compétence. Bien payé, Elie commença le travail ; il faisait la navette entre le Liban, l’Europe et des pays de la région ; quelquefois il s’absentait plus de deux mois ; c’était les moments les plus convenables pour harceler Sabat, la faire changer d’opinion, l’écraser, si j’ose dire. Elle arrive un jour chez moi m’expliquant son martyre et sa situation. Désobéir à sa mère et tenir tête à la famille, ou laisser tomber dans l’oubli un être qu’elle aimait, et avec qu’il elle se sentait engagée et pour témoins Charles son frère et moi, des amis communs. Sa maman rusée et obstinée disait à Sabat : « On n’est pas opposé à ton lien avec Elie, mais sors avec un autre ; peut être cet amour est éphémère ? si tu continues à l’aimer, on ne s’opposera pas. Prends ton temps … ».

Entre temps, elle poussa un jeune entrepreneur un peu apparenté à la famille, à déclarer son amour et inonder Sabat de cadeaux, de gentillesses, de générosités etc… Charles ne dit rien, mais il sentait qu’il était en mauvaise posture, lui qui avait toujours considéré Elie comme un frère.

Invitations, fêtes, sorties, présents, bijoux, parures soirées jusqu’à l’aube, un nouveau train de vie, etc… La maman avait su créer une brèche, une fissure dans les relations de Sabat avec Elie.

Elie sentait que Sabat devenait nerveuse qu’elle n’était plus la même ; Charles mourait de chagrin et d’anxiété ; il passa me visiter me dévoilant « le complot » de sa mère et que lui n’y était pour rien. J’ai senti qu’il était gêné et cherchait à ne pas revoir Elie car il avait un peu honte de ne pouvoir rien faire pour lui son copain de classe ; il décida de voyager en France, à Marseille pour poursuivre ses études et faire sa propre vie et depuis, je n’ai plus eu de nouvelles de Charles. Elie se rendait compte que Sabat n’était plus la même et comme une poignée d’eau en sa main qui s’échappe et qu’il ne peut plus retenir…

Il m’avoua qu’il pardonnait, qu’il en souffrait, qu’il ne pouvait pas oublier. Je laissai à la Providence d’adoucir son sort ; en plus de ses voyages, et de son travail, il s’était inscrit pour préparer une thèse de doctorat. Vivant un drame, le sien, tout seul, il ne chercha pas à contacter Sabat, par amour et par respect, lui laissant sa liberté de choix. Sabat était bien prise dans les filets de sa mère. Moi-même, durant une certaine période, je ne l’ai plus revue ; je me disais : « c’est peut être pour le bien de tout le monde ».
Passèrent quelques mois ; j’étais en visite chez ma sœur, veuve, dont les enfants mariés vivent loin d’elle ou en voyage ; elle passait son temps dans la lecture, presse et revues françaises, romans etc… Je remarquai sur une table une récente « Revue du Liban ». Je me mis à la feuilleter ; je m’arrêtai devant quelques pages d’actualités, de mondanités et fut surpris de voir les photos de noce, de l’entrepreneur et de Sabat ! Je me suis dit : « C’est bien ! c’est une affaire classée ; chacun repartira à zéro et fera sa propre vie »…

En 1958, il y eut des affrontements meurtriers au Liban, presque une guerre civile, mais très localisée, car l’armée tenait le pays en main et garantissait la sécurité ; à sa tête, il y avait le général Chéhab qui deviendra peu après le Président de la République.

Le calme rétabli, il y eut beaucoup de projets d’urbanisme, d’infrastructure, de développement, de modernisation. Entre autre, une autoroute devait couper Jounieh en deux, reliant la capitale à Tripoli, et beaucoup d’autres rues et ruelles furent planifiées ; à Jounieh, des expropriations, des déménagements, des changements…

Elie était toujours l’ami le plus proche ; avec sa famille, ils déménagèrent du côte de Hazmieh-Baabda où ils avaient de proches parents ; adieu la nostalgie, la mer, la pêche, le poisson et les sorties sur le grand bleu. Le papa était devenu vieux, fatigué ; frères et sœurs, chacun et chacune avait un poste et ils étaient dans une très bonne situation : Elie gagnait bien sa vie… mais tout cela allait bientôt changer.

Moi, qui étais entre Université et ateliers de mes Maîtres, je dus voyager poursuivant mes études entre Madrid et Paris ; j’oubliai en un certain sens mon ancienne vie et mes amis du Liban, et même après mon retour, j’eus un autre rythme quotidien: enseignements à l’Université, à l’Ecole Normale, chez les Maristes etc… travaux dans mon atelier, expositions à préparer, de nouveaux rapports avec les anciens et de nouvelles connaissances … un rythme de relations sociales bien chargé ; conférences, concerts, invitations, visites, obligations etc… rencontre de ma future épouse, union nuptiale, le premier bébé vint à naître : Marina, ensuite Madona et les jumeaux, cela les trois premiers années de mon mariage. Puis Andrée mon épouse dût subir une grave opération et être hospitalisée; je passai bien des nuits blanches. Traversant un jour le corridor menant à la chambre d’Andrée, mon regard tomba à travers une porte entrouverte sur une figure alitée avec plein de tuyaux, instruments, masque à oxygène etc… Je me demandai qui pouvait être ce malade ?

Pas possible ! je régresse mes pas, je m’arrête devant la porte entrouverte, je vis des visages que je connais et que depuis longtemps je n’avais plus revus. Au lit, je suis certain : c’est Sabat ; sur une chaise sa maman vieillie, et une infirmière ; je salue, je rentre ; toujours debout près du lit, j’observai cette figure jadis si pure, si belle, si innocente. Sabat me fixant, puis referma les yeux laissant couler ses larmes. Quelques minutes de silence passèrent comme si c’était l’éternité.

« Qu’as-tu, Sabat ? lui-ai-je dit ? Elle a répondu seulement par un mouvement des yeux ; j’ai compris qu’elle était mal heureuse. Je lui ai tenu la main pour lui assurer mon amitié, et que dix ans de séparation ne changent rien : « Je repasserai, Sabat ! du courage ! cherche à te rétablir le plus rapidement possible ! ». En sortant de sa chambre , c’est sa maman qui me suit, m’invitant à l’accompagner quelques minutes dans la salle d’attente ; elle s’est assise près de moi pour me dire : « Je savais à quel point Charles et « Isa » t’estimaient ; Charles, nous le voyons rarement; il est en voyage ; on s’entretient souvent par téléphone ; Isa, ma petite et chérie fille n’a eu aucun jour de bonheur depuis son mariage ; elle tomba enceinte juste un mois après son mariage, et donna vie à un petit garçon, un bijou d’enfant, qui à trois ans s’avéra leucémique et qu’il fallut soigner. Isabelita s’y consacra entièrement durant plus de trois ans à ses côtés dans les hôpitaux, et les centres de soins pour enfants, quant à son mari, il lui a rendu la vie impossible ; il rentrait tard ou ne rentrait pas menant sa vie, satisfaisant ses caprices; ignorant totalement sa femme, pour disparaître enfin complètement de sa vie…

A-t-il voyagé ? l’a-t-on enlevé ? A-t-il été tué ? Rien de tout cela, on ne sut rien de lui durant plus de dix ans. Absence mystérieuse, déserteur ? irresponsable ? Sabat est restée seule, assumant un poste dans l’établissement de son père ; l’enfant a maintenant 9 ans ; il se porte bien, et va à l’école ; ce qui s’est passé par hasard, c’est peut-être la Providence qui l’a voulu. Ton ami Elie est venu la voir… « Elie, lui-ai-je dit, où se trouve-t-il ? dans quelle partie du monde ? depuis longtemps, on ne s’est plus revus ; si Elie viendra peux-tu l’informer ? s’il passe par là, je l’attends dans la chambre de mon épouse ». Elle m’accompagne jusqu’à la chambre d’Andrée qu’elle salue. Je dus quitter rapidement l’hôpital pour m’occuper des enfants et revenir dans l’après midi ; mille questions passaient dans ma tête : pour quelle raison, Elie ne m’a-t-il pas mis au courant de tout cela, moi qui avais été un témoin de son amour ? comment le mari de Sabat avait-il disparu ? et pour quelle raison Sabat était elle hospitalisée ? Vers les quatre heures de l’après-midi, j’étais de retour ; je ne me suis pas arrêté devant la chambre de Sabat ; je me suis dirigé tout droit vers la chambre d’Andrée ma femme ; je rentre en tapotant sur la porte, et je suis surpris de voir Elie assis bavardant avec Andrée !. on s’embrasse, Elie ferme la porte et me raconte que depuis plus de trois ans, il voulait me contacter ; mais ne voulant pas me déranger, il remettait constamment cette rencontre. Voilà ! je vais tout te raconter cher Zouzou. J’avais téléphoné il y a trois ou quatre ans à une société pour obtenir du matériel « mécanique » ; j’ai cru reconnaître la voix de Sabat ! j’ai eu des doutes ; j’ai poursuivi ; « si je dois rappeler pour confirmer à qui dois-je m’adresser ? » Tu demandes Sabat et on te passe la ligne… Je me suis vu emporté par la nostalgie d’autrefois ; je me suis dirigé immédiatement vers cette société en question pour me trouver face à face avec Sabat… Tu t’imagines dans quelle situation nous nous sommes retrouvés ? on avait la parole coupée ; on est restés silencieux, ne pouvant croire l’évènement ; depuis plus de huit ans, on ne s’était plus revus. Elle s’approcha de moi et m’embrassa. “Alors la commande du matériel c’est pour toi ? assieds-toi !. C’est le plus beau jour de ma vie ; comme j’ai été ingrate, stupide, légère, le jour où j’ai commis la bêtise de t’abandonner ; je suis seule et malheureuse… Cinq à six mois après mon mariage, mon mari a disparu ; mon garçon a subi de longs soins dans les hôpitaux… que pourrai-je te raconter ? Charles mon frère, me téléphone régulièrement”. Et depuis ce jour-là, je n’ai plus quitté Sabat : j’ai partagé toute sa vie, son existence, ses peines et ses joies. J’ai cherché à éclaircir la disparition de son mari, des rumeurs circulaient qu’il avait été tué et d’autres suppositions… Ce qui est certain, c’est qu’il a disparu depuis plus de 9 ans.

Mon amour pour Sabat était vrai ; je vivais maintenant les plus beaux moments de ma vie. Pouvait-on s’unir à nouveau ? se marier ? légalement ? Il fallait trouver une issue : nous avons voyagé en France, à Marseille, où Charles nous attendait. Un avocat a étudié notre dossier et nous nous sommes présentés devant le maire pour un mariage civil; Charles fut le témoin… Nous avons alors passé une dizaine de jours entre Marseille, Toulouse, Lourdes, Paris enfin et nous voilà au Liban de nouveau dans notre maison élevant le petit garçon en attendant d’avoir, nous mêmes un nouveau né… J’ai souvent pensé à toi, à la mer, la pêche, notre agréable enfance. Et les jours ont suivi. Or il y a un mois tout juste, nous dinions Sabat et moi et son petit dans un restaurant sur la plage à Byblos. La soirée était animée ; boissons, musique, chants, danses, etc… Je dansais Sabat et moi ; je l’étreignais, je la serrais contre mon cœur quand apparait près de nous sur la piste le mari déserteur dansant avec une compagne. Comment décrire le spectacle, le choc, l’évènement ? quelle réaction ? Sabat tomba immédiatement dans un évanouissement. Quant à ce mari tout de suite comme si de rien n’était, il a disparu … En moins de 4 minutes, une ambulance de la Croix rouge a transporté Sabat aux soins intensifs d’un hôpital à Byblos. Sabat avait eu le souffle coupé ; un arrêt du cœur … ; nous l’avons amenée ici, en ce grand hôpital de la capitale où plusieurs spécialistes ont cherché à la réanimer… Vous l’avez vue ; elle est toujours dans les soins… J’ai pris congé de mon travail et, je suis là, nuit et jour… ; je sors quelques minutes pour m’occuper du petit. Les médecins nous ont assuré que Sabat va se rétablir bientôt et que des signes : ouverture des yeux, sourire, mouvements des mains, regards, sont prometteurs et surtout après ta visite qui a été très bénéfique… ». Il bavarda encore un peu avec Andrée et nous quitta dans l’espoir de nous revoir souvent…

Je décide alors de faire quelque chose pour Sabat ; elle qui m’estimait et me considérait comme son frère… Le lendemain, j’arrive à l’hôpital de bon matin avant cinq heures. Je rentre par les urgences ; je passe voir Andrée pour une minute, et je me dirige vers la chambre de Sabat. J’entre en faisant quelque peu de bruit ; je m’adresse à Sabat gentiment, lui disant que je viens la peindre ; « Je veux faire de toi Sabat, un portrait plus beau que l’antécédent que j’ai réalisé il y a onze ou douze ans… Charles va nous rejoindre, Elie aussi. Elle ouvre les yeux, elle sourit, je lui prends la main qu’elle serre; elle fait des efforts pour s’exprimer ; mouvement des lèvres… : « Tu dois te tenir debout Sabat ; tu es plus forte que jamais, surtout qu’on est tous près de toi !.. Compte en ton cœur de un jusqu’à dix, à vingt… ». Une infirmière entre dans la chambre. « Voilà l’infirmière qui vient t’aider à te lever ; « allez ! un peu plus d’efforts » ; elle souriait, elle cherchait à soulever la main. L’infirmière m’assura que tous les signes de la guérison, se manifestaient.

Je suis resté avec Sabat presque une heure. Enfin, c’est Elie qui est arrivé ; Je lui ai annoncé que Sabat allait bientôt revenir à la maison et reprendre la vie normale.

Andrée, elle, est rentrée à la maison, une semaine après ; on débrancha tous les appareils qui alimentaient Sabat en oxygène et médicaments. Elle a pu se promener dans le couloir de l’hôpital ; elle est rentrée à la maison pour une longue convalescence… Je passais chez elle tous les trois ou quatre jours. Elie, lui, a repris ses activités… Un ou deux mois se sont écoulés ; on sonna à la porte un soir chez moi; je me dirigeai pour ouvrir ; c’était Sabat toute radieuse et gaie pour une visite éclair et imprévue…

Elle me présente une enveloppe afin de m’en faire connaître le contenu ; c’était un papier du mari, son époux où son avocat déclarait qu’il accordait à Sabat plein pouvoir et liberté d’annuler, de rompre leur mariage… qu’il ne contestait pas, etc… Je me suis dit : « ouf, un problème en mois ! ».

Je devins curieux de savoir ce qui se trouvait dans le secret ; pourquoi cette attitude de la part de l’ancien mari ? Je n’ai jamais pu satisfaire ma curiosité. Entre temps Sabat et Elie ont eu trois enfants deux filles et l’autre garçon. La vie avait donc repris son cours calme et belle; on vivait agréablement, d’ailleurs pas loin les uns des autres. Puis, plus de quinze ans ont passé.
Un beau matin le facteur m’appelle sous ma fenêtre me demandant de descendre signer pour recevoir une enveloppe recommandée.

Elle venait de France, précisément de Grenoble de la part du mari infidèle! En voici le résumé:

« Cher ami,
Je sais à quel point, Sabat, ses parents, son mari Elie, son frère Charles t’estiment… J’ai voulu t’éclairer un de mes actes il y a presque vingt cinq ans ».
« Quand je m’étais marié avec Sabat, j’avais une vie et des relations des plus agitées ; j’ai pu savoir que j’étais contaminé par l’une de mes partenaires et que ma maladie était incurable, perdant toute immunité. Je venais très rarement au Liban, j’ai voulu disparaître, et quand on s’est rencontrés sur la piste de danse ; j’étais de passage pour deux journées afin de régler des affaires immobilières. Cette lettre je l’ai écrite depuis longtemps. J’ai demandé de la poster aujourd’hui ; quand tu la recevras, je crois que je ne serai plus de ce monde ! ma prétendue insensibilité envers Sabat a donc une explication ; je te laisse le soin d’en comprendre les significations. Elles sont multiples, etc…

Et cela a été vrai.

Les proches parents m’ont annoncé le décès de cet ancien camarade. Je suis allé à une prière qui a été résolue pour lui pour le repos de son âme. J’ai pensé qu’il n’était plus besoin de remuer d’autres cendres du passé. La vie continue.

Joseph Matar
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