Histoire de Palettes

C’était il y a soixante ans!

C’était le début d’une histoire, mon histoire avec les palettes.

Au commencement elle était une pièce en bois de formes variées, un bois (contre plaqué) inanimé, pour évoluer et devenir avec le temps, et avec l’âge une partie essentielle de mon âme et de mon existence.

Retraçant un peu les faits et leur évolution. J’avais une dizaine d’années ou presque et voulant colorier… comme je voyais dans les livres, on utilisait une surface de bois qu’on appelle toujours palette (le nom n’a pas changé, mais ce sont les formes, le contenu, les parties, les symboles, le jeu etc…). J’ai trouvé dans les débarras de la maison à Jounieh un couvercle de caisse, c’était l’idéal, j’ai esquissé dessus une forme ovoïde, je l’ai sciée, trouant au bord un petit espace pour le pouce de ma main…

J’ai distribué tout au tour des pigments de couleurs différentes (c’était en poudre) j’ai utilisé un petit récipient pour l’huile et l’essence faisant l’affaire du godet.

C’était la première palette sur laquelle je mélangeais naïvement les couleurs…

L’homme préhistorique, celui des cavernes n’était-il pas plus ingénu? Ce qui compte c’est l’œuvre, ce qui compte ce n’est pas la forme de la bouteille, mais le contenu et la qualité de l’ivresse.

Ce n’est pas la palette seule qui est était artisanale et individuelle… les pinceaux aussi et presque tout le matériel d’un débutant était self made : moi-même. J’ai découpé d’autres palettes, plus ou moins rondes, ovales, étirées etc… jusqu’au jour où j’ai connu des artistes de profession, le jour où j’ai fréquenté les premiers ateliers et académies.

Georges Corm disait que son père David utilisait une palette presque deux fois la paume de la main (petite, contenant peu de couleurs, comparativement aux palettes d’aujourd’hui) et il réalisait ses grandes œuvres… Omar Onsi utilisait une palette rectangulaire mais pour sa fantaisie il avait exécuté une palette où la forme presque d’un croissant, grande, où il a appliqué les divines proportions, les clefs d’harmonie, même avec la répartition des teintes sur cet espace. Des dizaines de palettes ont vu le jour avant d’opter pour la forme rectangulaire actuelle et où les couleurs sont disposées en commençant par les jaunes, rouges, bleus… et les blancs de côté non loin du godet. Ces dernières étaient exécutées par dizaines chez un menuisier (car j’ai souvent offert des palettes pour des étudiants comme moi et des élèves…)

Rachid Wehbé artiste libanais aussi aimait toujours nettoyer sa palette et la conserver propre quitte à jeter toutes les couleurs qui y étaient. Quant à moi qui peignais tous les jours, je trouvais dommage de gaspiller de l’argent et de renouveler les couleurs sur cette petite superficie de jeu poétique. Sur les deux bords où se trouvent et se renouvellent les teintes toutes propres et vierges sortant des tubes, je n’y touchais pas. L’autre espace des mélanges était nettoyé après chaque séance de travail. Ce qui fait, les couleurs s’épaississaient sur les bords et la palette devenait lourde j’étais contraint alors de changer ce morceau de bois qui ne me dirait rien et ne me coûtait rien.

Mais les souvenirs, la nostalgie, les événements, et tout ce qui s’éveillait en moi à la vue de l’une ou l’autre palette créa en moi le sentiment, l’attachement à ces objets inanimés, qui ont une âme, reflètent mes ‘moi’ les plus profonds. Je sentais que la palette est un être d’une grande intimité qui vit à mes côtés avec qui je dialogue, je peine, je me réjouis et que toutes ces palettes sont une partie inséparables de l’œuvre… je sentais que la circulation de mon sang circule aussi sur la palette et que le rythme de ma respiration, mon haleine, le battement de mon cœur faisait frémir ma palette et que mes sentiments, mon amour, mes sensations, mes idées, mes communications etc… devaient transiter par ma palette, c’est une autre surface blanche à remplir, dans laquelle je m’aventure, je découvre tous les nouveaux mondes, toutes les saisons de mon cœur, les horizons lointains sans frontières, le cosmos, enfin l’amour et Dieu.
Chaque période a ses palettes, et quelquefois certaines grandes œuvres sur lesquelles j’ai trop travaillé ont laissé leurs traces sur l’une des palettes.

A mon actif, il y a les palettes primitives, celles réalisées avant mes études… il y a les palettes de débutant… les palettes d’Espagne, de Madrid… les palettes de France 1961-63-73-75-76…92…2001… lors de chaque voyage et qui sont nombreuses. Paris, Cannes, Lyon, etc… les palettes de Kuweit, du Brésil, Sao Paolo, Rio,… et toutes celles réalisées avec les œuvres au Liban. La palette elle aussi est une œuvre qui a ses propres dimensions.

Quant aux thèmes et sujets ils sont nombreux, je cite par exemple :

L’annonciation, les motifs nationaux, le Baptême, les nues, les paysages et maisons, les triptyques, les portraits, les fleurs,… les natures mortes, compositions…

Les palettes forment une merveilleuse rétrospective aussi caractéristique que les œuvres…

D’un objet matériel quelconque la palette s’est métamorphosée en être plein de vie, de sentiment, d’amour, un être inséparable.

Joseph Matar