L’ami, l’abbé vêtu du bleu

Le nez un peu aquilin, le front large, celui des anachorètes à qui les reflets du ciel donnent une teinte un peu bleuâtre ; le cou long et nerveux ; les yeux d’un fin observateur, aux arcades zygomatiques bien dessinées ; les lèvres fines, un sourire large ; une attitude médiatique ; long de taille, maigre ; les crêtes osseuses bien marquées, énergiques, nerveux, électrisé ; on aurait dit qu’il venait de quitter le jardin des oliviers après avoir longtemps jeûné ; peu gourmand ou pas du tout ; végétarien, mangeant peu, se nourrissant d’idées, d’idéalisme de pensées ; une amande, une noix ou quelques olives lui assuraient un repas somptueux. Sa tisane de tous les jours était le mathé ; il fumait la pipe de temps à autre ; point de boissons alcooliques, sauf le peu de la coupe qui est bu sacrée en tant que sang du Christ, ce mystère de l’hostie qui date depuis le soir de la Cène, et qui est le seul lien entre nous et le Messie.

Il aimait écouter : son système auditif est développé. Il écoutait avec patience et réflexion. Il ne parlait pas.il enseignait, ses leçons étaient préparées à merveille. La parole était vraiment de l’or ; il ne la gaspillait pas dans les bavardages. Il se levait tôt, et ne dormait jamais avant minuit. Le travail du jour se prolongeait la nuit et reprenait le lendemain matin. Il faisait de longues marches une ou deux fois la semaine. Quelque fois je l’accompagnais ; c’était un travail forcé : vingt à trente kilomètres à pied sur des routes serpentant la montagne, ou au bord de la mer ; on s’arrêtait pour déjeuner près d’une source, ou dans un restaurant local. Les dimanches ou jours de fêtes, il célébrait la sainte messe chez des religieuses toutes proches. Il priait aussi, car sa vocation dans le sacerdoce était authentique.

De sa jeunesse, je connais peu de choses. Ses origines syriennes, d’une haute montagne surplombant Damas. De rite Grec-Catholique, il avait fait ses études de noviciat au séminaire Saint Paul des Pères Paulistes de Harissa. Beaucoup de parents envoyaient leurs enfants dans les couvents et séminaires ; ils pouvaient suivre des études et recevoir une bonne éducation. Si le sacerdoce était leur vraie vocation, ils étaient ordonnés ; sinon ils pouvaient quitter le noviciat et être réintégrés dans la vie sociale et civile. Lors de l’ordination, l’élu, peut choisir un autre nom, en plus du sien ; il avait choisi le nom de Joseph, qui fut son saint Patron, l’époux chaste et fort de Marie. Père Joseph, était un vrai prêtre respectant ses vœux, et vivant fervemment sa vie de prêtre, très honnêtement. Il pouvait, du fait de ses capacités enseigner dans le Secondaire et en langue française, et ainsi gagner largement sa vie. Il préférait ne pas s’engager dans des activités qui ne l’intéressaient pas ; son domaine était celui de la pensée. Il se familiarisait avec les grands penseurs : Socrate, Platon, les sages et mystérieux hindous, Saint Augustin, Saint Thomas, Pascal, Descartes, Nietzsche, mais il admirait surtout le Mahatma Gandhi….

Nous avons fait à pied presque toutes les hauteurs et sommets du Liban, toutes les sources, les vallées. Seuls ou avec des groupes d’amis. Les sacs à dos remplis de provisions, de l’eau, du pain… quelquefois on était hébergés chez nos nombreux amis éparpillés dans tous les coins de la montagne. Au Liban qui est un microcosme de toute la création, la marche est un plaisir ; partout où l’on est, on se sent chez soi. La bonté, l’hospitalité, la générosité des gens où que l’on se trouve, sont inégalables. Le Liban mentionné tant dans les Ecritures que dans les mythologies, ce n’est pas seulement les cèdres et les sommets neigeux, ni les saintes vallées ; c’est surtout l’homme qui reflète tous les visages et les richesses de la nature dont il fut doté depuis le premier matin de la Création.

Qu’il enseignât la littérature ou la philosophie, il était original, contestataire. Il était lui-même ; il semait la parole, le feu contestataire, le renouveau dans les esprits de ses élèves…

La tradition n’était pas dans son sillage, il n’était pas fait pour vivre en communauté ; sa communauté était Dieu et son milieu d’étudiants parmi lesquels il se sentait bien.

Qu’est-ce que penser ? Est-ce prendre des attitudes, des poses, gestes et prises de vues, silencieux, immobile, une main sur les tempes ou le front, mettant en relief la tête et la matière grise qu’il renferme avec une mention : silence… est-ce-que le bruit est opposé à l’acte de penser ?

Ne peut-on pas penser en dansant, marchant ? En jouant, dormant, se nourrissant ? En étant solitaire s’isolant ou être baigné par la foule ? Se plier sur soi ? Ou s’unir et s’ouvrir à une foule ? Penser la nuit dans la pénombre et écouter les muses et les anges. Quant à moi, l’inspiration s’intensifie quand je suis en pleine manœuvre et labeur. Ce qui est certain, penser est l’exploitation de ce monde d’idées, de conceptions, d’opinions ; l’intelligence se met en activité etc….

Dans son CV il fallait noter : penseur…

Je n’ai jamais rencontré une famille dont tous les membres garçons et filles n’ont pas un niveau de culture supérieur… Ils sont tous et toutes des docteurs, des chercheurs, assumant de grandes responsabilités, de hauts postes au Liban ou à l’étranger, USA, Canada, France etc… Médecins et directeurs d’hôpitaux, directeur économique dans le secteur pétrolier qui peut faire la pluie et le beau temps, haut placés dans le domaine de l’éducation et de la recherche etc…

Une grande et nombreuse famille, six garçons et deux filles dont le père était à peine lettré.

La Providence a voulu que je croise ce Père Sarkis, le rencontrer et vivre pendant quelques années dans son ombre sous sa tutelle en un certain sens. Le Bon Dieu l’a envoyé chez nous à la maison. Il frappa à notre porte dans les années 54 pour y résider presque dix ans. Les premiers contacts se rapportent à quelques questions que je lui posais; et je prenais note de tout ce qu’il disait ; je notais chaque mot, chaque signification, portée, sens, je cherchais à mieux comprendre ; en moins de cinq minutes, il m’écrasait par ses flots de connaissances, définitions, sens, idées etc… il faisait cela aimablement, avec amitié ; lui aussi voulait s’exprimer, sortir un peu de son monde. Ce fut un premier journal que je commençai, et commentai au jour le jour date, heure, etc…

J’étais assez faible en français ; il était pour moi cette université, cette source, ce dictionnaire pour le travail présent et c’est ainsi qu’une amitié naquit entre nous… de temps à autre il me demandait quelques services quand il ne sortait pas : achat de tabac (pour pipe), thé, sucre, fruits, courrier, journaux (il lisait ‘Le Jour’ ; c’était l’un des trois journaux les plus vendus en langue française ; il y avait ‘Le jour, l’Orient, et le soir’ ; il ne reste plus actuellement qu’un seul ‘L’Orient le Jour’ : ils se sont unis, vu le peu de gens qui lisent encore la presse française). Une occasion en plus de lire le français à travers la presse. J’achetais tous les livres qu’il me conseillait de lire ‘Le grand Meaulnes’, Molière, etc…

A l’époque j’avais commencé à dessiner et peindre ; j’étais autodidacte ; seul je devais résoudre tous les problèmes et difficultés. J’étais en correspondance ; je copiais, je gaspillais du matériel ; je dépensais inutilement quelquefois le temps et les forces. Je lui montrais toujours ce que je réalisais ; sa critique était sévère, ferme, sans pitié, ce qui m’obligeait souvent à déchirer et à détruire ce que je faisais ; je ne me contentais pas d’effacer et de reprendre. Je recommençais de nouveau, de nouvelles études, prenant en considérations ses jugements. Il cherchait dans toute œuvre, la plénitude de l’expression, la perfection ; il n’aimait pas les ‘malades’ ; l’ignorance, la faiblesse, l’à peu près. Il voulait pousser tout vers l’idéal, la poésie, vers les valeurs, moi qui n’avais presque aucune formation à tous les niveaux : culturels, techniques, artistiques, expressions, savoir faire, connaissance,… poésie… mais je savais que la poésie était l’art par excellence ; que toute œuvre qui n’atteint pas ce degré poétique n’était pas valable, que tout acte créateur est un acte poétique même dans le domaine scientifique ou religieux ; un savant est aussi un créateur ; un saint moine est un chercheur, innovateur, créateur à la recherche du Créateur…

Mes questions devenaient de plus en plus nombreuses, je lisais davantage, je travaillais davantage ; j’avais un grand élan pour le travail, pour ma formation ; j’avais rempli des dizaines de cahiers de notes, de commentaires etc… Je savais que quand je mettais ce brave Père en colère, il le faisait avec amour, car il voulait que je sois un peu son égal et former ma personnalité. Il attira mon attention sur une phrase du Raphaël : ‘Comprendre, c’est égaler’.

Dans sa bibliothèque il avait six à huit livres qui traitent de l’art : Raphaël, Degas, Velasquez, Bruegel etc… Il me dit un jour : « Tiens, je t’offre tous ces bouquins pour les lire et les garder. » Il avait l’habitude d’écrire son nom sur la première page à droite en haut sur chaque volume. Je garde toujours chez moi ce nostalgique et somptueux cadeau.

Beaucoup de noms, même si je les avais entendus, m’étaient nouveaux : Spinoza, Gandhi, Descartes, Goethe (à propos de ce dernier, j’avais lu son Faust ; c’était une première lecture à laquelle j’étais resté indifférent, ce même Faust je l’ai relu en 1962-63 à Madrid, c’était différent : dans cette lecture je comprenais maintenant la grandeur de Goethe et son génie) Nietzche, Platon, Saint Paul, Chiha, Shéhadé, Delacroix… Saint Jean de la Croix etc… je prenais en considération toutes ses explications, ses commentaires, ses critiques dures quelquefois.

Il était en admiration devant Gandhi, et la non-violence. J’avais réalisé du Mahatma un petit croquis à l’encre de Chine qu’il a accroché derrière son bureau. Il me racontait comment par la non-violence, Gandhi a pu libérer toute l’Inde de l’autocratie anglaise ou comment Ghandi, arrivait à Londres avec sa chèvre qui le suivait au pas sur l’aéroport de Londres… et quelles impressions faisaient de pareilles photos sur les médias et la foule.

A l’époque, il travaillait sur une œuvre qu’il appela ‘Expériences spirituelles’ E.S., déjà le spirituel est difficile à atteindre, et quel labeur il faudra pour s’aventurer dans des expériences pareilles. Toutes les fois qu’il sortait et rentrait à la maison, il avait une pile de livres sous le bras, qu’il commandait dans les librairies adéquates de la capitale ; c’étaient un trésor, sa richesse. Il savait quel facteur représentait le livre dans une civilisation. Il a fallu attendre cinquante ans avant de découvrir ce riche monde de documents que nous livre ‘l’internet’ ; à l’époque on parlait de photocopies, de microfilms.

Il se passionnait pour mes activités ; il critiquait, commentait, orientait avec beaucoup de zèle et d’amabilité. Il suivait de près le mouvement artistique et culturel au Liban, il connaissait plusieurs artistes, il venait aux salons, surtout celui de l’automne où tous les artistes libanais participaient avec une ou deux œuvres ; il me demandait de l’accompagner au Cénacle libanais pour des conférences : René Habchi, Naccache, Shéhadé. Voyant que je tournais un peu en rond et que je n’arrivais pas à sortir tout seul et rapidement de certaines stagnations, il me proposa d’aller visiter l’artiste Omar Onsi et de lui proposer de me donner quelques leçons ; ce qui fut réalisé et Omar, en réalité, me donna de suite la première leçon qui dura deux heures et ce fut l’amitié qui était née entre nous et un souffle, un élan pour le travail ; je me sentais devenir un autre, un nouveau soleil venait d’apparaître dans mon univers; la naïveté, n’existe et ne doit pas exister en ce XXème siècle au vu de la richesse et de la variété des connaissances qui rayonnent partout. On peut prétendre être autodidacte en certaines limites, c’est le premier pas qui compte et qui est décisive.

Il m’offrit un jour: vingt leçons sur l’Art et DDD Degas, danse, dessin, cela m’amusait, c’était très instructif tous ces points en communs approfondissaient notre amitié : amour de la connaissance, du livre, de l’art, de la culture, de la nature et de l’environnement, de l’humain…

Un jour, je le vis troublé, larmoyant ; il venait de rentrer et de m’annoncer qu’il repartait immédiatement à Zahlé dans la Békaa; on venait de lui annoncer le décès de son jeune frère Louis et de sa mère dans un accident, près de Zahlé. Je suis allé rapidement louer une voiture qui nous à transportés lui, ma mère et moi à Zahlé pour être près du Père Sarkis et partager ses peines. Son frère Louis, de mon âge et d’une rare intelligence, terminait l’université… Une semaine de deuil à Jounieh, tous les amis et connaissance venaient chez nous à la maison pour les condoléances car au fond le Père et moi, nous étions une famille et ma mère le traitait comme son frère, son fils. Le deuil au Liban dure d’une semaine à un an, et quelquefois il est éternel. On s’habille de noir, on n’écoute plus la radio, on arrête toute fête et musique etc… Une semaine après le décès, se fait dire une messe ou une prière pour le repos de l’âme du défunt ; quarante jours après, ce sont les ‘quarantaines’ une grande cérémonie religieuse; après quoi, les parents du défunt demandent à l’assistance de suspendre le deuil et de retourner à la normale ; une autre prière est renouvelée après un an ; quelques uns passent le reste de leur vie dans le deuil.

Le Père Sarkis n’était pas un chercheur et penseur ordinaire, il était révolutionnaire, contestataire ; il voulait évoluer, se développer et avec lui, son milieu, ses amis.

Il vivait à fond son christianisme et sa vocation; il était tel un ermite et son entourage n’était pas la nature rude, les rochers, le désert … il était anachorète parmi des humains, il était enfermé dans sa chambre; derrière lui une sainte Croix en bois; il jeûnait, priait, faisait des sacrifices, il aidait autrui et se plaisait dans la solitude. De temps à autre, il passait par la rue de Damas voir ses parents, il faisait le trajet à pied, pourtant, il y avait le tramway qui desservait cette région. Il visitait quelques amis se trouvant sur le même axe, entre autre Hoda, une poétesse, intellectuelle, idéaliste; envers elle j’avais une grande amitié et du respect, son frère était mon ami de jeunesse.

Voici, qu’un jour, on lit dans le premier titre du journal ‘Le Jour’: Mort de Hoda. Un accident fatal ; je ne savais comment lui apporter le journal et lui annoncer la triste nouvelle. J’ai replié le journal et je l’ai posé sur sa fenêtre; à peine cinq minutes s’étaient écoulées, qu’il courut vers moi bouleversé me disant quel sort triste, et quel accident sur la route de l’aéroport, Hoda accompagnait son ami Amal et l’accident a eu lieu la nuit. Ces deux jours furent des plus longs et des plus tristes. Nous étions près des parents de Hoda. Le lendemain l’enterrement eut lieu à Ballouneh où se trouvait le caveau des familles de cheikh. Durant tout le trajet le Père Joseph était derrière le cercueil comme si un morceau de lui-même lui avait été arraché et avant d’enterrer le cercueil, il courut le toucher et le baiser. Je reconnais qu’il avait beaucoup de sentiment et qu’il partageait profondément les malheurs d’autrui. J’avais réalisé un petit croquis de Hoda qu’il accrocha dans un coin de sa chambre.

Chez les Maristes tout proches, il enseignait : ‘la religion’. Mais avec ses idées avant-gardistes, gauchisantes, révolutionnaires, il fut mis en disgrâce et la direction décida de s’en séparer et de l’éloigner, ce qui l’engagea à arrêter l’enseignement, qu’il faisait cependant par amour et non en vue d’un gain lucratif : Il était soutenu par ses frères richissimes.

Le Père Sarkis s’adressant aux grands élèves, essayait de leur faire voir que la religion (chrétienne en particulier) reposait sur des bases solides. Cette entreprise répond à une démarche universelle : au sortir de l’enfance et des habitudes prises dans le milieu, soit familial, soit géographiquement culturel, le jeune se pose la question de la vérité, de la solidité des énoncés religieux.

Or cela avait été la démarche de tous les penseurs de renom : Socrate, Platon et Aristote (chez les Grecs) Descartes, Pascal, Spinoza, Kant, Nietzche (chez les Occidentaux).

– Dieu on ne le voit pas (Jean 1/18)

– D’où vient qu’on y croie (depuis toujours, et qu’on organise sa vie en fonction de cette foi) ?

– Chacun de ces penseurs va tenter de découvrir pourquoi on y croit (il doit y avoir des raisons fermes, sûres, imparables… Et de relire la démarche de ces grands penseurs :

Platon (dans son Phédon et son Banquet…)

Descartes (dans son discours de la Méthode)

Pascal (dans ses ‘pensées’ où il offre de parier pour, on a tout à y gagner; puis fait voir que la religion ‘comble l’attente spirituelle et console, puis essaie de montrer que nous avons des raisons historiques de la présence de Dieu dans nos vies…)

Spinoza (dans son ‘Ethique’ souligne combien sont faibles fragiles nos raisons, nous sommes la proie d’illusions et de passions. Le ‘réel’ comprend deux modes d’êtres : la pensée et l’étendue, aussi difficile à connaître l’une que l’autre… Il les assimile à Dieu même, incompréhensible).

Nietzche, d’abord protestant et pasteur, en vient à rejeter le Dieu des Chrétiens synonyme de répression des passions (dit-il) et prône le retour à Dyonisius: la joie de vivre (le Dieu des Chrétiens est mort ! en disant que Dieu est mort ce que c’est nous qui l’avons tué. Nietzche faisait un simple constat : notre civilisation occidentale s’éloigne pratiquement de la religion et devient païenne. Nietzche n’avait pas prévu les poussées Jihadistes et fondamentalistes des extrémistes islamiques.)

Les cours de religion de Père Sarkis aux grands élèves parurent hardis ; c’est l’âge où l’on réfléchit ; le professeur de religion explique pourquoi les grands penseurs ont cru devoir douter des vérités religieuses traditionnelles et ont essayé de formuler des preuves qui n’ont pas toujours satisfait les autorités religieuses : Socrate a été condamné à mort, Spinoza a été condamné à l’exil, Nietzche est mort fou…

Et puis, le Père professait des idées politiques qui ne plaisaient pas il paraissait révolutionnaire. Si chez Nietzche le Dieu traditionnel est mort, chez Père Sarkis le Messie, Dieu est en perpétuelle résurrection.

Son admiration pour Ghandi qui arracha cet immense pays à la domination anglaise par la seule force de sa vie spirituelle, la non-violence, le jeûne, les sacrifices… Défenseur des libertés individuelles, de la tolérance, de l’indépendance… il était pour la liberté de penser, la connaissance du vrai, c’était l’envoyé des temps modernes, le prophète, le chef temporel et spirituel, il fut le sauveur de l’Inde, ce pays si mystique et si civilisé.

Ses amis qui lui rendaient visite et que je recevais moi-même et qui étaient en admiration devant son génie étaient nombreux et très haut placés, des ministres, des diplomates, des penseurs et hommes de lettres, je me souviens qu’un jour, un attaché à l’ambassade du Liban à Paris vint le saluer avant de voyager ; il vit chez moi un portrait récent d’un villageois ; il demanda au Père s’il pouvait l’acquérir ; je voulais lui offrir la toile, il refusa et il me la paya et fut enchanté de l’avoir chez lui.

Quant à moi, grandissant, évoluant, me composant mon univers, mes convictions, je devenais contestataire et j’osais lui opposer mes idées, mes principes ; cela ne le dérangeait pas il était content de voir qu’on était des amis, et même que je n’étais pas son disciple. Il me disait : ‘tu trouveras toi-même ton chemin.’

Il m’encouragea à voyager à voir le monde, Paris surtout. J’étudiais dans le temps l’espagnol au centre Cervantès, centre culturel hispanique; j’avais pu obtenir une bourse; l’attaché culturel à l’ambassade été venu visiter mon modeste atelier, et m’encouragea à étudier en Espagne… en réalité, l’art, la culture, se perfectionnent partout et ne connaissent aucune frontière. La décision fut prise, et ma mère voulait à tout prix et souhaitait que je change d’ambiance. Il connaissait et aimait tous mes amis; à plusieurs reprises, nous avions déjeuné et visité les Onsi, Wehbé, Corm etc… L’heure du voyage approchait, je faisais le compte à rebours.

L’abbé Sarkis, lui et ma mère furent les derniers à me saluer avant mon voyage. Il savait que j’étais devenu un autre après plus des six ans de discussions, de commentaires, d’échanges, de labeur. Il m’avoua qu’il quitterait le Liban d’ici une année pour aller à Paris.

De Madrid où je résidais, on échangea plusieurs lettres; le jour où il m’annonça qu’il voyageait en la capitale Française, j’avais ses coordonnées ; un soir, nous nous sommes rendus dans un restaurant italien du côté de Saint Germain. Ce fut une soirée très agréable et nostalgique. On s’est par la suite revus et téléphoné à plusieurs reprises ; lui, il hébergeait du côté de Saint Supplice où il célébrait sa messe.

De retour au Liban, je lui écrivais ; pas de téléphone, jusqu’au jour où il m’annonça sa rentrée de Paris.

De retour chez nous, il me confia qu’il devait changer de résidence et être plus proche de Tripoli, où se trouve l’évêché grec catholique ce fut fait ; il avait pu trouver à Byblos une petite maison, très indépendante, dans un jardin d’orangers et de bananiers ; il déménagea et occupa ce lieu plus de dix ans, c’est-à-dire jusqu’au début des événements. Il venait voir ses amis ; il venait quelquefois à pied. La marche pour lui c’était comme la respiration. Nous avons été un jour visités le chef druze socialiste, Kamal Joumblat, cet autre mystique et végétarien.

Plusieurs visites à Harissa chez les pères Paulistes, qui le respectaient et craignaient ses critiques et sa langue un peu dure, sévère, et son libéralisme. A Byblos, où il passa une dizaine d’années, il fut très bien entouré, surtout par un commun ami atteint de cécité et qui avait besoin de qui l’aider.

L’abbé Sarkis, pour moi aura été un frère, un père et un ami… je le voyais de moins en moins surtout après l’éclatement des hostilités ; il s’était vu obligé d’abandonner sa maison à Byblos pour s’installer définitivement dans l’archevêché grec catholique à Tripoli.

Les forces libanaises extrémistes voyaient en l’abbé Sarkis un ‘fauteur de troubles’, une ‘personna non grata’. Ils s’attaquèrent à son humble maison, saccagèrent, violèrent, brûlèrent, n’épargnant rien. Ce qui fut sauvé, c’est grâce à des voisins qui accoururent et défendirent ce qui restait. L’abbé Sarkis n’est plus rentré à Byblos. Il est resté à Tripoli, et définitivement ; on se visitait de temps à autre ; il me confia une prière de Saint François, pour l’encadrer chez mon encadreur…

On m’annonça un jour le décès de l’aimable Père. Je le revois souvent dans sa soutane bleue. J’ai revu plusieurs fois son frère qui réside à Paris, Nicolas, qui lui non plus n’est pas rentré au Liban ; les autres membres de la famille sont dispersés entre les USA et le Canada, et l’abbé a choisi, lui le paradis comme résidence…

Le bon Dieu a besoin d’âmes géniales et douées et Père Sarkis avait toujours poursuivi la recherche de la vérité, de la liberté, de l’amour, du divin.

Joseph Matar
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