“Un surhomme ou le médecin architecte”

… C’était au début des années 50. Je cherchais, je tâtonnais partout, je testais des terrains sans issues, m’inscrivant dans presque tous les centres culturels de la capitale, les ateliers privés etc.… voulant de tout mon cœur apprendre, savoir, et sortir de l’ignorance jusqu’au jour où j’ai rencontré le grand artiste peintre Omar Onsi, qui en une seule séance me plaça sur la bonne piste et c’est de cette façon que j’ai commencé ma longue carrière artistique, et en bavardant avec Omar, j’ai compris l’important rôle de l’anatomie l’ostéologie et la myologie dans l’étude des formes ; et comment les recherches les plus sérieuses ont été réalisées par de grands artistes Léonard, Michel Ange et d’autres, et que l’anatomie est enseignée dans toutes les écoles des Beaux-Arts.

Un ami, me suggéra l’idée d’étudier cette matière à la Faculté Française de Médecine, l’unique Ecole où l’on peut disséquer et dessiner…

Le temps passait…

Et un beau matin, je me présentai à la F.F.M. de Beyrouth, …dans la grande salle de dissection. Des jeunes étudiants se trouvaient partout. En face de moi, un « croque-mort » ou presque aux lunettes très épaisses. C’était ‘Elias’, le gardien des lieux ; il empaillait un perroquet… je m’attardai l’observant travailler… il m’expliqua qu’il était le responsable des « Maccabées », que tout était conservé dans le formol et que chaque groupe d’élèves travaillait sur une table. Pour disséquer une main, on passe plus de 6 mois d’études et de recherches afin de la mieux connaître. C’était un autre monde. Elias était le maître de séans. Il avait tant travaillé sur les morts que la mort s’était incarnée dans tous ses traits et ses expressions…

« Vous êtes le bien venu, ici, mais il faut l’accord du Patron, le professeur de la matière, le docteur Farid Serhal ».

Sa clinique et son petit hôpital étaient en face de l’entrée principale de la Faculté. A peine deux minutes, je me présentais dans la petite salle d’attente de la clinique et entre deux consultations la secrétaire me donna un moment, juste pour le saluer.

J’entre, je salue, je vois devant moi un être athlétique, fier, hautain, on dirait qu’il vient de quitter l’école d’Athènes, tel un magistrat tenant un discours, dans une place près du Parthénon, et se livrant à un bain de foule et d’applaudissements.
Large front, le nez bien marqué, le teint foncé, un athlète brun, le regard hautain, les traits nobles, l’expression rassurante, le sourire interrogatif. « Je ne viens pas me faire soigner … je viens seulement vous saluer et avoir votre autorisation de pouvoir travailler dans la salle de dissection. Je désire étudier l’anatomie, je suis étudiant en Beaux-arts… » et ce fut le début d’une amitié qui dura toute sa vie. Je le croisais dans la Faculté, il m’accueillait, me souriait et me disait « Faites-vous voir… »

C’est ainsi que je pris l’habitude de passer souvent dans sa clinique, soir ou matin et on dialoguait… me posant des centaines de questions… « où j’en étais, où j’habitais, mes études, mes projets etc… »

Farid Serhal était une belle figure, sûre de lui, courageux, possédant toute la technique de sa carrière, tout son métier de chirurgien, capable, rapide, habile, maniant savamment le bistouri comme un poète sa plume. Une figure humaine, un cœur tendre, un esprit vif, dynamique, un être charitable. Le père des pauvres et des démunis, sa clinique était toujours archi-pleine, les gens venaient le consulter de partout.

Il me raconta, qu’il construisait une maison parmi des vergers, pommiers, arbres fruitiers dans un beau coin de Jezzine son fief.

Il me rendit une visite à Jounieh dans mon modeste atelier…

Entre nous deux se créa une amitié et un dialogue surtout; nous étions sur la même longueur d’onde.

Je rentrai un jour dans sa clinique, il dessinait un crâne, des maxillaires, des dents etc.

Il n’arrivait pas à résoudre le problème suivant : « comment faire pour montrer une vue antérieure ou postérieure des dents m’a-t-il demandé ? » C’est bien simple lui ai-je dit. J’ai dessiné une perspective ; deux droites et deux points de fuite et un autre tracé avec un seul point de fuite et j’ai installé les dents et les maxillaires… il sourit et reprit ce test tout seul. Il était heureux de connaître, de savoir, car on peut toujours apprendre d’un plus jeune que soi.

Dans la science, connaître c’est égaler… Sa clinique-hôpital en face de la Faculté de médecine est devenue mon pied à terre, j’y passais souvent ; le personnel m’accueillait toujours, sachant l’estime que le docteur avait pour moi, la maison de la rue Badaro m’était aussi familière, son bureau à la Faculté aussi. Sa clinique à Baabda dans l’hôpital gouvernemental m’était familière.

Dr. Farid Serhal divisait son temps si précieux entre ses étudiants qu’il aimait, ses malades qu’il soignait de tout son cœur, sa famille qu’il adorait, et enfin Dieu le Christ, ce Créateur qui par l’intelligence qu’Il nous donna a voulu nous élever à son rang divin c’est à dire participer à l’action divine dans la Création…

Le secteur dans lequel Farid Serhal manœuvrait était très petit mais très vaste, vaste comme le cosmos…

Maison, clinique, Faculté étaient situées dans un rayon d’à peine 1 kilomètre. J’arrivais toujours sans rendez-vous, j’avais carte blanche, je le trouvais méditant, ou se penchant sur ses recherches, ou feuilletant la presse, sirotant une tisane.

Farid Serhal ne dormait pas… ou très peu. A 2h du matin, ses opérations débutaient, à 5h 30 – 6h, tout le travail chirurgical était terminé…

Puis Dr. Farid, faisait triomphalement sa tournée, visitant tous ses patients. Quand à Jezzine son village natal, il m’en parlait souvent et fièrement. Il voulait que je visite son coin et observe ce qu’il faisait.

… Une demeure, une villa dans un langage plus moderne, dans sa propriété, au nord de Jezzine, où l’eau est abondante… de l’autre côté, le côté Sud, où les pentes sont plus arides et servent surtout à la culture de la vigne … il réalisa une cave pour l’arack et le vin.

Il me confia que dans les ‘Kroum’ il y avait sur une terrasse, un mur de 3x3m2 environ et qu’il eût aimé voir sur ce mur une peinture. « Qu’on lui fasse une couche de crépi ou de plâtre et je vous ferai quelque chose d’agréable » lui dis-je.

Je préparai dans mon atelier une étude où des fées, nues et voilées dansaient sous une perspective de ‘vignes’ ; j’avais appris du grand sculpteur Youssef El Houayek, une technique de fresque qu’il avait expérimentée et qui consiste à peindre avec des couleurs diluées dans le ‘White spirit’ sur un fond de plâtre. Le plâtre absorbe la couleur, ce qui donne une impression de fresque.

Je suis allé avec le docteur, un soir à Jezzine, à Ain Bou Najem. Le lendemain Dr. Farid a pris le chemin de Beyrouth, et moi, celui des Kroum, où j’ai travaillé durant deux ou trois jours réalisant une danse sous une vigne… j’étais servi par le personnel qui était en place … Revenant de Beyrouth, le docteur s’est placé devant cette peinture, tout gai, heureux, souriant…

Il croyait aux facultés créatives de l’homme, ce qui se traduit dans le langage scientifique par la découverte.

« Ici, je n’ai pas d’électricité, » m’a-t-il dit, « qu’en pensez-vous ? ». Une semaine plus tard, je demandai à mon frère qui se connaissait dans ce domaine, un générateur et la région fut éclairée.

Une région, rocheuse, pierreuse, où peuvent s’épanouir les dons d’un sculpteur… et pourquoi pas ceux d’un architecte ?

Il aurait voulu être ce sculpteur, fils de cette terre, et cette terre enfanta l’architecte–constructeur. Et la conversation continuait… je racontais, comme disait Montaigne. Quand à Farid Serhal, il voulait incarner ce sculpteur, cet architecte qui ordonnerait des formes vivantes dans son inconscient dans cette région de Kroum.

Il vivait son rêve, son problème, sa passion…

Le lundi matin, je rentrai avec le docteur à Beyrouth, puis à Jounieh… et c’est ainsi que notre amitié s’établit…

Je me souviens, encore du festival touristique agricole et vinicole etc. dans la ville de Roum, qui est voisine de Jezzine. On avait demandé au docteur d’y participer… il voulait à tout pris exposer sa production, les fruits de la terre lorsqu’elle est entre de bonnes mains. C’était Caïn, l’homme libre qui par le travail avait défié Dieu et avait voulu en être indépendant. Caïn refusait de faire paître toujours des troupeaux dans la propriété du Créateur et d’être son serf, le cas d’Abel… ce berger rêveur, poète, contemplatif.

Par l’acharnement, le travail, les nuits blanches, docteur Serhal a fait de Ain Bou Najem un Eden, un Paradis, il en était fier. J’ai participé à l’arrangement d’une remorque tirée par un tracteur où on a étalé les plus belles grappes de raisin, de grosses tomates délicieuses, des pommes de toutes les couleurs… des bouteilles de vin, d’arak, des paniers de fleurs etc…

Le défilé devait avoir lieu à Roum l’après-midi ; toute la région a participé à la fête. Des prix ont été attribués aux participants, dont Farid Serhal. Il voulait que ses récoltes soient les plus belles, les meilleures, il était heureux, gai, enthousiasmé… Il faisait partie cohérente avec sa région, ses fils, son ciel, ses ‘moi’ : c’est que le moi est ambiant, périphérique, l’environnement fait partie de nous même.

1958, la guerre civile… On pouvait circuler… la férocité et le crime n’avaient pas encore endurci les cœurs comme lors des derniers évènements… On se méfiait de certains quartiers…

59, 60, 61… n’ont fait que renforcer notre amitié et notre compréhension…En 61 j’ai du m’absenter du Liban poursuivant les études universitaires à Madrid… Une longue absence 1961-62-63. On s’écrivait… pour se donner des nouvelles… De retour à Beyrouth début 64, notre amitié reprit de plus belle. J’avais fait deux ans d’études anatomiques morphologiques à l’Université de Madrid… et un matin il me raconta que de la cave des Kroum il ne restait rien et qu’un autre projet de construction grandiose, et de formes nouvelles serait projeté dans cet espace exprimant ses ambitions.

Il m’écoutait, et attachait de l’importance à tout ce que je lui disais, comme un élève… et il tenait à savoir mon opinion… la peinture, le dessin sont liées très intimement à la sculpture… car dans ces deux moyens d’expression on étudie la forme, les proportions, les détails… la composition…

L’architecture et la sculpture sont des formes projetées dans l’espace. La sculpture est liée aux corps humains par la forme un corps se mouvant sur un rythme : la musique.

L’architecture, du point de vue forme, est intimement liée à la sculpture, d’un côté et à la danse de l’autre, à l’être humain, car l’architecture est le seul art pénétrable par l’être humain. L’architecture est conçue pour l’être humain. Les proportions dans l’architecture sont intimement liées au corps humain. L’être humain en mouvement, qui marche, qui danse etc.

Je regardais ses yeux, son expression… il était très heureux, il avait trouvé la solution au problème.

Cette région de ‘Kroum’ pierreuse, rocheuse… où j’ai passé plusieurs nuits, était le rêve, le souci, l’attraction du docteur. En arrivant à Jezzine, avant d’aller à Ain Bou Najem, sa maison, il passait par les Kroum pour me voir et me prendre avec lui. Nous dialoguions. « Qu’en dis-tu ? » Je dis que cette région, avec ses pierres, ses rochers, sa nature, est apte à éveiller les sentiments d’un sculpteur qui aime la forme, et la pierre.

Je pensais à son fils, le plus jeune, actuellement médecin cardiologue… il me répondit : « Eveiller l’instinct d’un sculpteur et pourquoi pas d’un architecte. L’architecte qui ordonne, qui construit qui élève les formes avec la pierre… ». Ses idées, son désir, sa volonté, ses ambitions… seront réalisés.

A la demande et à l’insistance du docteur Farid, j’ai revisité Jezzine cette fois avec un ancien maître maçon, un as dans les ‘voûtes’, afin de profiter de sa grande expérience. J’ai rencontré plusieurs tailleurs de pierre, travaillant, sculptant etc.
Je passais chez docteur Serhal… comme le vent…

Un matin à Badaro, je l’ai vu entre livres et encyclopédies, de gros volumes… l’art Romain, Grec, Arabe, Byzantin etc. …

Il se retrouvait dans sa nouvelle forme d’expression… comme dans l’anatomie qui fut sa passion… les chapiteaux, les façades, les colonnes, les voûtes furent une plus grande passion … il aimait ce qu’il faisait… comme il chérissait ses élèves … ses enfants.

De la fresque peinte, il ne restait rien. « Dessine moi le caducée, les signes du zodiac, etc ». Je mis à sa disposition une de mes élèves à l’U.L., l’Ecole de Beaux-arts.

Je rentrai dans sa clinique un jour. Je le trouvai très occupé, préparant un article sur le ‘Duodénum’. « C’est pour l’encyclopédie de Fouad Ephrem El Boustani » me dit-il. « Dessine moi un schéma du Duodénum pour illustrer l’article… ». Ce qui fut réalisé.

Une autre fois, j’étais passé le voir un peu tard dans la soirée, vers les 7h. « Pourquoi tu es si en retard aujourd’hui »? Je lui dis que j’étais chez Omar Onsi, c’était en novembre, 68, et qu’il était gravement malade.

« Comment ? Nous irons le voir immédiatement : un si grand artiste, en plus c’est ton ami ». Et nous avons été dans ma Peugeot 404 à l’époque et nous étions chez les Onsi vers 8h-8h 30 à Tellet el Khayat.

Omar devait être opéré et il ne survécut pas longtemps à son opération : atteint d’une métastase cancéreuse.

Docteur Farid vivait le Sermon d’Hippocrate. Ce n’était pas seulement la photocopie illustrée et encadrée, exposée dans sa clinique pour que les malades, ennuyés la lisent dans les salles d’attente etc. Ce geste d’un soir du docteur Farid m’a attesté la hauteur de son amitié noble, humaine, désintéressée,…

Note: j’ai su plus tard que nous avions eu la même première formation chez les Frères Maristes. Les Serhal à Saïda et moi à Jounieh, il leur en fut toujours redevable et reconnaissant comme moi.

Une autre visite à Jezzine où les travaux avançaient. Le docteur était partout … s’occupait du moindre détail… Il m’expliquait … et voulait savoir ce que j’en pensais. A sa demande, je lui écrivis une fois quelques pages qui doivent être dans ses archives…

Une grande réception fut donnée… Charles Hélou le Président de la République, était l’invité d’honneur… Il y avait beaucoup de gens. Dr. Farid tenait à ce que je sois présent, un monde fou était présent … et la générosité du Dr. était exceptionnelle…

Je trouvai la route de Jezzine très proche… Cette journée à Jezzine fut inoubliable. On ne se téléphonait que rarement puisque chaque deux ou trois jours, je devais le voir.

Le Dr. Serhal s’était absenté pour quelque temps, à Paris. Il rentra avec une agrégation… un titre de professeur qu’il méritait…

Et la leçon inaugurale, pour quand ? C’est à moi qu’il fit appel. La leçon était divisée en trois parties… son enfance, ses professeurs, ses élèves… « Je désire parler du nerf facial » m’a-t-il dit, « je désire avoir la meilleure documentation ». Il envoya, dans mon atelier à Jounieh, deux étudiants en médecine, afin de m’aider. J’avais préparé une 40aine de cartons de 100x73cm, et durant deux jours, j’ai dessiné, schémas et expressions, les muscles de la figure commandés par le nerf facial, une multitude d’expressions, …

« Je donnerai la leçon une première fois devant toi, tu me diras ce que tu en penses ». Ce qui fut fait : je me suis installé seul dans l’amphithéâtre de la Faculté et le docteur était sur la scène. La leçon débuta. « Arrêtez ! Reprenez : prononcez pleinement le eur, le r, une meilleure liaison… plus lentement…etc ». J’écoutais, j’observais le moindre mouvement, accent, je l’arrêtais pour reprendre etc.

« J’ai invité Raymond et Pierre Eddé » m’a-t-il dit, « leurs places sont au premier rang ». Et le jour J., ce fut une grande manifestation à la Faculté en la rue de Damas. Pour un docteur si populaire … des supporters, des admirateurs venus de toutes parts… des autobus pleins des gens de Jezzine, … Une journée inoubliable, des danses folkloriques dans la place de la Faculté.

Vint le jour du baptême de Marina. Saïd Akl, le grand poète était le parrain. Dr. Farid, Dr. Philippe et leurs épouses, Maître Fouad et Mme Eva et un grand nombre d’amis étaient présents, et beaucoup d’autres pour un dîner à Jounieh.

« Accompagne-moi à Basta –Bourj Abou Haidar, je vais te montrer des toiles : les quatre saisons… » m’a-t-il dit.

Il était très heureux de les acquérir lui qui vivait pleinement à Jezzine les quatre saisons…

…et les narguilés, et les lustres, et les meubles anciens et un tas d’antiquités… cela afin de pouvoir meubler sa grande œuvre des ‘Kroum’.

… « De toute urgence, passe me voir » m’a-t-il dit au téléphone… « j’ai un problème relatif à l’inscription de Pierre et Paul. Chez les Jésuites ils ne sont plus admis. Ils faisaient leur bac… et étaient dans les classes terminales. »

Je lui ai dit de me rejoindre à l’U.S.E. à Kaslik où j’enseignais. Et le directeur du secondaire du séminaire était mon ami : c’était l’abbé Paul Naaman à qui j’ai demandé d’admettre parmi les séminaristes deux étudiants aussi chers à mon cœur que mes enfants, et c’est ce qui fut réalisé. A peine le Dr. Farid arriva au séminaire, Pierre et Paul étaient parmi les étudiants et ils réussirent dans leurs études, et plus tard dans la médecine.

Il me confia une fois, qu’on lui a proposé un très beau salon antique, de plus de dix pièces, il ne savait où le placer et aux Kroum c’était encore un chantier et il en avait grand besoin pour meubler un coin du palais…

« Nous le mettrons dans la salle de lecture qui est spacieuse et annexe à la bibliothèque du séminaire à Kaslik ». Il trouva l’idée excellente, surtout Pierre et Paul y étaient.

A l’USE Kaslik, les braves moines ne me refusaient aucune demande et le révérend abbé Paul Naaman a très bien admis la suggestion. Ce salon, bleu, vert, algue marine fut hébergé à Kaslik durant quelques années avant d’être retapé, renouvelé et transporté ailleurs. Je déduis que docteur Farid n’était pas accapareur ni égoïste et ce qu’il possédait il pouvait le mettre au service d’autrui.

….Et le temps passait, et les élections de 1972 approchaient, Maroun Kanaan, son oncle et le leader de la région était très vieux ou décédé, je ne me souviens plus. Le docteur me fit savoir qu’il pensait se présenter aux prochaines élections à la place de son oncle : « Je désire m’a-t-il dit que tu demandes au Amid du Bloc National. son opinion. » Le lendemain, j’étais dans le bureau du Amid, rue des Banques. La situation commençait à se détériorer après l’accord du Caire. J’ai raconté au Amid, mon ami et mon collègue au Bloc National, ce que pensait faire le dr. Farid Serhal. Il répondit : « Dis à ton ami, cher Joseph, que le métier de député devient un métier de voyous dans ce pays et un si grand chirurgien, tel notre ami Farid Serhal que j’aime et que j’estime, lui, cet honnête homme, propre, capable, savant, etc… qu’il ne pense plus à cela. »

Je suis revenu voir dr. Serhal et je lui ai communiqué intégralement ce que Raymond Eddé pensait. Pour dr. Farid, le médecin, l’architecte, la place était vacante et elle tenait à être reprise par les Kanaan ou leurs proches. Il sentait qu’il n’avait pas le choix. Bref, dr. Farid a été élu dans un Parlement qui a vécu plus de 20 ans. Dr. Farid était médecin, architecte… était-il politicien avisé? Homme d’Etat visionnaire ? etc… je ne le pense pas… lui qui était si honnête, si patriotique, si aimable, si bon….

Je revois dr. Farid feuilletant les journaux dans sa maison à Badaro le matin et me posant un tas de questions.

On était toujours sur la même longueur d’ondes…

C’était un député qui eut toujours la conscience tranquille, ce qui n’est toujours pas le cas au Liban. Et la situation empira jusqu’en avril 75… et les débuts des événements meurtriers que l’on sait. Les communications devenaient plus difficiles, les bombardements… la peur, les menaces. Et le docteur se dirigeait chaque semaine vers son fief du sud défiant tous les dangers… cela, pour être près de ses partisans.

En 78-79, il me demanda de venir l’accompagner à Jezzine et rentrer le lendemain… nous nous sommes dirigés directement vers son œuvre : le palais. Mais qu’est-ce que je vois : tout ce qui avait été construit était devenu l’aile gauche du palais, une nouvelle entrée, un grand portail central et une nouvelle structure à droite. Le spectacle était grandiose… c’est que Farid Serhal voyait grand.

Haussman à Paris n’a pas vu plus grand que Farid Serhal à Jezzine.
Ou le docteur Albert Schweitzer, ce musicologue, ce médecin, visionnaire, humaniste, philosophe, qui dirigeant lui-même toutes les constructions de son hôpital au Gabon, afin de soulager, aider, et civiliser ses frères de couleur en Afrique.

Les hommes légendaires, disent leur mot, et s’en vont, tel saint Jean le Baptiste qui criait dans le désert et dont l’écho de sa voix nous parvient après deux mille ans, et deviennent eux-mêmes une légende. C’est ainsi que les histoires commencent : Il était une fois un jeune enfant de Jezzine qui s’appelait Farid et qui partait à l’école comme les autres enfants du village etc…

J’étais vraiment impressionné par l’ensemble, un édifice d’une masse imposante, aux formes agréables et homogènes, une place spacieuse devant l’entrée. Ce n’était plus le travail d’un amateur, mais d’un professionnel qui voit loin. Le médecin chirurgien était habité par l’esprit d’un architecte obstiné d’une grande volonté qui ne s’arrête devant aucune difficulté. Il ordonnait aux sculpteurs et tailleurs de pierres d’activer au maximum leur énergie, les formes s’érigeaient petit à petit dans le paysage et dans l’esprit et le cœur de Farid Serhal.

« Cette région deviendra un jour un grand centre de tourisme, je veux en faire une légende ». On passa cette nuit dans la maison-clinique située au centre même du village. Le lendemain, nous étions à Beyrouth,… et le temps passait, avec ses évènements meurtriers.

Une nuit de novembre 75 vers 10h de la nuit, le téléphone sonna : c’était dr. Farid qui était au bout du fil. Il me dit qu’ « il arrivait avec un grand camion transportant ses tapis et collections… il fallait trouver une place… les bombardements devenaient intenses »… ma maison à Jounieh est spacieuse… j’ai commencé immédiatement à vider la salle à manger et une autre chambre… vers 2h-3h du matin, j’attendais encore, enfin ils arrivent, le docteur et trois ouvriers qui commencent à décharger la cargaison et remplir la salle à manger jusqu’au plafond. Le lendemain, j’ai préparé un espace dans le sous-sol afin que les tapis soient en sécurité. J’ai pulvérisé et rempli le lieu de toxiques anti-rats, et insecticides etc. j’ai demandé à un forgeron de renforcer les portes du dépôt. Bref, après quelques jours, j’ai tout rangé sous le regard du docteur : tapis, caisses de narguilés etc. dans le sous-sol. Durant toute cette période j’ai surveillé la périphérie de la maison deux fois la nuit, ou lorsque j’entendais le moindre bruit, car je craignais le vol et les terroristes des partis politiques locaux. Le docteur venait de temps à autre nous visiter dans ce salon si nostalgique grand et haut de la maison à Jounieh. Il me quittait pour visiter mon voisin l’émir Abdallah Chehab dont l’épouse est originaire de Jezzine.

Il avait toujours la nostalgie de Jezzine, des Kroum, où se trouve son œuvre… il craignait des actes terroristes ou militaires contre son Palais.

Un jour, lui, député du Liban-Sud, était en panne d’essence, et il devait circuler. J’ai été chez un des ‘leaders des rues locaux’ et je lui ai demandé de l’essence. Chose faite, il me donna un bon pour 4 ou 5 gallons. Il passa une autre fois me demandant de l’accompagner dans un bon restaurant de mon choix. Je choisis La Crêperie : « Je dois donner une invitation pour un neveu ou nièce qui sont fiancés et qui doivent se marier ».

La Crêperie lui a plu, nous avons discuté le menu, le prix, le service, et la date.

Durant les événements sa clinique a été désertée, bombardée, volée.

Je n’ai plus été à Beyrouth. C’est lui qui venait me voir. D’ailleurs Maître Fouad, dr. Philippe et autres habitaient Kaslik et Jounieh. Je pouvais le contacter chez Mme Eva ou Dr. Philippe.

… Les ans se succédaient, et voilà Taëf et les accords conclus…

Lui, l’homme de principe, l’ami des Eddé, était loin de tous ces compromis et accords piégés. La souveraineté du Liban est sacro sainte, on n’y touche pas. Il était sur la même ligne que le Bloc National. sans en être membre, il était convaincu de la juste position du Amid.

… et pour une déclaration ou prise de position… qui pouvait gêner le jeu des comploteurs, ou pour savoir et oser déclarer… car ‘ignorer’ était un moyen de se protéger… ou pour sa conviction d’une vérité… car mieux vaut se taire, et protéger sa tête… pour de pareilles justifications Farid Serhal fut enlevé et mis en surveillance obligatoire, c’est à dire séquestré et privé de sa liberté, cette liberté qui lui était si chère. Sa prison était à l’ouest de Beyrouth dans un hôtel ou quelque part. Je laisse à l’histoire et aux historiens le soin de révéler la vraie histoire du Liban et des évènements, qui mettront ce rapt en lumière. Je m’imagine quel chagrin cela lui a causé, loin de sa famille, son épouse, ses enfants, ses partisans et amis. Loin de son œuvre dans les Kroum de Jezzine. Lui député de la nation, prisonnier par des milices ou leur semblables, et cela dans son propre pays.

Liberté confisquée, téléphones contrôlés, etc… cela le mina ; lui qui soulageait tous les souffrants, malades, malheureux, il ne trouvait personne pour le soigner, l’aider.

Je téléphonai à son épouse Mme Lili pour lui dire que je l’aimais bien et qu’il fallait attendre et espérer, et que le complot contre le Liban était manœuvré de l’extérieur, par des pays frères et amis.

Je me souviens encore qu’à la fin du mandat du Président Elias Sarkis… durant une conversation le dr. Serhal me confia : « en cas ou un véto est mis contre Raymond Eddé, y a-t-il autre que lui dans ce Parlement, un être patriotique, honnête, capable, propre et courageux etc ?… cher Joseph, dis cela aux moines, à l’abbé Paul Naaman, et aux forces en places (les Forces Libanaises et phalangistes durant ce temps), afin qu’ils me soutiennent ». C’est ce que je fis. Pourtant j’étais convaincu que l’ordre et le choix se déciderait en dehors du Liban. Chez l’abbé Naaman, je rencontrai Béchir Gemayel, qui en bon idéaliste dit : « mon candidat c’est Raymond Eddé. » Mais Raymond Eddé fut mis à l’index et le choix fut Béchir Gemayel.

Je parlai à l’abbé Paul Naaman, qui estimait et aimait Farid Serhal… son opinion était comme la mienne : la cuisine présidentielle n’était pas en nos mains et que, peut être, dans cette cuisine, les ténors ne voulaient pas un homme de principe, un héros, un nationaliste etc…. mais un fonctionnaire qui obéit et exécute.

Et un président a été assassiné : Béchir. Un autre l’a remplacé, c’était son frère… et le pays a été encore plus meurtri par les barbares évènements.

Puis un troisième fut élu qui était mon grand ami, et qui à son tour fut assassiné ! c’était le président René Mawad, qui estimait docteur Farid Serhal. Il était un fin connaisseur et collectionneur de peinture…

Un quatrième le remplaça. Le pays commença dès lors à être victime d’une lourde dette par milliards de dollars.

Il ne fallait pas des présidents héros. Le vrai caractère des Libanais a été incarné ou résumé dans l’image du ‘chevrier’. Oui, tout vrai Libanais doit commencer par être un bon chevrier. Moi aussi je le suis sans avoir un troupeau. Le dr. Serhal en plus d’être chevrier, avait un vrai troupeau en chair, os et poils. Nous les attendions le soir rentrer du côté de Ain Bou Najem. Il se plaçait sur leur chemin, venant se désaltérer le soir après une longue journée de pâture… le docteur posait des questions à son berger.

« J’ai grand besoin de ce troupeau, son engrais est indispensable pour mes cultures, le lait pour la maison, le fromage délicieux, le labneh etc… ».

La chèvre est l’animal favori de nos montagnes. Souple, résistante, dynamique, facile à nourrir. L’armée en a fait un symbole pour l’un de ses bataillons.

Mais voyons au fond quels sont les qualités et caractères du chevrier. Le chevrier est un nomade qui court du matin au soir dans la nature, la terre d’autrui, du bon Dieu, rêvant, méditant comme les prophètes, observant le moindre détail, un poète. Il s’y connaît en météo, dans l’élevage, il accouche et soigne les petits chevreaux. Il s’y connaît en ‘herbes’, les racines, les feuilles, en médecine en orthopédie, il soigne plaies et fractures, pieds foulés, fémurs cassés, il taille les arbres et les greffe…etc…

Emplâtreur car en apprenant à soigner les chèvres, il a appris à soigner l’homme. Restaurateur, industriel et fabricant, il savait transformer son lait en beurre, fromage etc…

Négociant, marchand, vendeur, il sait et doit vendre ses produits laitiers, viandes, peaux, laines. Expert en cadastre et lotissement, c’est le seul qui connaît dans chaque village les limites des terrains privés ou publics. Météorologiste et astrologue, il observe la lune, et tous les changements climatiques. Excellent lanceur de pierres, il sait se défendre et il sait comment attaquer et défendre ses enfants et sa terre à laquelle il est trop attaché, c’est son unique ressource. Oreille musicale… il s’y connaît en chanson et musique : son instrument s’appelle le ‘enaize’ dérivé du mot ‘anzé’, chèvre, c’est une flûte fabriquée avec des roseaux. Une autre à double roseaux s’appelle le ‘mijwez’. Il se connaît en droit et l’on dit que les magistrats se méfient surtout du chevrier qui est un fin diplomate…etc… Il distingue l’individu, la caractéristique de chaque membre du troupeau, et aux plus représentatifs il donnait un nom, quand au bouc, il le parait de clochette et d’anneaux coloré etc…

Excellent boucher, bâtisseur de murs,…c’est lui qui construit les murs qui s’écroulent sous les pieds des chèvres. Bûcheron, sachant fabriquer le charbon, couper le bois. Il s’y connaît en arithmétique et sait compter son troupeau, et son argent. Et que de choses !… un homme polyvalent, l’exemple des anciens Libanais habitants de la montagne etc…

Les chrétiens du Liban, et dans leur tradition, ils égorgeaient un bouc, une chèvre ou un mouton la semaine qui précède juste le carême (le carnaval) et qu’on appelle ici le ‘marfa’a ‘ et l’on consommait de la viande ce que l’on voulait ce qui en restait était cuit dans du lard et du sel puis conservé en provision durant plusieurs semaines car durant le carême et la semaine sainte beaucoup de chrétiens ne goûtaient à aucun plat carné et survivaient en consommant, graines, légumes, olives et fruits. Le jeudi de la semaine du carnaval s’appelait et s’appelle encore le jeudi des ivrognes. Ces libanais de la montagne étaient de saints hommes. D’ailleurs le Liban a donné les trois plus grands saints du XXème siècle :Saint Charbel, Saint Hardini et Sainte Rafka ou Rebecca.

Trop de choses à dire du chevrier que je ne peux résumer, et en faire l’apologie serait très long.

Et le temps passait.

Et la guerre s’est terminée, et le docteur s’était libéré après une longue réclusion. Un après midi, ma sœur m’appela me demandant si j’avais écouté la triste nouvelle : Le décès de mon ami dr. Serhal… Car tout le monde savait que nous étions des amis. Le coup fut dur et bouleversant. Les condoléances eurent lieu entre Beyrouth et Jezzine. Dr. Farid n’était plus.

Une très belle page d’une sincère amitié était tournée.

Une année ou deux plus tard, j’ai passé saluer Mme Lili, puis dr. Pierre son fils aîné, avec qui j’étais toujours en relation. Il passa une soirée à Eddé avec sa fiancée et durant tout le temps, on ne fit que revivre les souvenirs du regretté docteur.

Je revis en souvenir les beaux moments passés entre Jezzine, Jounieh, et Beyrouth avec toute la famille Serhal. Je me souviens qu’il venait avec sa chère épouse, assister à toutes mes expositions, il appréciait la beauté, la culture, la création.

Il est difficile de remonter dans la mémoire à plus de 50 ans.

La Providence a voulu que je retrouve Camille, le docteur le plus jeune de ses frères par l’intermédiaire d’un ancien élève que j’aime Akram Safa. Entre-temps j’ai revisité le ‘palais’ à deux reprises venant du sud en 1998 et de Machghara en 2000…

Une récente invitation par Camille m’a fait revivre le beau temps d’autrefois car j’ai passé plus de 5 heures à l’intérieur du ‘palais’ et dans sa périphérie, visitant le caveau d’un ami si cher…

L’œuvre est là… questionnez la pierre et elle répondra quel glorieux personnage était Farid Serhal.

Tous droits de reproductions d’impressions… sont réservés à Mme Lili Farid Serhal et à l’auteur.

Joseph Matar
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