Les deux frères désunis
1962 – ma deuxième année à Madrid où mes activités débutaient avant 4 h du matin pour m’endormir le soir à minuit. Un horaire d’esclave, de nègre ; mais j’étais heureux ; tout ce que je faisais était pétri par l’amour. L’Ecole San Fernando des Beaux Arts, rattachée à l’Université de Madrid, le Cercle des Beaux Arts où je dessinais de 7 h du matin à 10 h la nuit, les travaux de l’atelier, les musées à visiter, les relations, la correspondance, les mails n’existaient pas encore, les sorties, les amis… Un rythme étourdissant, vertigineux, en plus les « V.I.P » (Evêques, religieux, notables, amis…) qui passaient pour 2 ou 3 jours à Madrid et qui me contactaient pour les aider, les accompagner.
Les premières semaines, j’ai sillonné les avenues, rues, ruelles, cathédrales, églises, places, restaurants typiques, musées, jardins etc…
Madrid était comme mes poches, en moins de trois mois, je possédais la langue parfaitement bien. J’ai commencé à visiter les environs de Madrid grâce à un ami étudiant en médecine qui avait sa voiture. Escorial, vallée de Los Caïdos, Alcalá, Aranjouez, Toledo, Avila, Segovia… en train : Salamanque où résidaient mes amis séminaristes, Valence, Malaga, Barcelone, Santander …
Quand je recevais des amis, c’était le Prado, Plaza Mayor, Palais Royal, restaurants typiques…
Un évêque, ami, décédé maintenant, accompagné par une garde de religieux, me demanda de l’accompagner au Prado, et d’expliquer une messe maronite en la cathédrale qui était archipleine.
Peu connaisseur en matériel plastique, l’évêque passa rapidement devant les Boche, Goya, Velázquez, Grèce, pour s’arrêter longuement devant les trois grâces de Rubens où (Hélène Fourmon son épouse) le modèle, manifestait tout son charme, sa beauté. L’évêque m’assura qu’il lui était impossible de choisir la plus belle ; les trois sont égales en beauté.
D’autres amis en passant à Madrid, ne s’intéressaient qu’aux restaurants et boites de nuits… D’autres religieux du temps de Sa Sainteté Jean XXIII et lors du Concile projeté sur les grands écrans voulaient voir cette documentation, il fallait voir les files qui se formaient pour acquérir un billet.
Pour découvrir les régions, je préférais être en petit groupe sans avoir recours aux tours organisés.
… Je me dirigeai, un matin, au Prado ; mon regard tomba sur une annonce ; Plaza Cibèles, « Tours organisés » tous les jours départ à 7 h 8 h …
J’ai été tenté de connaitre Toledo où a vécu le Greco ce grand artiste mystique et religieux.
… Me voilà en route dans un pullman pour Toledo, ville historique, églises, maison du Greco, le Tage, archevêché, armes blanches, objets en cuivre… et surtout l’« Alcazar » qui surplombe le Tage…
Pourquoi ai-je eu envie de m’arrêter en l’Alcazar ? J’y reviendrai plus loin.
Durant la guerre civile meurtrière en Espagne de 1936 à 1939 entre les nationalistes, les phalanges, ceux de José Primo de Rivera et les républicaines communistes, on y rapporte un fait remarquable : En entrant dans l’Alcazar, on peut lire en toutes les langues, la conversation textuelle, qui se découla entre le défenseur de l’Alcazar, un général, et son fils qui était sorti pour une mission à Toledo et qui avait été capturé par les rebelles. Les affrontements étaient des plus atroces ; l’Alcazar résistait et défendait la route vers Madrid la capitale ; l’alcazar attendait des renforts de Franco ; toute la ville tomba entre les mains des insurgés qui exigeaient, pour rendre le fils à son père, la capitulation de l’Alcazar ; en résumé la conversation téléphonique enregistrée mot à mot disait : – le fils à son père « attention ne vous rendez pas papa ; je préfère mourir que d’être un fils de traître et de lâche, etc … », et le fils avait été exécuté… Le siège de l’Alcazar avait continué et les héros assiégés défendaient et protégeaient tous ceux qui avaient pris refuge dans cette grande citadelle. Avec l’arrivée des troupes de Franco, Toledo fut reconquise et libérée, et l’Alcazar avait été un témoin de tous les actes héroïques qui s’y sont déroulés.
Nous avons pris le déjeuner dans un restaurant dans le vieux quartier.
Non loin de moi, un vieux de 80 ans était assis sirotant une coupe de vin, il nous observait ; il ne savait quoi faire ; il brûlait le temps… ; sa tête était noble, son regard intelligent, mais triste…
Je ne sais comment, voulant noter les coordonnées d’une voisine assise à mes côtés à table, le carnet d’adresses téléphonique glissa de ma main et tomba près du vieux qui le ramassa, fixa le petit carnet illustré par un petit cèdre. Le vieux me fixa et regarda le carnet, et le petit cèdre, et en me le rendant, il m’a dit : « Erès libanès ? (es-tu libanais) – si ! porqué ! – (oui ! pourquoi ?) et il continua en arabe, m’invitant à prendre quelque chose, un apéritif, un digestif, un vin… Sur sa table pour bavarder un peu, il commanda deux coupes de vin sans attendre ma réponse. Il me dit: je suis du Kesrouan ; j’ai de grandes propriétés du côté de Zouk, Ghosta, Ghadir (ma région) ; mais rien ne m’intéresse au monde sauf d’être à Toledo près de mes bien aimés ». Il parlait, me nommait des gens au Liban que je connais, des familles, des parents etc…
Il me raconta qu’il vivait à quelques trois cents mètres du centre, dans une très grande maison. Qu’il n’était plus allé au Liban depuis longtemps et peut être qu’il n’irait jamais plus.
Il commanda deux autres coupes. Je précis le serviteur de ne plus rien apporter, car je devais partir avec mon groupe dans un instant. J’ai su qu’il s’appelait Emilio; il me passa ses coordonnées et me pria de venir chez lui car il avait trop de choses à me raconter : il vivait dans un temps nostalgique duquel il ne pouvait sortir. Il prit mon adresse à Madrid, et on se quitta, moi pour continuer mon programme.
Une semaine se passa ; je reçus une communication d’Emilio m’invitant à passer une fin de semaine à Toledo…
Un mois cependant s’écoula; un autre appel téléphonique d’Emilio. Je lui fis comprendre que j’étais débordé mais que je viendrais un jour, c’était promis. … Deux autres mois…
Un samedi soir à 20 h la dame du lieu ou j’habitais m’appelle pour répondre au téléphone :
– Emilio – je suis à Madrid pour affaires et pour visiter Carmen ma fille ; je t’invite demain à venir déjeuner chez nous. – Nous irons nous promener dans le parc del « Retiro » tout près d’Alcala, ma résidence ; nous resterons sous les arbres, un lieu très agréable… ».
Le dimanche matin, vers 9 h, j’étais au parc ; à 10 h, pointa le vieux Emilio dans un taxi ; sa marche conserve une grande fierté ; une attitude noble et hautaine, mais on sentait qu’il avait été écrasé par la douleur et la sévérité du destin.
Je le saluai ; il se dirigea s’asseoir me disant qu’il se sentait fatigué. Il me dit qu’il ne quittait presque pas Toledo : « C’est seulement pour voir Carmen et mes petits enfants que je viens et, rarement, à Madrid ; à Toledo, je suis près de mon cœur ». J’ai, de suite, imaginé qu’un problème d’amour l’avait détruit.
« Cher Joseph, m’a-t-il dit, je te connais depuis peu de temps ; je suis trois fois plus âgé que toi ; j’ai senti un besoin de te raconter mes peines :
« C’était en 1890 ; mon oncle paternel, le « Père Martinos », un religieux, vivant entre la France et l’Espagne à Salamanque, enseignant les langues orientales à la Faculté, un homme de lettres, un historien, un chercheur, ayant beaucoup d’ambition pour ses neveux ; il m’emmena étudier et travailler en Espagne. Je m’étais installé à Salamanque à ses côtés. Salamanque est sur la frontière du Portugal ; Je suis allé à plusieurs reprises à Lisbonne, à Porto…
« J’ai fait de mon mieux pour être indépendant de mon révérend oncle.
« J’ai monté une imprimerie, une maison d’édition ; je me suis lancé dans la traduction d’anciens manuscrits ; j’ai composé plusieurs livres sur l’histoire des Arabes en Espagne et beaucoup d’autres recherches et études ; mes travaux ont prospéré. J’ai rencontré la fille d’un patron à l’Université de Salamanque ; on s’est aimés. Elle était originaire de Toledo. Après quelques années ; j’ai pu déménager et transférer mes institutions là dans cette merveilleuse ville.
« J’espère ne pas vous ennuyer avec tout cela. Non », lui-ai-je dit, car je voulais connaître l’énigme, le mystère qu’il cachait en son âme. – « Tu peux continuer ; je suis heureux de t’écouter.
« Mes travaux prospéraient, j’étais très aimé à Toledo ; je dépensais dans les œuvres publiques ; aides pour étudiants, pour les démunis, pour l’œuvre de Saint Vincent de Paul dans des œuvres réalisées par la municipalité ; j’avais plus 40 employés ; j’ai investi dans l’immobilier, dans l’industrie du papier ; nous avons eu trois garçons et une fille Carmen, chez qui je suis ces deux jours-ci à Madrid ; d’habitude, c’est elle et ses enfants qui vont chez leur grand-père à Toledo.
« J’avais la nostalgie du Liban ; – Mon épouse et les enfants voulaient aussi connaître leur pays, celui des cèdres : en 1908, l’aîné José avait 8 ans et le benjamin Georges en avait 4.
« J’ai chargé mon directeur de l’établissement de diriger le travail dans l’imprimerie et dit que je devais m’absenter ; mon oncle, le révérend Père Martinos, passera, superviser, et aider.
« J’avais prévu une grosse somme en livres or que j’ai portée avec moi. Au Liban, dirigé par les Moutassarefs, le calme régnait, le développement aussi quoique modeste.
« Nous prîmes un bateau à Barcelone ; le trajet dura 10 à 12 jours ; je ne veux pas te décrire mon émotion, le fait de penser rencontrer mon père, ma maman et tous les parents, de voir le Sannine de loin ; c’était aussi un voyage touristique ; dans chaque port les enfants descendaient, voyaient du pays et des climats différents, des personnes autres, surtout à Alexandrie ; les Egyptiens, les plats typiques, le pain etc… Nous sommes enfin arrivés au Liban, c’était un début de Juillet. Au port, j’ai loué deux cabriolets et deux mulets pour rejoindre Zouk.
« Il était 10 h quand le navire accosta ; le trajet dura environ trois heures ; les enfants et mon épouse étaient heureux par tout ce qu’ils voyaient ; dégustaient ; ils savaient une dizaine de mots arabe…
« A notre vue, les voisins accoururent ; ma mère pleurait de joie ; mon père embrassait les enfants… c’était une fête, mes parents n’étaient pas riches, mais ils se suffisaient avec ce qu’ils gagnaient… J’avais annoncé par l’intermédiaire d’un voyageur que je repartirais avec la famille dans trois ou quatre mois. Mon père avait alors construit une grande chambre de 4 mètres sur 7, en pierre et terre glaise avec un plafond soutenu par de longues poutres (troncs) de bois de peupliers, et la pièce avait été peinte à la chaux, propre, aérée avec trois fenêtres, et même meublée ; cinq sofas, tables, chaises, une étagère et plusieurs peaux de moutons tramés sur le sol.
« C’était un nouveau rythme de vie que nous allions commencer.
« Une fois nos valises, nos malles, sacs, caisses, mises dans la chambre, mes frères, avaient égorgé un gros bouc de deux ans pour grillades et viandes crues.
« Un grand festin nous avait été préparé. Je ne peux décrire la joie d’Héléna et des enfants. Les enfants ont connu des cousins, cousines, parents, avec qui ils découvrirent toute la région plus tard.
« Le lendemain, j’ai commencé mes travaux ; j’ai fait comprendre au paternel et à mes frères que je pensais acheter pour eux et pour mes enfants, des terrains et leur assurer une maison au cas où ils désiraient résider au Liban. J’ai acheté de vastes terrains sur la côte, à Zouk, près du Nahr el Kalb, des terrains d’agriculture. J’ai acheté à Ghadir – Jounieh une ancienne bâtisse que j’ai restaurée… Les enfants qui se trouvaient bien au Liban, décidèrent de s’insérer dans l’établissement très récent des Maristes.
« J’ai acheté un monticule planté de pins sur les hauteurs de Ghosta et autres projets, où mes frères pouvaient travailler et assurer tout ce qu’il faut aux enfants. Les enfants étaient heureux d’avoir un contact direct avec la nature : la plaine côtière de Zouk était irriguée par le fleuve du « Chien » ; à Ghadir, une source d’eau qui prend sa source derrière la montagne, un ruisseau qui la contourne amenait l’eau irriguant tous les jardins… José demanda à son oncle de lui construire un poulailler, et d’acheter deux où trois chèvres… un chien, des lapins etc… ; un jardinier s’occuperait du jardin, de la maison…
« J’ai passé presque une année au Liban; je devais rentrer; les enfants progressaient dans leurs études ; je leur ai dit adieu dans l’espoir de les voir plus grands dans deux ou trois ans.
Tout à Toledo, allait à merveille : j’ai revu mon oncle le prêtre ; mon directeur m’a livré un compte rendu sur les affaires…
« Au Liban, j’avais eu des mémoires de voyage que j’ai imprimés ; un autre fascicule : « Dialogue des cèdres avec leur créateur » ; racontait l’héroïsme de notre nation…
« 1914 – éclatement de la première guerre mondiale, voyager en mer devenait dangereux. Les travaux s’étaient ralentis ; j’avais assez d’économies ; j’ai décidé de faire un voyage : revoir Héléna et les enfants. José devait terminer le secondaire ; nous étions en 1915 ; les ottomans versaient leur haine, leurs crimes, leur sadisme… massacres, sur le Liban ; ils voulaient exterminer tous les chrétiens de la montagne ; en plus, la famine, souffrance, maladies, sauterelles etc… A l’époque, c’était la France par le biais de l’ordre maronite libanais qui assurait le blé pour tous les Libanais qui mouraient de faim en 1918…
« Bref, j’arrivai à Ghadir ; à la maison ce fut une grande fête, mais la tristesse et la peur dominaient les esprits. Les écoles étaient fermées par les Ottomans – Turcs. J’ai rassemblé mes frères et sœurs ; papa était décédé. J’ai mis à leur disposition tout ce que j’avais comme pièces d’or ; j’ai mis à leur disposition tous mes biens, maisons ; je leur ai demandé de distribuer toute la nourriture en leur possession aux affamés, nos frères et d’aider les pauvres gens et c’est ce qui se réalisa : durant la famine, tout ce que nos terres produisaient était distribué aux nécessiteux.
« Toujours 1915 – La famille et moi, nous prîmes un navire pour Port-Saïd en Egypte ; là, nous avons croisé beaucoup de bâtiments de guerre anglais… ; après l’escale de trois jours à Port-Saïd, nous avons pris un autre navire pour Valencia.
« Les capitaines de navires se méfiaient de traverser la Méditerranée du Sud au Nord-Ouest ; ils naviguaient parallèlement à la côte africaine : l’Egypte, la Lybie, Tunisie, l’Algérie pour prendre le cap vers Valencia.
« Les enfants possédaient déjà trois langues, le Français, l’Espagnol et l’Arabe…
« Une fois revenus à Toledo, les enfants furent dépaysés : José avait encore une année pour terminer le secondaire. Puis ce fut le décès du révérend Père Martinos, mon oncle, à Salamanque.
« 1918 – L’armistice…
« José fut saisi par une vocation : il décida d’être un dominicain ; il nous quitta pour le séminaire ; on le voyait très peu ;
« Antonio termina la médecine en 1930 et pratiqua dans un hôpital à Toledo. Carmen s’est mariée et vit actuellement à Madrid. Gergès s’occupait de l’imprimerie et de la maison d’édition.
« Mes enfants aimaient le Liban, mais ils aimaient aussi l’Espagne, où ils étaient nés et vécurent presque toute leur vie.
« Antonio et Georges étaient comme d’eux coqs ; antagonistes, ils n’étaient presque jamais d’accord, ce qui me peinait… Antonio se maria à une belle madrilaine ; Georges se maria à une catalane.
« En 1930 – J’ai vendu la moitié de ma part dans l’établissement. J’ai distribué l’argent aux quatre enfants à part égale, la part de José fut offerte aux dominicaines.
« En 1935 – Toute la famille se trouva réunie pour la dernière fois, le temps d’ordonner José prêtre.
« En 1936, début de la guerre civile en Espagne ; les esprits étaient partagés : les nationalistes et les communistes ;
Le père était souvent contre le fils, le fils contre son frère. Une guerre sans pitié. Helena reçut une balle en pleine poitrine, alors qu’elle sortait de la cathédrale. Ce fut un coup terrible ; mes cheveux ont blanchi, j’étais meurtri de la perte d’Helena. Je n’allais que rarement à l’imprimerie ; d’ailleurs durant cette guerre, tous les travaux s’étaient arrêtés. Toute l’Espagne était baignée dans le sang.
« Il n’y avait pas de neutres ; toute personne était endoctrinée ; il fallait être pour ou contre.
« Antonio était du côté de Franco ; Georges militait avec les communistes…
« Toledo s’était divisée ; des batailles dans les rues, des explosions, actes de terrorismes ; toute l’Espagne était en feu et flammes. Un vieux professeur à l’Ecole des Beaux Arts, et un grand artiste me raconta la guerre civile ; il avait pris refuge en Suisse. Les communistes au pouvoir, craignant des actes de vandalisme, envoyèrent par trains toutes les œuvres du Prado en Suisse, où elles furent exposées au public jusqu’à la fin des hostilités et leur retour à Madrid. Le vieux prof, Mr. Avadéo, me disait : « à la vue des trains que j’attendais, les larmes coulaient à flots de mes yeux… » ; j’ai visité à plusieurs reprises ces œuvres appartenant à notre patrimoine. Je ne peux décrire avec quelle férocité, haine et barbarie les opérations évoluaient … Mes enfants et moi, nous étions consternés : nous aimions l’Espagne comme le Liban. La guerre intérieure que l’Espagne a vécue était, celle en plus petit que nous avons à la maison.
« Des discussions « idéologiques » sans fin, éclataient à la maison entre José et son épouse et Georges et la sienne. La vie devenait insupportable. Georges quitta la maison pour loger avec sa famille ailleurs. Je n’arrivais pas à le rejoindre ; il était idéaliste et militant, occupant un haut rang dans l’insurrection et s’entraînant aux armes ; sa générosité, sa richesse, sa bonne situation, il s’était fait un « halo » d’amis, d’hommes, de gardes du corps et protecteurs autour de lui à tel point qu’il menaça son frère de le faire disparaître. J’étais apeuré ; je ne quittais plus la maison je suis allé dans le Q.G. de Georges l’avertissant ; « tu pourras agresser ton père, le tuer, avant de porter la main sur ton frère…. ».
C’était de nouveau, l’histoire de Caïn et Abel qui se répétait : le premier crime qu’a connu l’humanité : la jalousie, la haine, l’obstination, le manque d’amour qui poussent l’être à commettre des meurtres…
« Pourtant mes deux fils, petits, sous ma protection étaient comme des agneaux… C’est en grandissant et après leur mariage que tout dialogue entre eux a été rompu. José, l’ainé avait pressenti cela et peut être, c’est ce qui l’avait poussé à ce choix de sa vocation.
« A quoi pouvait me servir tout l’or du monde, et tout ce qui appartient à Cézar, et à la terre ? Je sentais que mes deux fils, le cadet et le benjamin, échappaient à ma main, à mon autorité, et que je n’arrivais pas à les retenir, mes nuits devenaient blanches ; pire encore : le décès d’Helena à la suite d’une grave maladie. On m’a dit : « C’est un virus hépatite, une cirrhose du foie, car elle aussi vivait les mêmes problèmes, et consommait trop d’alcool pour fuir la réalité.
« Désormais, j’étais seul, non en temps normal, mais en période de guerre sans merci.
En ses trois ans d’hostilités, de massacres, j’étais déchiré au fond de mon âme, et quand les combats sont devenus intensifs et les communistes ont bloqué toutes les communications en direction de Madrid, beaucoup de citoyens se refugièrent dans l’Alcazar pour résister le plus longtemps possibles et attendre les renforts. Antonio était dans l’Alcazar prêt à mourir pour l’Espagne et ses convictions.
« Un matin, j’ai su par les interlocuteurs de la Croix Rouge qu’Antonio était décédé à la suite d’une balle qu’il avait reçue en pleine poitrine… ».
Le vieux Emilio avait les larmes aux yeux ; il avait besoin de s’exprimer, de revivre ces pathétiques instants. Il m’a rappelé ce franc-tireur qui avait pris position en un haut immeuble dominant le « ring » et qui tira sur une voiture la nuit, guidée par son propre frère : ironie du sort !
La nuit, c’est plus facile de tirer et de viser, car la nuit l’objectif du tireur, c’est le phare droit de la voiture… et la balle vient en plein front du conducteur…
Emilio savait que parmi les assaillants qui attaquaient l’Alcazar se trouvait son autre fils, Georges…; il n’a pas commenté. Entre temps, les troupes nationalistes arrivaient, et c’est une autre bataille de vie ou de mort qu’on a livrée à Toledo, la dernière ; et là, il y avait un vainqueur et un vaincu ; un perdant et un gagnant. Les troupes de Franco entrèrent triomphants dans la ville. Les prisonniers de guerre furent rassemblés en la vallée de la Caïdos pour s’y mettre à réaliser un travail de géants, crypte et monuments etc… Des millions de touristes viennent chaque année admirer les créations du génie humain… et aussi, il fallait que la Toledo enterre ses morts, dont Georges mon benjamin. J’ai réalisé un caveau où reposent Helena, Antonio et Georges, et c’est là que je passe tous les jours fleurir l’endroit, pleurer mon triste sort et cette dernière page de ma vie. La seconde guerre terminée. Les activités, le développement, les travaux ont repris en Espagne, malgré le Blocus économique imposé par les Alliés.
« L’évolution, l’essor, la « civilisation », ont gagné du terrain ; une grande ouverture vers l’Amérique et l’Europe et le monde entier a eu lieu ; il fallait exclure la Russie et les pays communistes pour quelque temps. Depuis environ 22 – 23 ans, j’ai ce pèlerinage quotidien à faire dans un cercle de trois cents mètres : la maison, le caveau, la cathédrale de Notre Dame, le vieux quartier où je t’ai rencontré. Quelquefois, quand je me sens fatigué, je suis suivi par un employé qui porte une gerbe de fleurs à mes amours dans l’espoir de les revoir au Paradis.
« Mes sociétés d’éditions et d’imprimeries sont devenues une société anonyme ; Carmen et ses enfants s’en occupent du Liban que j’avais quitté depuis 1915 ; je ne désirais rien savoir, avec l’établissement et l’organisation du courrier…, j’ai reçu quelques lettres auxquelles je n’avais jamais répondu… ».
J’avais le souffle coupé à entendre tant de malheurs qui s’étaient abattus sur ce vieux Emilio. J’étais ému.
Il continua : – « J’ai plus de 82 ans maintenant ; je ne compte pas les jours qui me restent à passer sur la terre. Je vais le 9 Février de chaque année, en la fête de St. Maron, chez les dominicains où se trouve José. Je passe ma journée à prier avec ces Pères Blancs. Je me refugie dans les prières. Depuis très longtemps je n’ai rencontré de Libanais. Qu’auriez vous fait si vous aviez été à ma place. Comment affronter l’existence ? seule sans but, autre que la rencontre prochaine avec mes bien-aimés ?… ».
– Je lui ai dit : « Ta souffrance est grande et les peines que tu as subies, et tous ces malheurs ; je suis vraiment touché et ému ; mais pense un peu à toutes les personnes malheureuses et qui souffrent partout dans le monde. Que la Vierge du Liban soit en permanence à tes côtés… ».
J’ai arrêté un taxi qui nous a transportés chez Carmen, non loin du Retira où nous avions pris le déjeuner. Elle me raconta que vers 3 h – 4 h de l’après midi, elle accompagnerait son papa à la gare pour qu’il rentre à Toledo, et que, elle, elle passerait le voir presque chaque mois.
Un ou deux mois ayant passé, le père Ignacio, libanais, missionnaire, me téléphona de Salamanque, me disant que l’Evêque Mgr. Khoury viendrait de Paris passer deux journées à Madrid, en route pour l’Amérique…
J’ai appelé Emilio, lui annonçant la venue de l’Evêque et que j’allais l’emmener à Toledo.
Cela s’est fait ; la première journée, le Prado, restaurant à Madrid où un groupe de libanais l’a accueilli. Le lendemain, le Mgr., un prêtre, mon ami médecin, dans sa voiture et moi, nous étions à Toledo. J’ai raconté à l’Evêque que Emilio, un ami malheureux, allait s’occuper de lui. L’Evêque m’a dit : « N’est-il pas le neveu du Père Martinos ? Il est vraiment malheureux : au Liban, frères et cousins ont mis la main sur tous ses biens en présentant des procurations au cadastre etc… vrais ou faux, je n’en sais rien.., mais personne n’a réclamé ou protesté.. ». Quoiqu’il en soit, une très belle journée nous a été réservée à Toledo. Emilio a passé sa journée avec son chauffeur à visiter Toledo et les environs ; un repas riche et généreux était présenté dans un restaurant ; comme d’habitude, on a visité le caveau, et les traditions veulent qu’Emilio présente à l’Evêque un chèque… J’ai pu savoir plus tard par le secrétaire de l’Evêque que le chèque était de cinq mille dollars, pour aider les démunis et dire des messes et des prières pour ses bien-aimés .
1963 – Aux vacances de « Navidad » Noël, j’ai décidé de visiter Emilio à Toledo. Je lui ai téléphoné lui disant que j’arriverais dans le train de cinq heures du matin. Emilio m’attendait à la gare. Nous partîmes ensemble visiter les bien-aimés ; une prière à Notre Dame ; la maison; une tournée dans les ruelles des ciseleurs, la Plaza Mayor… Emilio, malgré son apparence épanouie, j’ai senti qu’il n’était pas dans sa peau ; une couleur jaunâtre au fond des yeux ; il respirait avec peine…, il m’a dit qu’il était indisposé, ou grippé… Il était heureux de me voir à ses côtés. J’étais inquiet pour lui. Le soir, rentrant à Madrid, j’ai contacté Carmen pour la mettre au courant de l’état de son père, elle me répond que souvent il avait de pareilles crises, et qu’elle passerait le voir bientôt.
1986 – J’étais en voyage ; Andrée mon épouse, William et Jean-Pierre, nous étions en France pour deux semaines, et nous devions passer une semaine en Espagne. Nous avions un programme bien précis et chronométré : Madrid, Avila, Segovia, Valladolid, Toledo, vallée de Los Condos, Escorial etc… Notre Hôtel à Madrid se trouvant près de l’Eglise Saint Antonio de la Florida où admirer une illustre fresque.
Les visites étaient programmées à Toledo, le guide donna après le déjeuner une heure libre pour « shoping ».
J’ai demandé à Andrée et aux enfants de nous diriger rapidement, pour une courte visite. On s’est dirigé vers la « nécropole » ; là, devant le caveau des bien-aimés, un marbre avait été ajouté, où on pouvait lire : « Emilio » l’époux et le père, 1967.
Joseph Matar
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