Tannous, le Dynamiteur

Alfred, le conducteur d’un tracteur qui aménageait des terrains dans notre propriété, arrivant sur une plaque rocheuse qu’il fallait arracher, enlever, remblayer, puis étendre d’une bonne terre valable pour la culture, me demanda un ‘baroudeur’ pour briser ces rochers. Ne connaissant personne pratiquant ce métier, je le chargeai de trouver quelqu’un de compétent.

Arrivé le lendemain sur le chantier, j’ai observé un ouvrier d’une cinquantaine d’années, perforant des trous de 60cm à 100cm dans des points choisis dans la plaque rocheuse. Ayant réalisé une trentaine de trous, il remit son compresseur dans sa vieille voiture et tenant un sac avec précaution, il commença son travail de technicien.

Pour se procurer du T.N.T., il faut s’adresser à un bureau spécial de l’armée qui donne sur demande la quantité d’explosif nécessaire.

Mon bonhomme introduisit la mèche, la capsule dans le trou et la quantité de T.N.T. nécessaire; tout était lié ensemble à une mèche inflammable.

Une fois tout mis en place, il cria l’alerte de tous côtés; on éloigne les ouvriers et le personnel, Tannous c’était son nom, criait à tue-tête: ‘baroud, baroud’, ‘feu, feu’, et c’est lui qui allumait la mèche, s’en allant à toute vitesse, se protéger, tout en observant les déflagrations qui explosaient à la file ; il les comptait : un, deux, trois etc… pour s’assurer que tout avait bien explosé ; les déflagrations se poursuivaient et lançaient des fragments de rochers à plusieurs mètres…

Une fois le danger écarté, il retourna sur le lieu se rassurant que tout allait bien ; il ordonna alors au conducteur du bulldozer de faire son travail. Ce dernier arracha facilement les résidus de la plaque pour les verser ailleurs…

Et ainsi, le travail se poursuivait jusqu’à satisfaction.
Le terrain rocheux et aride devenait cultivable. Actuellement, avec les techniques de performance, les machines etc… le travail est facile et rapide. Jadis le travail était très dur et lent.
On aménageait un terrain à coup de pic et de pioche ; on formait des entraides ; tout le village se mettant à l’œuvre, construisant des murs, ôtant les grosses pierres et étendant la bonne terre en surface. La terre retournée, labourée etc… exigeait un certain temps pour créer l’humus qui la protège comme la peau sur le corps humain.

La terre est aussi un être qui vit et qu’il faut protéger. Nos aïeux en étaient conscients et travaillaient la terre avec amour.

La terre qui les nourrit était un autre moi. Et l’on raconte qu’un paysan, laboureur, sentant la mort s’approcher, réunit ses enfants leur disant qu’il avait caché un précieux trésor dans ses terrains. La mort l’ayant emporté, les enfants après l’enterrement de leur père décidèrent de chercher et de trouver le-dit trésor. Ils commencèrent à piocher, creuser, aménager partout. Après plusieurs jours de labeur, de fatigue et de peine, ils ne trouvèrent rien. Ils se dirent alors : « puisque notre terre est piochée, il ne reste qu’à la semer, la planter, et la cultiver. Ils firent ce travail avec amour et la récolte fut très abondante, dépassant de loin le prétendu trésor ! Ils comprirent alors la portée du testament de leur vieux père.

Tannous m’avait vu en pleine activité en ce chantier, il demanda à Alfred : « qui est cet excellent ouvrier ? Je n’ai jamais vu quelqu’un de pareil : dynamique, vivant, énergique ! Et comme il a l’air d’être bon ! » Alfred souriant lui répondu alors : « Quand tu le connaîtra, tu seras encore plus surpris !»

J’avais vu Tannous, le légendaire, pour la première fois. Comment le décrire : il ressemblait à ces rocs qu’il arrachait de la terre, ses mouvements sont lents et pensif. Il médite en permanence. Il a les épaules larges, musclé, osseux, bien charpenté, résistant. Il mesure ses gestes, ses mouvements, ses paroles. Bruni et brûlé par le soleil, il ne recule devant aucune difficulté. Son peu de cheveux laisse un large front saillir, avec un regard vif et des lèvres minces. Un système respiratoire et rythmique solide malgré les cigarettes qui trainaient entre ses lèvres tout au long de la journée.

On dirait un lion quittant sa cage pour un numéro. Il est presque analphabète : en quoi les lettres peuvent-elles lui être utiles ? Son allure et sa stature droite, et fière… ce fut notre première rencontre…

Il passait deux ou trois fois par semaine pour voir si on avait besoin de ses services. Je l’ai invité à prendre un café, et j’ai pu pénétrer son monde et connaître sa famille.

C’est un esprit ‘inventeur’. Un Léonard de Vinci égaré dans le temps. Une imagination fertile, spontanée. Il s’y connait en tous les domaines, médecine, mécanique, construction, agriculture, commerce, religion etc…

Un pionnier en permanence; il aime découvrir, se développer, améliorer les choses ; il est prêt à admettre toute évolution au service du bien être de l’humanité. Rares sont les personnes que j’ai rencontrées ayant cette étoffe. Il est aussi humble, aimable, serviable et bon, incapable de nuire ; il ne se plaint jamais et affronte l’existence avec courage.

Il prit l’habitude de passer presque quotidiennement chez moi, prendre un café, aidant le personnel de la maison, rendant quelques services.

Il devait me dépasser d’une quinzaine d’années d’âge, mais il m’appelait patron et avait une grande admiration pour moi, le peintre, l’artiste. Il commença par me parler d’art, de dessin, et que cela est une vocation et que très peu de personnes ont ce pouvoir, cela est un don de Dieu. Pour lui c’était imiter la nature, refaire l’œuvre de Dieu. Tannous ne parlait pas, ‘il enseignait; un professeur d’université égaré en cette société. Il créait des ‘Facultés’ à ses dimensions; j’acceptais tout ce qu’il me proposait, après tout, il était serviable et une bonne personne. Je lui ai donné l’autorisation de faire tous les travaux qu’il jugeait nécessaires. Il avait le sens de l’entreprise, le travail en groupe etc… Il me proposa d’annuler ses travaux payés quotidiennement, et qui traînaient, «patron, me dit-il, moi je peux achever avec mon équipe tel travail en une ou deux journées ; vous serez tranquille et le travail avancera plus rapidement.» J’étais d’accord. Non loin de la maison, il y avait une parcelle d’un hectare travaillée au bulldozer et qu’il fallait nettoyer des pierres et pierrailles etc…

J’entendis le lendemain, du bruit et des cris ; je vis de loin Tannous avec sa troupe ou sa famille quatre garçons, une fillette, sa femme et lui, comme une fourmilière balayant le lieu, nettoyant pour permettre au tracteur de labourer une première fois ; après quoi, il fallait de nouveaux nettoyer et à plusieurs reprises, de la sorte tous les cailloux étaient éliminés, on jetait de l’engrais organique, le plus souvent du fumier provenant des étables de chèvres. Le spectacle m’amusait, et j’étais heureux, le travail avançait. L’équipe ou la famille de Tannous est des plus bizarres. Une équipe de travail qui ne dialogue pas : elle crie, se bat, s’insulte… Tannous n’a aucune autorité sur cette troupe d’enfants mal élevés ; il est dans un autre monde, celui de la philosophie et de la recherche. Ses enfants, sont tous pédants chacun à sa manière.

Ma grande surprise ce fut l’épouse de Tannous, elle s’appelait Badre, ‘la pleine lune’, c’était une copie conforme de ces images qu’on voit dans les livres d’histoires des hommes des cavernes, de l’âge de pierre, les débuts de l’Homo-sapiens. On remontait avec Badre quelque cent mille ans dans l’histoire: à une question, ils répondaient par une autre, ou ne répondaient pas. Badre, elle aussi, n’avait pas d’autorité sur ses enfants ; elle les insultait de temps à autre ou même leur lançait des pierres.

Je me suis dit: je veux les apprivoiser, les domestiquer, ces brutes… un travail dur et long.

Badre avait pour moi un respect sacré : si je demandais ou donnais un ordre, à ses enfants et qu’ils ne l’exécutaient pas immédiatement, elle les attaquait avec des pierres et des coups, non quelle ne les aimait pas ; mais elle était une mère poule.

Avec Badre, on ne jouait pas. J’ai pu parler avec chacun à part, dépensant beaucoup de temps, pour transformer cette famille et en faire une famille humaine, sociale…

En hiver, les enfants retournaient à l’école; mais que de problèmes ils avaient avec les enseignants et la direction. J’ai dû à plusieurs fois intervenir pour aider, et résoudre leurs problèmes, les encourager aux études, au respect, à la politesse, au respect des commandements de Dieu et de l’Eglise… Entre temps, une fille est née dans cette famille bizarre.

Je devais être le parrain et ma fille Marina, la marraine. Le baptême eut lieu au monastère de Saint Charbel à Annaya; toute la famille était autour de moi; une parenté spirituelle était née entre nous ; la petite fut appelée Madona du nom de ma seconde fille. Avant d’entrer dans le détail, durant cette vingtaine d’années que Tannous et sa famille ont passé à mes côtés, je vais rappeler certains détails.

Il était originaire du village Tartége plus haut que les cèdres de Jaj à plus de 1500m d’altitude. Un village riche en eau : les petites sources jaillissent de partout, des terrasses, parmi des rochers… des terres très dures à travailler; les neiges couvrent souvent les maisons en hiver, les routes étaient bloquées par les neiges; actuellement des ‘chasse-neiges’ se trouvent sur tous les axes pour que les routes restent praticables.

Il y a 4 à 5 mille ans, toute cette région avait été plantée par le Créateur, de cèdres que les rois de Byblos vendaient aux pharaons d’Egypte, et aux rois des Hébreux.
Un émissaire égyptien du grand prêtre du dieu Amoun, était venu demander des arbres résineux (cèdres, pins, sapin, ifs, cyprès). Le roi Zaker Baal de Byblos avait envoyé 200 bûcherons dans le Jurd pour couper les cèdres et satisfaire la commande.
De même le Roi Hiram de Tyr en fit autant pour Salomon. Une quinzaine de cèdres millénaires existent encore dans cette région.

Enfant, Tannous n’avait jamais été à l’école ; il aidait son père dans les travaux des champs, le découpage du bois, la taille des arbres, la construction des murs, des terrasses, l’irrigation, l’élevage des troupeaux etc…

Devenu majeur, il m’a raconté, que le commerce l’intéressait; il achetait et vendait un tas de produits : le foin qu’on transportait en camion de la plaine de la Békaa et qu’on vendait pour l’élevage ; il achetait des graines, des céréales etc… pour les revendre dans la région, les supermarchés n’existaient pas encore.

Les voitures coutaient cher ; pour ses va et vient pour la vente de ses produits, il avait acheté un âne ; il le chargeait de produits qu’il stockait dans son humble et pauvre maison.

Quelquefois, il chargeait sa monture de deux à quatre caisses en bois remplies de raisin. Jadis, il n’y avait pas autant d’espèces que l’on connait maintenant. Il y en avait à peine quatre à cinq; mais la plus répandue, c’était un raisin blanc, délicieux, qu’on pouvait consommer et dont la teneur en glucose est très élevée ; c’est pourquoi, on pouvait le presser ou le faire fermenter et le distiller. Actuellement, des dizaines d’espèces de raisin de table et de cuvée sont plantées et dont le vin obtenu est un des meilleurs du monde : la viticulture est en pleine expansion.

Tannous, c’est-à-dire Antoine, vendait le raisin en détail dans les quartiers. Les ménagères l’attendaient ; il criait, annonçant son passage et ses produits. Il chargeait son âne de figues sèches, que les braves femmes cuisinaient pour en faire une compote délicieuse…

Il vendait en automne les olives, ou des oranges et des légumes…

Quelquefois, il louait son âne pour transporter des cueillettes diverses des champs et les livrer sur la route où un camion assemblait les récoltes et les transportait sur le marché…

Il chargeait son âne de bois pour les cheminées et le chauffage…

Jusqu’au début du 20ème siècle, il n’y avait aucun foyer qui n’avait son âne, ses chèvres ou ses bœufs. Les canalisations d’eau n’existaient pas encore et les routes non plus. L’âne était l’unique compagnon pour tous les services.

Tannous se voulait être un commerçant, un entrepreneur… Il creusait des puits, des bassins pour emmagasiner l’eau ; des fondations pour les constructions,… Un tel travail suppose des explosifs… C’est ainsi que Tannous est devenu un grand spécialiste en ce domaine.

Il aimait la nature et il épargnait toute destruction inutile. S’il attrapait un serpent, il lui rendait la liberté ; il plaçait le scorpion dans la paume de sa main sans crainte, il ne chassait jamais et il n’avait jamais tué un oiseau.

Il était présent partout et méditatif, sauf dans son propre foyer, parmi sa famille où Badre commandait.
Ses enfants allaient dans une petite école du village, souvent ils redoublaient leurs classes; ils n’étaient jamais contrôlés.

Au Liban, se trouvent les plus grands établissements scolaires qu’on ne peut trouver nulle part ailleurs : toutes les congrégations du monde ont leur présence et écoles ici ; les Frères Maristes, les Ecoles chrétiennes, les Jésuites, les protestants, les lycées français et laïques, les ordres monacaux locaux, etc… Religieux et religieuses… Le niveau d’enseignement est des plus élevé, des plus performants et up to date, très à la page moderne et contemporain…

A côté de ces grands centres, se trouvent de petites écoles de quartier.

Pour Badre, j’étais ce stimulateur, ce passe-partout qui venait en aide. Elever des enfants comme ceux de Badre et Tannous était un travail forcé, une lutte permanente ; avec des enfants têtus, excentriques, chacun pour soi, et ne respectent aucun principe… Tannous savait que c’était peine perdue de discuter et d’éduquer ; il vivait, lui, en son monde, se berçait de rêves et de recherches en tout domaine. Voyant les plâtriers couvrir les murs, il s’avança et me dit : «je peux inventer une machine qui couvre les quatre murs de la chambre et le plafond en cinq minutes, au lieu de gaspiller des journées entières» ; il me décrivait sa machine, utopique invention. Les ouvriers étaient curieux de l’entendre, c’était amusant.

Depuis leur existence, les Libanais furent passionnés pour la plantation de fleurs et verdures sur les balcons, fenêtres, entrées de maisons etc… Tannous de temps à autre plantait un pot décoré et me le présentait, arrosant et désherbant les autres pots en place.

Le cosmos entier intéressait Tannous, je lui ai expliqué comment distinguer une planète, des étoiles ; il a appris le nom de quelques unes… Les machines volantes le passionnaient : avions, hélicoptères, fusées etc…

Il me demanda, après une longue réflexion, puisque la terre tourne pourquoi voyager ?
Il suffit de se fixer dans un hélicoptère dans l’atmosphère et attendre le pays à destination pour l’atteindre. « Mon cher Tannous, as-tu oublié que l’atmosphère tourne aussi avec la Terre et à la même vitesse ? »

Il venait souvent chez moi avec un journal ou revue à la main comme un intellectuel qui vient d’achever la lecture d’un bouquin. Pauvre Tannous, incapable de déchiffrer une ligne. Lui, le penseur qui n’avait jamais été à l’école ; lui, l’universitaire et le chercheur qui ne connaissait d’autres universités que la sienne.

Leur vieille voiture était leur maison ambulante, ils y étaient tous entassés. Les dimanches, le jour du Seigneur ; ils portaient leur plus beaux habits et rentraient en un seul bloc à l’église. Ils venaient me saluer, pour me montrer leur parure et leur chic.

Dans leur maison, située à quelques kilomètres d’ici, c’était une parfaite participation, poules, chèvres, chiens, chats…

L’âne était attaché à un mûrier; un autre maître des lieux. Tous étaient intégrés dans une grande pièce, des chaises et peu de meubles qu’ils avaient, étaient distribués ça et là, sous un arbre, au pied d’un mur… Il n’y avait pas d’intérieur ou d’extérieur… Tout faisait partie de l’égo, du moi. Leurs livres et sacs de classes, étaient aussi éparpillés de tous côtés sous les arbres, près du poulailler, sur un canapé; si quelqu’un demandait une chemise, Badre la trouvait accrochée à une branche… Une anarchie totale, régnait en cette équipe familiale…

Dans une maison pareille, il y a toujours des coins d’intimité, des armoires secrètes, des dépôts de provisions protégés où cette famille conservait les choses les plus nécessaires pour son existence : argent, nourriture, objets de valeurs, bijoux, cartes d’identités etc…

On raconte qu’un soir après une longue journée de chasse, l’Emir Bachir II, le grand, au XIXe siècle ne pouvant plus rentrer dans son palais, s’était réfugié dans une humble maison de paysans du voisinage et avait demandé de passer la nuit chez eux. Reconnu par ces gens, et voulant le recevoir en pompe, ils se sont préparés à un grand festin, à égorger le mouton etc… l’Emir avait refusé net. Le maître des lieux accepta de préparer une table sans allumer le feu, c’est-à-dire avec ce qu’il y avait comme provisions, et à l’époque il n’y avait ni électricité ni réfrigérateur. Une table des plus garnies fut étendue, des plats pour ce diner: Labneh, fromage de chèvres conservés dans de l’eau salée, le Aricheh un autre fromage… des olives noires et vertes, de l’ ‘awarma’ (une espèce de viande conservée dans du lard et qui est exquise), du thym avec de l’huile, des salades et des légumes, des confitures et du miel… Un mezzé princier… des fruits secs, des graines (amandes, noix, pignons etc…). L’Emir fut régalé… et il formula son fameux dicton : ‘un paysan vivant dans la discrétion est un sultan s’auto-suffisant’.

Mais le lendemain, ce fut la fête; le village entier y participa ; on alluma alors du feu pour les grillades et les farcies etc… Quoique pauvre d’aspect, la maison de Tannous pouvait à tout moment recevoir un ami….

Les Libanais sont un peuple généreux depuis tout temps, ils gardent des provisions pour les hivers longs, et les invités surprises.

L’Emir venait chasser des perdrix dans cette région, mais aussi, c’est lui qui ordonna de protéger des centaines de couples de perdrix dans la nature afin de les propager et les multiplier. La perdrix traîne derrière elle une dizaine de poussins ; petits, on peut les attraper et les élever dans les maisons, les apprivoiser, les laisser sortir, et retourner dans leur cage.

Il y avait jadis une amitié entre les humains et leurs frères les animaux; dès leur plus jeune âge, les enfants côtoyaient les animaux ; dans chaque maison il y avait des rossignols, des merles, des perdrix, en plus des chats, chiens et animaux de l’étable. Notre frère l’animal était un autre moi et faisait partie du quotidien.

Badre traitait ses enfants comme les bêtes domestiques ; donner à manger à la chèvre ou à sa fille Hanane, bavarder avec leur chien Baroud (TNT) ou avec Tannous ou l’un de ses enfants ne posait aucun problème: c’était une unité sans distinction. Ils étaient tous des existences vivantes ; pourquoi alors faire des discriminations ? A la maison, ils étaient tous pieds nus ; ils couraient dans les près autour de la maison de Tannous. Ils faisaient un avec la nature et se jetaient en son sein. Le repas en tant que communion n’existait pas. Chacun se servait à sa manière de ce qu’il trouvait au feu et allait dans un coin se régaler. C’était une famille surgie de l’histoire, vingt mille avant notre ère pour se mouvoir en cette fin du 2ème millénaire.

Le langage des pierres leur était très familier; le seul qui n’utilisait pas ces matériaux, c’était Tannous. Badre, pour appeler quelqu’un de ses enfants qui ne répondait pas à ses cris, c’était une avalanche de pierres qui était lancée contre le rebelle. Avec Badre, on ne s’amusait pas ; elle frappait et sans pitié. Que de fois, Tannous et moi, nous avons pris en urgence l’un ou l’autre des enfants aux soins.

Est-ce que notre ancêtre Lucy se comportait de la sorte ?

Bizarre famille, difficile à domestiquer. Tannous venait se plaindre me disant que Badre élevait mal les enfants; en réalité Badre aurait dû être soignée dans un hôpital psychiatrique, rien qu’à l’observer, ses comportements, son expression, son regard, ses cheveux, son état en général, on comprenait qu’on avait affaire à un être qui n’est pas dans son assiette.

J’ai demandé à mes enfants de jouer avec les enfants de Tannous, de s’occuper d’eux, de leur exprimer l’amour et l’amitié, de les inviter à manger avec eux, de leur donner des livres d’histoires et d’images pour qu’ils s’intéressent à leur études etc… C’était en vain ou presque. Mais l’un des garçons Béchara et l’une des filles s’y sont intéressés. (Plus tard j’ai rencontré le jeune et il m’a demandé de lui trouver un travail dans une boîte d’électronique et d’informatique car j’ai su qu’il avait des ambitions et qu’il poursuivait des études à l’université, j’ai revu la plus jeune des filles, Madona, qui préparait un dossier pour émigrer au Canada).

Dans les pays d’émigrations, (Amérique, Europe, Afrique, Australie, pays Arabes et Asie, c’est-à-dire la planète entière), il y a dix fois plus de ressortissants Libanais que ceux qui sont au Liban. C’est notre mission : être le levain de cette pâte humaine se trouvant partout dans le monde. D’ailleurs, l’alphabet que nous avons créé depuis plus de trois mille ans nous a devancés partout et c’est propagé comme la lumière éclairant les esprits et nos routes du futur.

Un ancien bâtonnier de l’ordre des avocats me raconta qu’au Japon, 10 ans après la capitulation, un petit groupe: soldats, amis, qui se cachaient entre forêt et plage se protégeant dans la nature et ne sachant pas que la guerre était terminée, s’approchant d’une hutte sur la plage et entendant des gens qui parlaient, l’un des fuyards était Libanais, il était dans la marine et avait échoué au Japon, il comprit que dans la hutte on parlait le libanais (arabe à l’accent local) il se précipita par une ouverture se mêlant aux gens qui lui racontèrent que l’armistice avait été signé depuis une dizaine d’années et que la paix était revenue.

Quelle coïncidence ! Le bâtonnier voulait me raconter que même en cas de guerre et au Japon, la Providence avait fait cette rencontre et ces fuyards égarés purent retourner chacun en son pays ou sa maison. Le bâtonnier voulait prouver que les braves Libanais depuis leur invention de la navigation, et la création de l’écriture, se trouvent partout.

J’ai fait moi-même cette expérience… En 1976, une année, après le début de la guerre civile, ayant passé tout notre temps entre les abris, sous les bombardements, enfermés dans nos localités, j’ai décidé de faire un tour dans la planète: l’Amérique. Comme Europe la fille de Tyr j’ai contacté un capitaine d’un cargo dans le port de Jounieh; j’ai décloué une cinquantaine de toiles ; j’ai embrassé et dit au-revoir à Andrée et aux enfants, le lendemain soir, le cargo naviguait vers Chypre, le Pyrée en Grèce, pour accoster à Marseille. Là où il y avait escale, j’étais partout, le Panthéon, les galeries, les musées, créant des relations, prenant des adresses, présentant un C.V. et des photos de mes œuvres. A Marseille tous les douaniers m’ont rendu honneur en observant mes toiles une à une. A Marseille, j’ai passé une journée visitant la ville et la maison des Frères Maristes, mes amis; je me suis dirigé vers la Côte d’Azur, à Grasse où réside un ami français chez qui j’ai passé une semaine, visitant les galeries de la Côte, je me suis engagé avec une galerie à Cannes ; près de l’Hôtel Carlton durant la période du festival. J’ai sollicité de la France un visa urgent pour Sao Paolo.

Je me dirige vers Paris, où j’ai réalisé des visites et des contacts pour planifier une exposition après Cannes. J’ai passé par Grenoble; j’ai fixé une date pour une exposition à la Tour de Morestel, arrivé à Paris, le visa était en mon adresse; une semaine d’activité dans cette merveilleuse ville de Paris, j’ai pris l’avion pour l’Amérique du sud. Arrivé tard la nuit, des amis et le Consul m’attendaient à l’aéroport de Rio de Janeiro… Je résume: une exposition à Rio en planifiant une autre à Sao Paulo où les Libanais sont nombreux et puissants, une autre à Bello Horizonte où j’ai des amis, trois expositions à la file d’un Etat à l’autre, plus de 14 portraits réalisés sur place à différentes personnes, des commandes, et que de choses, ces quelques mois passés en Amérique du sud, les communications téléphoniques étaient impossibles, dans l’espace de six mois, j’ai pu contacter par Radio Amateur les enfants une seule fois. De retour ça a été le chemin inverse, j’ai passé par la France confirmer mes rendez-vous et pour rentrer au Liban je n’avais qu’un moyen, acheter une voiture de seconde main, pour arriver au port du Pyrée, traversant la France, l’Italie… et prendre un autre cargo pour atteindre le port chrétien de Jounieh via Chypre, Larnaka, nos frères musulmans prenaient le Port de Limassol pour Tripoli ou Sidon. Et que d’aventures chacun en son domaine. Etre libanais, c’est être universel, une ouverture et un amour pour toutes les Nations et les races. Les Maronites surtout qui se sentent les héritiers des Phéniciens et des Cananéens ont toujours lutté pour les libertés, les droits de l’homme, l’indépendance etc… En 1840-1860 lors des massacres sous les Ottomans, l’émigration, c’était chose simple: le courage et l’aventure sont dans nos gènes, j’ai oublié de noter qu’après ce périple de moins d’un an, je suis rentré avec plus de cinquante mille dollars en poche, et des œuvres éparpillées un peu partout dans le monde, pour me lancer dans d’autres voyages vers les Emirats, et Pays Arabes etc…

Madona la fille de Tannous, se préparait pour le voyage, et si les opportunités avaient été adéquates pour que Tannous émigre, et exploiter son génie ailleurs, il aurait était un Gulbenkian, un Rotchild, un Niarcos, ou Kennedy ou Onassis etc…

Tannous vivant en dehors de son temps était un pionnier, courageux, il était en permanence livré a de nouvelles découvertes, il aurait du être sur l’un des trois navires de Christophe Colomb. Mal compris de sa famille rebelle, mal compris de Badre la folle et un peu à l’écart de son environnement, lui qui avait de l’explosif dans le coffre de sa voiture en permanence. Il trouvait refuge chez moi; je le comprenais et je l’admirais, consciencieux et honnête, adroit et courageux.Un homme de cœur d’une rare fidélité, il rentrait chez nous même durant mon absence ou en voyage, il inspectait ce qui manquait, ce qui n’allait pas, il faisait son café et prenait le déjeuner, quelquefois il aidait les servantes ou donnait des ordres ou lisait dans la tasse de café ce que cache l’avenir à mon épouse, qui elle aussi prenait soin de sa famille et apprenait à sa fille à coudre ou à cuisiner… Badre, ce n’était pas la peine de lui enseigner elle était incapable de comprendre.

Il connaissait quelques grands noms anciens, médecins, guérisseurs ou Platon (Aphlaton) ce père du Christianisme, ce père de la pensée, Hanibal, Napoléon, Alexandre etc… Au fond il s’identifiait à tous les grands de l’humanité… Il me raconta un jour qu’il était dans un autobus durant les événements, et qu’un barrage de milices confessionnelles barra la route, les passagers apeurés étaient contraints de descendre à terre. Tannous en descendant, arracha les deux armes de deux miliciens et rugissant tel un lion, attaquant sans merci et avec courage, ordonna aux passagers de reprendre leur place et à l’autocar de reprendre sa direction. Quelle injustice m’a-t-il dit, nous étions dans une région chrétienne entre Byblos et Batroun. Les miliciens étaient chrétiens, les passagers multiconfessionnels, et des innocents. Il fallut faire des démarches pour convaincre Tannous de remettre les deux armes à leurs porteurs… M’accompagnant pour présenter les condoléances en un enterrement, il me fit comprendre que lui il aurait pu guérir le défunt: Je lui aurais donné un traitement miraculeux, je lui aurais fait comprendre que son état devait se soumettre à des opérations très dangereuses et que ses inventions, tisanes, herbes sont inutiles…et que toi Tannous tu n’es pas Dieu pour ressusciter les morts, tu as, je sais des recettes magiques mais pas miraculeuses. Il croyait en Dieu.

Il devait changer de résidence en permanence et il s’en allait de mal en pire, car il ne trouvait pas de locations pour recevoir ce ‘Noé’ avec son arche…

J’intervenais souvent pour l’aider, les voisins protestaient d’avoir en leur environnement des enfants bagarreurs, effrontés, mal élevés, brouillants, agressifs etc…

Il s’éloignait, chaque fois il déménageait. Deux de ses enfants ont appris et hérité le métier de leur père, tout en s’équipant de bulldozers, et tracteurs plus modernes. En sortant d’un supermarché il y deux semaines de ça, j’ai rencontré l’un de ses fils. Lui demandant comment allait Tannous, il m’a répondu qu’il était décédé et que les médecins à l’hôpital sont des assassins, des… Je lui ai demandé de se taire et que c’est la volonté de Dieu et toi tu dois t’occuper de Badre et de la famille. Le même jour j’ai demandé à ma fille médecin dans cet Hôpital de m’informer sur le décès de Tannous. Une tumeur des plus malignes l’avait terrassé et qu’elle, et les médecins s’étaient occupés pleinement de Tannous. Le Lendemain j’ai cherché pour trouver la nouvelle maison de Badre. Elle se trouve à quelques deux cents mètres de leur ancienne maison qu’ils avaient achetée et où ils stationnaient tout le matériel en attendant de construire ; ils ont loué un appartement au premier étage, une anarchie totale régnait en ce lieu, un caravane sérail. Hanan, Madona, Béchara et Badre étaient là. J’ai refusé de prendre le café, je leur ai dit que je vous aime tous comme du temps de Tannous. Vous pouvez compter sur mes aides. J’ai posé une question à Badre: comment tu as connu Tannous et tu t’es mariée avec lui; elle me répondit que Tannous faisait des excavations chez son frère, ce dernier proposa à Tannous : «Tu es célibataire, ma sœur aussi, qu’en dis-tu pour un mariage ?» et dans l’espace de quelque jours Tannous et Badre se sont mariés, amoureux ou pas peu importe ; ils ont eu une grande famille. Cela m’a rappelé une histoire ancienne du début du XXème siècle: chez mes beaux parents, il y avait un métayer, voulant se marier; lui, père, mère et famille ont été dans un village voisin demander une jeune fille agréable. Ils ont fixé la date du mariage et ils sont rentrés chez eux après un grand festin et une grande réception villageoise.

A la date prévue, la mariée, sur dos d’âne accompagnée par ses parents et tous les habitants de son village, était attendue par Charbel le marié, ses parents, amis et les villageois… Charbel observait de loin la caravane et à la tête sa fiancée en habit blanc.

Que s’est-il passé ? Dans la maison de la mariée, il y avait deux filles, une vieille fille assez laide et une plus jeune qui avait plu à Charbel. Les parents de la fille se sont dit: Nous marions la grande, Joséphine la plus jeune est belle, elle trouvera ultérieurement un fiancé. C’est Joséphine qu’on a parée et mise sur le dos de l’âne en sa robe blanche. Charbel devant le fait accompli s’est dit « peu importe, c’est pour le désherbage et la traite des bêtes et des champs, etc… cela ne fait rien, yalla je me marie. » Charbel le métayer que j’ai connu et à qui j’ai réalisé un très beau portrait, a eu 9 ou 10 filles et quatre garçons, plus de cent petits-enfants l’appellent grand-père, Joséphine je l’ai connue vieille, elle me racontait la merveilleuse vie qu’elle avait passée avec Charbel.

Que dire de Tannous ? Et de Badre ? Pourvu qu’elle ne perturbât pas son génie, Badre était valable, et Badre la préhistorienne de dire: «Tannous m’a été docile et merveilleux tant que je l’ai bien laissé dans son univers.»

Parler de Tannous et de Badre est un sujet nostalgique, ces deux êtres sont exceptionnels, uniques.

Joseph Matar
Tous droits réservés pour tous pays
© Copyright LebanonArt