Massacre d’un patrimoine – La baie

Dans le récit qui suit et qui fait partie des us et coutumes, traditions et âme de la nation… Je laisse parler une féerique baie, unique en cet Orient et en ce monde.

Une baie que j’ai chérie avec passion, une baie que j’ai connue encore vierge avant qu’elle ait été livrée à la prostitution de la modernité, livrée à la pollution, au vandalisme, à la corruption etc… c’était un lieu sacré et vivant, un être animé ; une âme qui porte son ‘moi’ son visage, sa musique, ses amitiés, ses habitudes, ses enfants… son espace et ses dimensions n’étaient pas terrestres, mais élevés vers le divin, un être supérieur, vivant…

Située à l’Est de la mer phénicienne, cette mer qui fut le terroir et l’ouvrière de l’éclosion de toutes les grandes civilisations, cette baie appartient à l’Asie, à l’Europe, et à l’Afrique, c’est-à-dire à l’ancien monde et à toute l’humanité.

Elle est terre et elle est eau, une étroite bande côtière en demi-cercle, accolée sur une chaîne de collines de 700 mètres de haut qui continue à s’élever pour atteindre Sannine, le fier, à 3000 mètres d’altitude. Pour atteindre ce haut sommet, il faut du bord de l’eau jusqu’à ce sommet, une journée de marche. En moins d’une heure, on peut atteindre Harissa, 700 mètres et leurs masses de dômes, de plateaux, de vues profondes sur la mer, de terrasses d’une rare et grande beauté…

Plusieurs points d’eau jaillissent sur ses pentes et dans ses vallées… la source de Hrache (les forêts) jaillit derrière Bkerké, dans la vallée où se niche un couvent école de religieuses recluses… et cette eau alimente et irrigue plusieurs agglomérations où l’agriculture est très prospère…

Une autre source, au nord de Harissa, Ain Waraka, où s’est érigé un autre couvent de moines, irrigue la côte Nord de la baie, sur la bande côtière se trouvent les dizaines de Norias creusées jadis à la main.

Les routes, telles que nous les concevons actuellement, n’existaient pas ; à peine une route non goudronnée héritée des routes romaines traversait la baie parallèlement au rivage. Une autre serpentait escaladant en zigzag la sainte colline. Une vallée verdoyante longeant le sud est, lieu de chasse mythologique, là poussaient des centaines d’espèces d’arbres (le caroubier, le chêne, les pins et cyprès, l’eucalyptus, le sycomore,… mimosa, les oliviers…) etc… dans le lit de la vallée coulait un torrent en hiver (fonte des neige et sources). Par endroit se voient toujours des arbres fruitiers : pommiers, orangers, bananiers, … et s’étirent des terrasses irriguées, transformées en jardins potagers.

Les maisons à tuiles rouges, presque inaperçues à travers la verdure, on pouvait les compter. Les petites agglomérations se trouvaient autour de l’église paroissiale, ou près des écoles. Une perspective d’anciennes maisons cerne toujours une partie de la baie. Celle-ci n’était pas encore peuplée malgré le grand nombre d’écoles qui s’y sont installées.

Les Frères, les moines, les missionnaires, les religieuses de la Sainte Famille, celles du Sacré-Cœur… etc… sans compter couvents et séminaires….

Le long de la côte, des touffes et des rangées de palmiers donnaient aux lieux un aspect de paradis. Le sable était propre ; on ne connaissait ni les résidus pétroliers ni les sacs en plastiques. Les pêcheurs par groupes de trois à sept rapiéçaient leurs filets pour les jeter le soir au large, avec une petite lumière pour attirer le poisson. De bon matin, c’était une entraide pour tirer les filets de la mer et ramener les barques à la côte. Les jours de tempête et d’orage, si l’un d’eux s’était hasardé loin sur les eaux, il y avait le regard de la Vierge, et les vœux confiants de ses enfants, implorant les saints et saintes de les ramener vivant. Les gens se rassemblaient nombreux sur la plage achetant le poisson frais, ce qui restait était vendu à domicile ; le poissonnier remplissait ses paniers de la pêche et allait parmi les maisons et les ruelles proposant sa marchandise aux bonnes femmes, qui tous les vendredis cuisinaient des lentilles et faisaient frire le poisson.

Je reconnais qu’après plus de quatre siècles d’occupation Ottomane, les gens étaient pauvres, la misère était un peu partout. Ce qui permettait aux gens d’être satisfaits, c’était l’amour, la sincérité, la charité, les bonnes intentions, l’agréable voisinage…

Jounieh était toute une famille, si le moindre incident causait le moindre dégât, toute la population était au courant et venait proposer son aide…

Les gens se rencontraient partout, à l’église, les places publiques, la plage, près des écoles, au marché… et l’on se connaissait les uns les autres. La monnaie en circulation c’était la devise Ottomane…

C’est après la rentrée des Alliés vers la fin de la première guerre mondiale que la baie a vu certains changements….

Au début c’était les communications, nécessaires pour les armées, une ligne de chemin de fer fut exécutée reliant Constantinople à Suez et à Damas longeant tout le littoral Libanais. Il fallait pour l’exécution une main d’œuvre. Des milliers d’ouvriers furent engagés ; tailleurs de pierres, maçons, forgerons, menuisiers et bucherons (car les rails étaient installés sur des troncs de bois qu’on coupait des forêts du Akkar) comptables, traducteurs, chauffeurs,… Et même des ‘boys’ (enfants) pour donner à boire dans le chantier, car l’été avec la chaleur, on en consomme trop.

Là tout le monde travaillait et s’entraidait. Une famille d’orphelins s’est vue soudainement dans une meilleure situation. Les rails passaient entre le collège des Frères et leur maison, le chantier où des dizaines d’ouvriers travaillaient engagèrent le plus petit employé, il s’appelait Zouzou et son travail consistait à faire une tournée avec ‘la cruche’ en terre cuite distribuant l’eau aux travailleurs, le petit avait à peine 5 ans, son frère plus âgé 10-12 ans, transportait des petites caisses de pierres, ou des branches de bois.

Passionnants étaient les samedis à midi, quand le trésorier venait payer, tout le monde restait en file, avec ce petit poucet qui ne savait même pas compter ses doigts. Mais l’organisation était telle que l’on donnait à l’ouvrier son dû en argent et des produits alimentaires : farine, sucre, boites etc….

La sœur de Zouzou venait l’aider pour porter ce fardeau. Une fois, à la maison, la famille était toute réunie autour de cette manne venue du ciel. Cette situation ne dura que trois ou quatre mois car les travaux prirent fin. Chacun reprit ses occupations, et le petit gavroche retourna à l’école.

C’était un signe du destin pour inciter les gens à travailler, sentir autrement la vie, et cela faisait partie de la politique des Alliés, afin que le monde sache que l’Occident Chrétien n’était pas la Turquie Ottomane.

Le chantier se déplaçait en direction de Beyrouth la Capitale… Après quelques mois les travaux prirent fin et Beyrouth était liée à Tripoli, la Syrie, la Turquie et l’Europe…

Pour nous petits et grands, c’était le nouveau monde lorsque la première locomotive traversa la baie trainant derrière elle plusieurs wagons qu’on comptait et admirait, on se mettait au bord du chemin de fer, sur un point élevé et l’on saluait les occupants des rames, c’était surtout des soldats qui étaient heureux, et nous lançaient par les fenêtres, du pain, toast, des boites de conserves, des boites de cigarettes, de biscuits etc… chaque acte avait son charme, tout était nouveau pour nous et enfants nous courrions derrière le train s’agrippant sur les marches en bois, pour nous transporter à la gare qui était à 1km de notre maison, ou l’on plaçait des clous assez long sur les rails même, qui sous les pression des roues étaient aplatis comme des lames de canif.

Le train soufflait, sifflait, et laissait une trainée de vapeur derrière lui.

Enfants, rentrant de l’école, on s’installait autour d’une petite table éclairée par une lampe à pétrole ou par une bougie afin d’écrire nos devoirs et étudier les leçons…

Une fois terminé, on dégageait tout pour se réunir à dîner sur la même table, chacun avait son assiette, en terre cuite, fabrication locale, l’aluminium n’était pas encore très connu et quelquefois, dans le même plateau chacun avait son coin, avec respect pour la part d’autrui, l’on voyait huit mains retirant leur bouchée à la fois, c’était une vraie communion en famille. Le luxe, la modernité… on n’en parlait pas, d’autres coutumes étaient en vigueur… la simplicité, la confiance, la charité, l’amour etc… si l’on avait une seule pomme, on se la partageait en sept ou en huit… toute la famille formait une seule entité.

La nuit, pas de veilleuse, mais la mèche de la lanterne était baissée au maximum, presque éteinte ; les autorités militaires, entre 1939 et 1945, la deuxième guerre mondiale, avaient conseillé de peindre les vitres en une couleur bleu foncé afin que l’aviation ennemie ne puisse détecter les localisations habitées. Après la fin de la guerre, une compagnie pour la production de l’énergie électrique a vu le jour ; l’usine était hydraulique : l’eau de la grotte de ‘Geita’ faisait tourner les turbines un grand projet pour la baie : on donna à chaque maison une lampe, puis on installa les compteurs, et une infrastructure pour éclairer certains coins dans les rues…

L’électroménager n’existait pas encore. Pour ce qui est radio, les récepteurs, étaient de grosses boites comme la moitié d’un frigidaire il fallait payer un abonnement de 10L.L. par ans. Le transistor n’existait pas non plus : beaucoup de bricoleurs, dont mon frère, montaient des postes à galènes dans le plus strict secret, car la police pouvait réquisitionner ces installations.

La compagnie des eaux, a vu le jour et l’eau potable de sources fut canalisée et distribuée dans les maisons… l’eau en surplus, était utilisée pour améliorer leur environnement, c’est-à-dire des espaces pour le potager, des allées de fleurs et de plantes aromatiques, roses, jasmin, basilique, marjolaine, œillet etc… surtout la propreté : si l’environnement est une partie du moi, pour les habitants de la baie, la propreté était sacro-sainte ; les mamans, envoyaient leur petits ramasser : papiers, cartons, herbes sèches… pour les brûler…. La municipalité n’avait pas encore un service pour les ‘déchets’… chaque maison traitait les déchets à sa manière, les poules consommaient ce qui leur était consacré ; les déchets solides, fer, zinc (boites) etc… des marchands venaient les ramasser pour recyclage, les ordures dégradables étaient collectées comme engrais.

Les balcons et les fenêtres étaient fleuris et gais : au printemps, les orangers émanaient leur parfum, l’eau de mer salée remplissait la poitrine des ‘promeneurs’ sur la côte, et sous la plus grande chaleur, l’été, on pouvait traverser la baie du nord au sud à l’ombre des arbres… les palmiers, les eucalyptus géants, les poivriers, les cyprès, les acacias, les saules pleureurs, abondaient… les rendez-vous se donnaient sous les arbres… un arbre avait son individualité, sa présence, son charme… l’on disait jusqu’aujourd’hui le quartier du ‘Caroubier’, le tournant des amandiers, la place du figuier, le terrain (de foot) des oliviers, l’allée des palmiers etc… a un tel point, pour être équitable envers cet autre moi qui est l’environnement, un coin s’appelait : ‘Olivo-figuier’, ‘Zouaitini’ car le lieu était dominé par deux présences un olivier et un figuier, ou le coin des ‘forêts’. L’on passait une journée entière avec les copains à étudier, jouer, déjeuner et on rentrait le soir à la maison.

L’évolution sociale était si lente, si harmonieuse si imperceptible !…

Autour de notre maison, les voisins étaient peu nombreux, l’on se voyait tous les jours et les braves femmes et commères se partageaient opinions et idées, conseils et aides, jusqu’à demander quelle plat cuisiner aujourd’hui et le quartier entier faisait la même nourriture le même jour. Souvent, on était invité les uns chez les autres ; la baie était une grande famille, une seule maison. Il se trouvait une poterie, non loin de la côte, où l’on fabriquait cruches, tasses, assiettes, jarres, pots et…. La terre glaise était pétrie et se trouvait en abondance ; le potier nous offrait de petits morceaux de cette matière plastique dans laquelle on laissait libre cours à nos rêveries : l’un modelait une figurine, chien, cheval, tortue, ou fleurs, fruits etc… c’était des découvertes pour nous…

Plus loin, une soufflerie de verres de toutes les couleurs, irisés, nacrées, nous enchantaient…. Quelle joie de voir le verre se transformer en ballon que le souffleur modelait à sa fantaisie…

Les forgerons, il y en avait des dizaines, forgerons et maréchal-ferrants. L’on s’arrêtait souvent bouche-bée à observer le fer rouge battu sur l’enclume et prenant forme diverse :
Le soc à labourer, les marteaux, pioches, pics et tous les instruments utilisés en agriculture et dans la construction. Aujourd’hui on ne trouve plus un seul forgeron dans la baie : il faut voyager à Tripoli à plus de 80km pour en trouver deux ou trois. Au bord de la côte, une ancienne maison en arcades où s’étaient installés des tisserands qui tissaient des tapis un peu grossiers et à bon marché. Les femmes cherchaient des restes de fils de toutes couleurs et épaisseurs. Le tisserand travaillait sur commande. Tous les métiers et artisanats avaient leur place, les menuisiers, les bûcherons, les étameurs, les soudeurs, les marteleurs, les cordonniers qui prenaient les mesures du pied et réalisaient des souliers, tout travail était entièrement manuel. Quand aux couturiers, il fallait passer plusieurs fois prendre des mesures et essayer c’était un événement, un costume ou des paires de souliers… La fabrication de ‘Tarbouches’, l’imprimerie, marchands de glaces et pâtissiers. Dans chaque quartier il y avait un four, une boulangerie… un moulin fonctionnant par le ‘mazout’ pour moudre blé et denrées. Beaucoup de gens achetaient le blé, le lavaient le séchaient, le nettoyaient et le livraient au moulin…

La farine était malaxée avec le levain et le lendemain, quand la pâte montait, les enfants aidaient leur mère à en faire de petites boules qu’on prenait sur un grand plateau à la boulangerie, là se trouvaient de femmes qui étalaient les boulettes et les livraient au boulanger, qui les mettait au four chauffé au bois. Oui, nous étions des écoliers mais aussi une main d’œuvre utile. Le petit Zouzou cité plus haut, travaillait tous les étés durant les vacances quand l’opportunité se présentait. Tantôt il aidait les pêcheurs à récolter le poisson ou à étendre leur filet, tantôt il aidait les voisins dans l’agriculture, désherber, cueillir, arroser ou à surveiller les compresseurs d’air lors des travaux de la centrale du Zouk, il faisait tous les jours deux à trois kilomètres à pied, et alimentait en eau froide les radiateurs des compresseurs…

Un été, il le passa non loin de sa maison chez un plombier, apprenant la soudure, nettoyant les lampes à pétrole et brûleurs etc…

La ville n’était pas riche et les gens non plus, on démarrait, tout était nouveau ; c’était l’aventure.

Le beau mois de mai, nous escaladions toute la montagne pour atteindre Harissa, le monument de Notre Dame, pour y passer toute une journée…

Le 24 juin, la fête de Saint Jean c’était l’ouverture de la saison balnéaire ; une grande fête était réalisée en mer et sur la plage ; le 14 septembre on ramassait du bois et des brindilles pour allumer un feu la nuit de la croix glorieuse… Noël, Pâques, Annonciation, Assomption etc… toutes les fêtes avaient leur place et leur charme.

Je me souviens encore lorsque j’étais de retour de Madrid en 1964, j’ai trouvé la clef dans la porte, une sécurité et une confiance régnaient, le vol, la peur, la méfiance… étaient ignorés, plus encore si je rentrais à la maison, et ne sachant quoi manger, je m’en allais dans la cuisine des voisins chercher ce qu’il faut ou ce que je trouve. On se partageait tous les dons du ciel et toutes les générosités de la nature…

Quant aux écoles, c’était un travail assez dur, l’étude était ouverte à 6 heures du matin, à 7 heures c’était la messe, 7h 30 à 8h un petit déjeuner et une récréation. Les cours commençaient à 8h jusqu’à 12h arrêt pour le déjeuner et la détente, le jeu, 13h 30 à 16h 30 la suite des cours, un repos de 30 minutes pour un goûter puis c’était l’étude du soir de 17h à 19h 30 ; on faisait les devoirs, étudiant les leçons, on lisait etc… pour se retrouver au réfectoire, pour le dîner à 19h 30, à 20h une petite récréation, et le sifflet du surveillant pour nous diriger au dortoir et se réveiller le lendemain à partir de 5h. Le jeudi après-midi c’était un temps de loisir géré par l’école, c’est-à-dire : sorties de tout genre, petite guerre, compétition au ballon etc… même le dimanche on devait venir à l’école pour des activités et pour une messe qui se terminait à 11h.

Durant les petites ou grandes vacances passait une personne phénoménale ayant sur le dos une grosse boîte où se trouvent 4 ouvertures dotées d’une lentille chacune c’était ‘la boîte aux merveilles’ un cinéma ambulant et muet, l’opérateur faisait passer une suite d’images sans mouvement et racontait leur aventure. Nous étions nombreux à nous rassembler autour de cette boîte magique.

Une fois l’an l’école engageait un prestidigitateur qui réalisait des tours nous étonnants, quelques fois les élèves préparaient et présentaient une pièce de théâtre…

De temps à autres les gitans passaient dans les rues et agglomérations présentant leurs services comme ‘voyantes’, lisant dans l’avenir et dans les mains etc…

Quand un groupe d’animateurs cherchait un film de cinéma, c’était un grand événement il fallait installer des rideaux, des chaises, des hauts parleurs etc…

L’école buissonnière était rare, car les Frères étaient sévères et disciplinés on ne pouvait pas désobéir ou s’aventurer loin. Zouzou le petit orphelin a grandi, maintenant durant les vacances, il travaille dans une imprimerie, dans la gravure, les photos, les clichés etc…

Les écoles n’étaient pas mixtes, durant les sorties, les cérémonies, les fêtes, filles et garçons se rencontraient, mais avec quelle politesse, on n’osait même pas se regarder de face.

On respectait autrui surtout les femmes et les filles. L’émancipation actuelle était inconcevable, les valeurs étaient sacro-sainte, un esprit chevaleresque régnait dans les relations, n’empêche, nous étions aussi des êtres humains dotés de sentiments de sensations, d’émotions etc… d’admiration, de compassion… une fille qui avait trouvé son admirateur, ‘son héros’, ce prince des rêves, était inondée de lettres d’amour… pour faire parvenir le message, nous utilisions nos sœurs qui faisaient la navette postale, un papier dans un livre ou caché dans les poches etc… c’était naïf, et on attendait des réponses, un amour pur idéal, une aventure de rêve…

On se rencontrait durant les feux de camps qu’on célébrait à la fin des vacances; c’était innocent, loin des mensonges. Quelquefois, on invitait tous nos copains de classe et mes sœurs invitaient leurs copines et autour d’un ‘tabboulé’ – party, on passait toute une après-midi. Les anniversaires, on ne les connaissait pas. C’était la fête du Saint Patron qu’on célébrait : par exemple la fête de Saint Joseph, de Saint Jean ; on se félicitait et fêtait à l’occasion.

L’esprit d’entre-aide était partout… on participait au nettoyage d’une ruelle, à planter des fleurs dans des places publiques… Jounieh nous appartenait, c’était notre grand foyer. Quand je parlais de ma ‘baie’ à Madrid, je n’avais pas encore vu Rio de Janeiro, Neuchâtel et autres ; de toute façon elle était une merveille en mon esprit, et c’était un autre moi. Le féerique dans la nature quand l’élément s’associe, à celui de la terre, en plus de la lumière céleste, le paysage se transforme en magie : à mes yeux la beauté de Jounieh se renouvelait à tout instant. Cela dura jusqu’à la fin des années 60. Jounieh commença à se détruire.

L’urbanisme barbare, les routes déchiraient ses flancs sans pitié, les blocs de ciment sans gout ni forme poussaient partout, les bananiers, les orangers, les vignes, les anonniers etc… se virent arrachés et la forêt mise à mort, condamnée, que d’incendies n’ont-ils pas ravagé la colline et le feu atteignait Harissa, au pied de Notre Dame. Une ruine totale et systématique. Le charme de ma ville vient de disparaître… Fils, poteaux électriques, téléphoniques, haute tension faisaient un labyrinthe, un mauvais décor. Les égoûts ou soi-disant, polluaient les routes, répandant une mauvaise odeur et remplaçant celles des bigaradiers. Les tuiles des maisons étaient arrachées pour gagner un ou deux étages supplémentaires…

Le sable piraté des plages était vendu dans les chantiers… la côte où ont poussé des dizaines de ‘plages’ artificielles a été polluée par le bitume et les déchets et s’est vue exploitée, les pêcheurs qui gagnaient leur pain sur la côte, ont fui les lieux : plus de poissons frais sinon importé d’ailleurs, des rochers arrachés à la montagne ont été jetés comme brises vagues pour protéger les habitations de la mer déchaînée. L’asphalte s’est répandu partout ; plus de zones vertes ; des embouteillages sur les routes, des bruits, des ordures etc… tout cela au nom du développement, de l’urbanisme d’une nouvelle société…

Jounieh, bourg chrétien où se trouvent des dizaines d’églises, a vu des centaines de ses occupants abandonner son espace. Le quartier Maameltein et Mina s’est transformé en des boites de nuits, casino, bars, cafés, dancings, stéréos et tous leur dérivés, centres soi-disant de massage, et de toutes libertés. Les quartiers encore conservés où l’on ne peut plus circuler : embouteillages, bruits, pollution, etc… plus d’espaces verts, une course vers la laideur la décadence. Je ne reconnais plus une seule personne en passant dans ses rues. Des milliers de magasins de commerce, de change, de supermarché. Jounieh a voulu s’étendre s’agrandir, la grenouille et le bœuf… Les maisons poussent de plus en plus haut sur le flanc de la montagne, des étrangers venus de partout envahir ses ressources, ses vrais habitants la voyant agoniser et ne pouvant rien faire, les uns se sont tus, les autres ont construit ailleurs et se sont retirés d’autres prient encore à l’ombre de Notre Dame du Liban espérant voir un miracle. Cette baie que j’ai chérie et que je chantais, je ne la reconnais plus comme le cèdre notre emblème a été prostitué au nom de la Nation, notre hymne national laisse certains refrains à ‘recycler’ pour être à l’ordre du jour, je préfère mon arbre, l’olivier dont je tire l’huile, l’olive et le savon, le caroubier qui me donne cette délicieuse et énergétique mélasse. Nous vivons une ère de mensonges, de falsification, de décadence, nous manquons de foi et de courage, nous n’osons pas appeler la vérité par son nom…

Joseph Matar
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